La communication originale, en anglais, sera publiée dans IFLA Journal.
La a technologie de l'information est déjà en train de changer nos vies de différentes manières. Quelques unes sont souhaitables. Grâce à elle, les communications entre les hommes, et en fait de nombreuses activités les amenant à travailler ensemble, sont indépendantes de la distance, si bien que les grandes conurbations et entreprises industrielles, avec tous les problèmes, deviennent inutiles. Elle nous évite beaucoup de travail pénible, sale et répétitif, à la fois physique et intellectuel. Elle nous donne plus de contrôle sur l'environnement naturel et social. En même temps, la technique ouvre de nouvelles possibilités à l'intelligence humaine.
Ces avantages sont à double tranchant. De nombreux travaux peuvent être désagréables, mais cela vaut mieux que pas de travail du tout; la plupart des gens préféreraient des tâches ennuyeuses ou inutiles à l'oisiveté. On remarque qu'un grand nombre d'activités choisies par les gens pendant leurs loisirs sont des tâches qu'ils refuseraient d'accomplir si elles faisaient partie de leur travail. Elles sont souvent pénibles et fatigantes, et c'est ce qui en fait en partie l'intérêt. On nous dit que la technologie va créer de nouveaux emplois, et c'est vrai, mais on voit difficilement comment ils vont remplacer la quantité de professions ouvrières ou administratives qui sont en train de disparaître.
La capacité à travailler en petites unités, et même individuellement - en fait, de travailler chez soi - pourrait amener une diminution des activités sociales. Quant au contrôle que la technologie permet, qui va l'exercer, et dans quel but? Les risques d'excès sont trop évidents, et il est difficile de s'en protéger. Quand l'information sera mémorisée dans d'énormes fichiers permettant une recherche automatisée très rapide, comment s'assurer qu'elle ne sera pas utilisée à tort ? Un contrôle peut être une bonne chose pour ceux qui contrôlent, mais pas nécessairement pour les contrôlés. Cela s'applique aussi bien au contrôle sur l'environnement que sur l'homme; de même qu'au contrôle sur les documents publiés: une grande quantité d'information intéressante, mais préjudiciable, pourrait être obtenue par une analyse de la documentation publiée. Le pouvoir que donne la technologie est effrayant.
En même temps, on peut l'utiliser pour atténuer quelques-uns de ses effets pervers. Elle pourrait largement contribuer aux activités de loisirs - non par le biais de moyens futiles tels que les jeux vidéo - mais par l'utilisation de tous les moyens de communication, et en mettant l'ordinateur au service des gens, leur permettant ainsi de développer et d'exploiter leurs aptitudes imaginatives et intellectuelles. Elle peut aider à l'auto-formation continue. Elle donne la possibilité aux gouvernés d'obtenir plus d'information sur leurs gouvernants, à l'échelle locale ou nationale, et de transmettre leur propre information au gouvernement, de telle façon que peu d'individus peuvent le faire actuellement : leur participation à un système démocratique ne doit pas se limiter à des votes occasionnels, lors d'élections ou de référendums. Puisque les gouvernants ont toujours un pas d'avance sur les gouvernés, il faut constamment être vigilant pour s'assurer que la technologie est utilisée à des fins sociales et politiques positives.
En plus de ces effets plus généraux, la technologie va changer notre conception de l'information au savoir enregistré, mais cette position va devenir de plus en plus difficile à tenir. D'abord, de plus en plus d'informations sera diffusée sans être enregistrée, ensuite, l'enregistrement de l'information ne se fera plus dans les formes fixes auxquelles nous sommes habitués - la page imprimée, le disque, le film - parce que les mémoires électroniques sont susceptibles d'évoluer. Notre attitude vis-à-vis des archives nationales du savoir enregistré devra changer ; et même si le rôle des bibliothèques, en tant que lieux d'accès à l'information ne va pas diminuer, elles devront accorder moins d'attention à la mémorisation et plus à la diffusion. Nous mettrons du temps à nous adapter au concept d'information fluctuante et modificable. D'autres, en dehors des bibliothèques, prendront part à la mise en mémoire et à la diffusion de l'information et les limites du rôle de la bibliothèque - à partir desquelles un certain type d'information est du ressort de quelqu'un d'autre - seront très difficiles à déterminer. Ce n'est pas seulement à cause de la mouvance des définitions et des concepts, mais en raison d'une participation accrue du secteur privé dans le transfert de l'information. Dans la plupart des pays, presque toutes les bibliothèques autres que les petites sont subventionnées, directement ou indirectement par des fonds publics, et, au cours des années, on a atteint un équilibre entre les secteurs des bibliothèques et des non bibliothèques, entre secteur public et secteur privé. En règle générale, le secteur privé fournit l'information enregistrée et le secteur public l'achète pour la mettre à la disposition du consommateur. En fait, c'est plus complexe que cela, parce qu'une partie de l'information dont dispose le secteur privé - l'éditeur -, a été produite grâce à des fonds publics (subventions gouvernementales de recherche). Sans cet apport gratuit et le marché que représentent les bibliothèques, les éditeurs de revues savantes et scientifiques ne pourraient survivre. Cela implique qu'avant de rompre l'équilibre, il faut apporter la plus grande attention aux conséquences possibles de cette rupture.
Cependant, l'équilibre est en train de se rompre. Nous avons tous à l'esprit les déclarations des éditeurs, fondées au mieux sur un sentiment interne, que l'usage gratuit de la photocopie est préjudiciable aux ventes des journaux, et/ou que, d'une façon ou d'une autre, un dédommagement est nécessaire pour garder les journaux en vie. L'une des raisons qui expliquent la tendance à la mise en mémoire et à la diffusion électronique d'articles de journaux est le souhait d'en rendre impossible l'utilisation libre, dans la mesure où le contrôle des mémoires électroniques est largement aux mains des producteurs et des serveurs, et qu'eux seuls en réglementent l'accès. (Ceci n'est pas tout à fait vrai, puisque l'information transmise électroniquement peut être chargée sur des mémoires locales et réutilisée ensuite; mais c'est un acte de piraterie beaucoup plus évident qu'une photocopie, et on peut s'attendre à de fortes amendes en cas de faute). La plupart des articles de journaux sont sans intérêt pour les organismes qui les achètent, et les bibliothèques, pourraient être fortement tentées d'acheter à la demande, ce qui entraînerait la mort de l'édition imprimée de certains journaux. Je ne partage pas le point de vue des éditeurs à propos d'un double marché. Cela pourrait aussi conduire à une économie de marché pour les articles, à savoir que leur acquisition reposerait plus sur l'estimation de leur probable utilisation que sur leur qualité. Toute tentative de la part des éditeurs à contourner les bibliothèques et de diffuser directement aux individus aurait les mêmes résultats. Je ne suis pas sûr que les éditeurs aient totalement calculé les éventuelles conséquences de la mise en mémoire et de la diffusion électronique, bien que leurs incursions dans ce nouveau domaine soient suffisamment prudentes pour permettre l'éventualité d'une retraite.
Ces réflexions sont encore plus valables si des organismes autres que les éditeurs traditionnels prennent part à la mise en mémoire et à la diffusion électronique. Cela exige un énorme investissement que peuvent se permettre plus facilement les grandes compagnies déjà impliquées dans cette technologie. On sait déjà que quelques sociétés n'ayant aucune expérience préalable en matière d'édition, mais pourvues d'un capital qu'elles veulent bien risquer, s'aventurent dans ce domaine. Les conséquences en seraient très étendues et plutôt inquiétantes. Le souci que montrent la plupart des éditeurs à l'égard de la valeur du savoir enregistré pourrait être sacrifié à des considérations purement commerciales. Passée dans d'autres mains, l'industrie de l'édition serait élaguée et transformée jusqu'à être méconnaissable, et le sauvetage serait alors impossible.
Dans mon « mauvais » scénario d'une économie de marché pour la publication savante et scientifique, beaucoup, peut-être la plupart des articles qui entrent actuellement dans le système, ne seraient pas acceptés. Que deviendraient-ils? La mise en mémoire dans des fichiers locaux serait un mauvais choix parce qu'il n'y aurait pas ou peu de contrôle de qualité et il serait alors nécessaire de dresser une liste nationale des contenus des fichiers locaux. Des fichiers nationaux représentent une meilleure alternative. Des analystes volontaires pourraient en contrôler la qualité, l'indexation et la recherche seraient assez rapides, et le coût pourrait être assumé par la communauté scientifique, comme un service à ses membres, ou bien par les auteurs finançant l'approvisionnement, et les utilisateurs payant l'accès, le danger étant de pénaliser les auteurs et utilisateurs les plus pauvres. On verrait alors deux systèmes: un système «rentable», contrôlé par le secteur privé, et un système non rentable, par le secteur public.
Les intermédiaires vont prendre de l'importance dans l'édition du document primaire, de la même façon que les serveurs des bases de données ont déjà une importance capitale dans la gestion des fichiers bibliographiques, car les éditeurs ne souhaiteront pas gérer leurs propres fichiers pour un accès direct des usagers. De nombreuses bibliothèques ont actuellement un rôle important en tant que fournisseur intermédiaire, qu'elles soient de grandes bibliothèques de recherche, recevant à coup sûr une part importante des demandes de prêt inter-bibliothèques ou des organismes spécialisés tels que la British Library Lending Division (BLLD).
Là encore, il pourrait y avoir un conflit entre secteur public et secteur privé. Si un organisme central devait être privatisé, il ne serait pas rentable pour lui de gérer autre chose que des publications d'un usage moyen ou élevé et on devrait alors chercher le reste dans d'autres bibliothèques ou ne pas le trouver du tout.
Il se passe actuellement la chose suivante : on considère de plus en plus l'information comme une marchandise dont on paye chaque utilisation au producteur ou au fournisseur; la mise en mémoire et la diffusion électronique permettent d'arriver beaucoup plus facilement à ce résultat. Logiquement, celui qui est à l'origine de l'information devrait être rémunéré par l'éditeur; et comme les auteurs et les utilisateurs sont plus ou moins les mêmes personnes, ils ne devraient pas (ou les organismes qui les financent) payer plus qu'ils ne vont recevoir en fin de compte. Si cela arrivait, tout le processus d'édition et de diffusion deviendrait rapidement anti-économique, à moins que l'information ne soit transmise par le biais des bibliothèques, qui devraient alors payer des frais suffisamment élevés pour permettre la bonne marche du système. Elles ne pourraient se le permettre sans un apport financier supplémentaire; celui-ci ne pouvant venir que de fonds publics, il n'y aura en fin de compte, pas d'économie de marché.
Il est facile de réduire une position apparemment logique à une absurdité, mais il semble bien que certaines affirmations, tout aussi rationnelles des éditeurs ou d'autres membres du secteur privé contiennent en elles-mêmes des absurdités et des contradictions. S'ils veulent un système entièrement rentable, ils devraient se rendre compte qu'un tel système peut les ruiner et en même temps porter préjudice aux bibliothèques et aux utilisateurs. Mais s'ils acceptent que toute la structure de la diffusion et de l'édition de l'information scientifique et technique repose sur le maintien de l'équilibre entre secteur privé et secteur public - un équilibre peut être légèrement différent de ce qu'il est actuellement -, mais un équilibre quand même, on devrait pouvoir arriver à un compromis acceptable par toutes les parties. En raison du risque que courent les éditeurs traditionnels de perdre progressivement le contrôle au profit d'autres, il est de l'intérêt des éditeurs des bibliothèques de travailler ensemble à un but commun ; cela exige des esprits ouverts des deux côtés, une volonté de travailler d'après les faits et non sur des préjugés et la prévision des résultats possibles des différentes lignes d'action.
Une autre conséquence de la tendance consistant à considérer, d'une part, l'information comme une marchandise, et d'autre part, à la gérer électroniquement, est l'augmentation du fossé entre utilisateurs riches et pauvres ; le fossé est déjà énorme entre pays développés et pays en voie de développement, et dans les pays eux-mêmes, entre utilisateurs privilégiés et défavorisés, bien que l'imprimé puisse pénétrer presque partout. L'augmentation des coûts d'accès et la nécessité d'employer des machines pour obtenir la moindre information, pourrait interdire l'accès à la mémoire électronique pratiquement à tous, sauf à quelques-uns dans les pays moins développés, portant ainsi préjudice à leurs prospectives de progrès technologique et économique. Ce problème pourrait être en partie réglé par la distribution de listings en provenance des centres nationaux, mais il serait dommage de ne pas utiliser la capacité de la technologie électronique à transcender les frontières nationales et à éviter les délais habituels de la fourniture de documents.
Il est facile d'affirmer que, tout en changeant profondément la forme dans laquelle, livres, rapports et articles seront disponibles, la technologie n'influencera pas leur structure si ce n'est qu'ils pourront être modifiés et mis à jour facilement. Cependant, à moins que tous les documents ne soient imprimés au bout de la chaîne, la lecture en ligne va imposer des contraintes diverses au lecteur. La taille de l'écran, la difficulté de balayer rapidement l'article, ce qui est souvent suffisant pour le rejeter ou en extraire les parties essentielles, l'impossibilité de travailler sur deux ou trois articles en même temps, et d'autres facteurs, m'amènent à la conclusion que les articles, sous la forme qu'ils présentent actuellement, ne conviennent pas à une lecture en ligne. Une meilleure structure devrait simuler et aider le balayage, et permettre, à la demande, de se concentrer sur certaines parties du titre pouvant être suivies d'un résumé, puis, des conclusions. Le texte, qui devrait être fermement organisé, consisterait en plusieurs parties, chacune ayant son sous-titre et son résumé ; la liste des sous-titres serait affichée, et les résumés disponibles à la demande, suivi du texte complet si besoin est; (une telle structure serait en fait aussi bénéfique pour les textes imprimés, dont beaucoup sont mal construits). Des expériences sur des articles réorganisés de cette manière ont été tentées en Grande-Bretagne, en association avec le projet Blend.
Les livres, bien que beaucoup soient maintenant imprimés à partir de bandes ou de disques d'ordinateurs, seront les derniers à «devenir électroniques mis à part les ouvrages tels que les encyclopédies et les manuels, qui se prêtent parfaitement à la mise en mémoire et à l'accès électronique. Il se peut que jamais ils ne soient disponibles électroniquement. Leur conception actuelle est certainement beaucoup moins adaptée à l'accès électronique que les articles de journaux. Cependant, il est possible de concevoir des livres, non comme des ouvrages en continu de 1 00 à 600 pages, mais comme des assemblages de morceaux d'information, tous indexés et accessibles séparément. La composition de l'ouvrage n'a pas grande importance si le contenu est accessible rapidement. Il n'est pas inutile de se rappeler que la longueur des articles et des livres que nous connaissons est la conséquence du système de publication : des articles de plus de 25 pages, sont en général trop longs pour les journaux tandis que des livres de moins de 100 pages sont trop courts pour faire l'objet d'une publication séparée; c'est pourquoi on trouve peu d'ouvrages, hormis les rapports scientifiques et techniques, entre 25 et 100 pages. La technologie pourrait supprimer ces contraintes et avec elles, l'organisation habituelle des livres. Il est évident que certains sujets (science et technologie) se prêtent mieux à une restructuration que d'autres (histoire), mais de nombreux ouvrages littéraires pourraient être organisés différemment sans que cela porte atteinte à leur contenu. Qu'ils soient encore « lisibles » dans le sens actuel du terme est un autre problème, mais, si la lecture en ligne se développait, la nature même de la lecture changerait, et ce changement amènerait des transformation dans l'écriture.
Les dangers d'un contrôle abusif de l'information mise en mémoire sont assez évidents. Une fois que les documents imprimés ont été diffusés, les rechercher et les éliminer devient très difficile, mais des fichiers électroniques peuvent être facilement effacés ou modifiés par leurs producteurs ou par les serveurs, et, pourquoi pas, par d'autres qui peuvent trouver l'accès au système, permettant ainsi de supprimer ou de reconstruire le passé : genre de modification rétrospective qu'un état démocratique ne souhaite pas voir arriver. Si suffisamment de copies sont faites par les utilisateurs, les dangers sont réduits, mais ces copies doivent être stockées et rendues accessibles en permanence.
En fait, bien qu'un archivage électronique ait un avantage énorme sur l'archivage papier - espace occupé, longévité physique et accessibilité -, la seule façon de s'assurer que la matière première n'est pas perdue, ou détruite, ou modifiée, est de produire des documents imprimés.
Mon dernier point concerne l'effet d'un système invisible sur la connaissance et l'assimilation du savoir. Nous avons tous été élevés avec un système «ouvert» de matériaux imprimés visibles, lisibles à l'oeil, et souvent agréables, dans lequel nous avons plongé et duquel nous avons retiré bon nombre d'informations. Pour entrer dans un système électronique, il faut des clés et des efforts. Comment les clés seraient-elles fournies dans un monde tout électronique?
L'ampleur du contrôle sur l'accès est assez grand sans y ajouter des obstacles créés dans l'esprit des utilisateurs par une formation inadéquate (on peut noter que les manuels de la plupart des logiciels d'ordinateurs sont imprimés). Il y a des moyens pour écarter ces dangers - la TV, par exemple -, mais il faut savoir reconnaître les dangers et s'en protéger.
On peut imaginer l'avenir à l'infini, et toute la littérature sur la soi-disant société sans papier doit être considérée plus comme spéculation intéressante - science-fiction -, que comme une prévision exacte sur les bibliothèques. C'est peut-être aussi facile de construire en imagination un Armageddon de l'information comme un Paradis de l'Information. Plus gênants sont ces écrivains qui pensent que parce qu'on peut faire quelque chose, on le fera et on devra le faire: une espèce d'impératif technologique.
Il y a beaucoup de choses que la technologie peut faire, mais qu'il ne faudra surtout pas faire. Il faut définir correctement nos priorités. Avant tout, examinons ce que la technologie peut faire, mais aussi, ce que nous voulons faire, et quelles conséquences secondaires pourront découler d'une application apparemment correcte de la technologie. Notre intérêt ne devrait pas porter sur ce qui est possible technologiquement, mais sur ce qui est souhaitable, faisable, raisonnable, économique et humain.
Si la poursuite de certaines idées, risque, au-delà de résultats positifs, de mener à des résultats regrettables, il faut examiner si les bons sont supérieurs aux mauvais, et vice-versa.
Les bibliothécaires ne devraient être, ni des supporters enthousiastes dans toutes les applications de la technologie, ni des observateurs passifs et sans défense: ils doivent participer et chercher à influencer les événements.