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La pénétration du livre dans les classes laborieuses

1984

    La pénétration du livre dans les classes laborieuses

    Des origines aux comités d'entreprise

    Par Noé RICHTER
    (1) Ce texte reprend l'essentiel d'une intervention de M. RICHTER lors de la journée d'étude de la sous-section bibliothèques d'entreprise de l'ABF tenue le 8- février 1984.

    Le savoir est longtemps demeuré le monopole des classes privilégiées qui ne le transmettaient aux couches inférieures de la société que dans la mesure du nécessaire et de l'utile. C'est à la fin du 18e siècle seulement, pendant la période prérévolutionnaire et préindustrielle, que le livre commence à apparaître comme un instrument de la formation de l'individu. Jusque là, l'apprentissage de la vie collective et du métier était surtout un conditionnement oral et gestuel réalisé par l'imitation et le perfectionnement de modèles et d'exemples. On comprend, dans ces conditions, que les bibliothèques n'aient pas eu à assurer la fonction de vulgarisation des connaissances que -nous leur connaissons aujourd'hui, et qu'elles soient longtemps restées des lieux de conservation du savoir fixé au bénéfice d'une élite dominante.

    Les choses commencent à changer dans la seconde moitié du siècle. Les privilégiés constatent alors que les artisans, les boutiquiers, les domestiques, les paysans aisés, c'est-à-dire ceux qui vivent au contact de la bourgeoisie et de l'aristocratie, sont de plus en plus nombreux à envoyer leurs enfants dans les collèges et que le petit peuple des villes s'adonne ostensiblement à la lecture. Il y a dans les masses laborieuses une demande spontanée d'instruction qui entraîne une utilisation plus grande du livre. Le fait est confirmé par les inventaires après décès qui révèlent que les artisans et les domestiques sont nombreux à posséder des bibliothèques.

    Les prétentions du peuple au savoir étonnent et inquiètent les privilégiés. Leurs réactions peuvent être regroupées en deux grandes tendances. La réaction obscurantiste, qui refuse tout partage du savoir et condamne tout projet d'alphabétisation et de scolarisation, n'intéresse pas directement l'histoire de la lecture. La tendance paternaliste et philanthropique, en revanche, va engendrer une longue série de projets d'organisation de la lecture populaire que l'on peut suivre tout au long du 19esiècle. Ces projets sont tous fondés sur une représentation figée de la société et sur une image de la condition populaire assimilée à la condition de l'enfance. L'état de la société relève d'un ordre naturel, immuable et juste, contre lequel il est vain de se rebeller. Le peuple est nécessairement voué aux travaux mercenaires et serviles. Sa condition malheureuse impose des devoirs aux classes favorisées qui doivent agir pour adoucir ses misères et le rendre plus heureux dans sa condition. Prenant acte des besoins nouveaux, les philanthropes paternalistes vont tenter de les endiguer par une série d'interdits dont la finalité avouée est de maintenir l'instruction et la lecture du peuple au niveau de l'utilitaire quotidien. Ils vont proposer la création de bibliothèques populaires et l'édition de « bons livres » qui apporteront une connaissance spécialement élaborée pour le peuple, lui feront connaître ses droits et ses devoirs, l'aideront à améliorer son savoir-faire et sa condition. Mais la lecture, pas plus que l'école, ne doit pas ouvrir trop larges les portes du savoir. Elle doit surtout interdire les portes du rêve : l'oeuvre d'imagination et la lecture d'agrément seront rigoureusement proscrites des programmes de lecture et des bibliothèques populaires. Inspirant au peuple le dégoût de sa condition et le désir de s'élever dans la société, le roman mettrait en péril l'économie et l'équilibre social. Ces idées inspireront tous les projets d'organisation de la lecture élaborés dans les assemblées révolutionnaires et réalisés par la bourgeoisie industrielle et commerçante au siècle suivant.

    On verra alors s'installer en France un système de lecture ségrégationniste organisé selon trois axes :

    • la lecture et les bibliothèques populaires conçues par une société aristocratique pour une masse en voie d'alphabétisation,
    • la lecture bourgeoise lettrée. La bourgeoisie crée ses propres institutions de lecture (cabinets et sociétés de lecture) et elle va détourner à son usage les bibliothèques municipales que les assemblées révolutionnaires avaient voulu mettre au service de l'éducation du peuple,
    • une lecture qui se développe spontanément dans les classes laborieuses des villes et des campagnes en dehors de toute institution et que, faute de mieux, j'appellerai la lecture ouvrière.

    La dernière est la plus mal connue des trois, et ses origines sont obscures. Nous tenterons de les éclairer en posant une question : quel accueil les sujets de la lecture octroyée par les privilégiés ont-ils réservé au projet paternaliste ? A l'époque où nous sommes, il n'y a pas de réponse directe. La conscience populaire ne s'exprime pas encore. Mais il y a des réponses indirectes parfaitement explicites, qui sont différentes selon que l'on considère la masse populaire ou le comportement de quelques individualités qui s'en détachent.

    La masse nourrit son imaginaire par la lecture des livrets du colportage qui perpétuent la science et les croyances populaires et véhiculent sous une forme dégradée les récits mythologiques et épiques de l'antiquité et du moyen-âge.

    Cette littérature est suspecte aux yeux de l'Eglise qui tente de lui faire barrage en diffusant des petits livres de dévotion populaire entretenant les enfants du peuple dans la crainte de Dieu. Livrets du colportage et livres de piété forment le fonds commun des bibliothèques des foyers populaires, dans lesquelles on. découvre aussi des livres scolaires, des livres professionnels, un peu d'histoire, des récits de voyage et quelques textes de la littérature classique.

    Les témoignages individuels sont. plus rares, mais les autobiographies écrites par des hommes du peuple révèlent un double décalage très significatif d'avec la lecture des masses et d'avec les sélections paternalistes de bons livres. Le vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra (né en 1738) et le tisserand du Maine Louis Simon (né en 1741) ont tous deux lu dans leur jeunesse des livrets du colportage et des livres de piété populaire. Mais ils n'en sont pas restés là. Ménétra a lu Rousseau, Voltaire et Fontenelle. Louis Simon a une culture musicale, il a lu des romans, des livres d'histoire et de géographie. Le palefrenier Lazare Hoche (né en 1768) passait tous ses moments de loisirs à lire Voltaire, Rousseau et les philosophes du 18esiècle.

    On voit donc apparaître dès le milieu du siècle une élite populaire qui s'est ouverte très tôt à la connaissance et à la culture. L'action des assemblées révolutionnaires et l'énorme brassage des populations entraîné par les campagnes militaires de la Révolution et de l'Empire vont favoriser encore les progrès de l'alphabétisation et la pénétration du livre dans les milieux populaires. Les témoignages se multiplient au siècle suivant. Les mémoires de la militante saint-simonienne Suzanne Voilquin (née en 1801), du compagnon menuisier Agricol Perdiguier (né en 1805) et du parqueteur Louis-Gabriel Gauny (né en 1806) témoignent de la passion de lecture qui a saisi l'élite prolétarienne après la Révolution et de l'étendue de sa culture autodidacte.

    Cette élite ouvrière va s'affirmer après les journées de juillet 1830.

    On voit alors apparaître, en face du discours philanthropique, un discours prolétarien sur la condition ouvrière et sur l'éducation du peuple. C'est en 1830 qu'apparaissent en effet les premiers livres et les premiers journaux rédigés par des ouvriers. Les jeunes bourgeois républicains n'oublieront jamais le coude à coude chaleureux avec les ouvriers parisiens sur les barricades. Le peuple s'impose comme une réalité préoccupante pour la bourgeoisie libérale qui prend lentement conscience de sa responsabilité dans la misère des populations ouvrières. Les enquêtes et les études sur le paupérisme se multiplient. Les républicains et les catholiques sociaux ouvrent des cours populaires du soir dans les grandes villes industrielles.

    Le discours prolétarien est sous-tendu par une conviction profonde qui s'oppose radicalement aux postulats paternalistes : non, la misère ouvrière n'est pas une nécessité providentielle, et il n'est ni inutile ni dangereux d'instruire le peuple. L'élite prolétarienne réclame vigoureusement le droit au savoir et le droit à l'expression. C'est dans L'Atelier, un journal rédigé de 1840 à 1850 par des ouvriers catholiques, que l'on découvre la réflexion la plus élaborée sur l'éducation et la lecture. Les points d'accord avec le discours bourgeois y sont nombreux. On y lit la même condamnation du roman populaire : « Si l'individualisme a fait de si profonds ravages dans le coeur d'un trop grand nombre de nos camarades, la faute ne nous appartient pas tout entière. Une certaine littérature dont nous sommes inondés peut en revendiquer sa bonne part. Nous voulions fuir le roman, le roman vient nous trouver... Quia rendu parfois notre tâche de chaque jour pénible, notre humble condition répugnante, nos privations douloureuses, sinon ces excitantes peintures d'un monde élégant et délicat, où la seule fantaisie est la loi suprême, où l'ardeur de la passion rend tout excusable, où les obstacles disparaissent devant le jour audacieux ». Ce puritanisme moralisant sera une des constantes de la pensée ouvrière.

    D'accord avec les bourgeois sur la nécessité de sélectionner le bon livre, les ouvriers pensent aussi comme eux qu'il faut créer des bibliothèques populaires. Mais le discours prolétarien s'enrichit ici par une préoccupation étrangère au discours bourgeois. Il dit la nécessité d'une médiation entre le livre et le lecteur. L'Atelier affirme que les jeunes ouvriers lisent beaucoup, mais qu'ils n'ont personne pour les diriger dans leurs lectures. Le journal débride ainsi le mal profond de l'ouvrier autodidacte et, cent trente années plus tard, Benigno Cacérès décrivait encore l'angoisse de l'ouvrier lors de ses premiers contacts avec la bibliothèque publique.

    Les rédacteurs de L'Atelier sont d'accord aussi sur les cours du soir. Mais cette adhésion de principe est assortie de critiques parfois sévères : entre les cours élémentaires (lire, écrire, compter) et les cours professionnels, aucune formation générale n'est proposée aux ouvriers. Autrement dit, les cours du soir demeurent purement utilitaires, parfaitement conformes donc au projet philanthropique et paternaliste. Devant ce constat de carence, L'Atelier ne formule aucune revendication, comme s'il en admettait par avance l'inutilité. Il préconise au contraire un 'repli du monde du travail sur lui-même et conseille l'enseignement mutuel des ouvriers par les ouvriers : « On formerait le soir chez l'un d'eux des conférences où, à l'aide de quelques sacrifices faits en commun, on pourrait se procurer les livres indispensables. On ne se réunirait jamais qu'en petit nombre, et une discussion toujours profitable pourrait avoir lieu sur les matières d'enseignement ».

    L'Atelier n'inventait rien. Il prenait en compte une pratique répandue chez les menuisiers, les charpentiers, les maçons et les tailleurs de pierre. Les plus instruits réunissaient leurs camarades le soir de 8 heures à 1 heures et leur enseignaient la lecture, l'écriture, la géométrie descriptive et le dessin industriel. Mais dans les « écoles de trait » du menuisier Agricol Perdiguier et du maçon Martin Nadaud, on trouvait beaucoup de livres. Les leçons étaient souvent suivies de lectures collectives et de discussions sur les questions politiques et sociales. Nadaud faisait lire « Paroles d'un croyant » de Lamennais et les journaux socialistes. Chez Perdiguier, on trouvait les Evangi-les, Montaigne, Bossuet, Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Rousseau, Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre. En 1839, Perdiguier publie « Le Livre du compagnonnage », où l'on découvre le premier programme de lecture proposé aux ouvriers par un ouvrier. Il recommande aux compagnons l'achat d'ouvrages de référence (encyclopédies, dictionnaires de langue, de géographie, etc.), des classiques et des auteurs contemporains (Chateaubriand, Béranger, Delavigne, Sand, Hugo), et des auteurs socialement engagés. Ce programme accuse l'énorme déphasage qui existe entre la conception paternaliste de la lecture et la réalité de cette lecture dans l'élite ouvrière.

    Le gouvernement issu de la Révolution de février 1848 prend en compte les aspirations de l'élite ouvrière. Pour la première fois, on voit un gouvernement se lancer dans l'action culturelle, tenter de briser le monopole de l'éducation et de démocratiser les valeurs culturelles en faisant participer les masses populaires à la vie artistique et intellectuelle.

    Dès le 2 mars 1848, la durée de la journée de travail est réduite à 10 heures. La raison en est donnée : il faut laisser à l'ouvrier le temps de s'instruire. On organise des lectures publiques avec l'intention déclarée de permettre au peuple de « participer largement à ces nobles plaisirs de l'esprit qui... semblaient devoir rester le partage exclusif d'une classe privilégiée... La Monarchie avait institué jadis les lecteurs du roi ; la République institue aujourd'hui les lecteurs du peuple ». Nous connaissons par une chronique de Sainte-Beuve la qualité du public des lectures publiques. Ce grand bourgeois a suivi avec curiosité une série de lectures données pendant l'hiver de 1849. Voici ce qu'il en dit : « Ce sont les bijoutiers, les dessinateurs pour étoffes, les mécaniciens, les charpentiers et les menuisiers qui fournissent le plus grand nombre... Au printemps, quelques ouvriers viennent de très loin, et quelques uns avec leur famille. On ne se douterait pas, à la première vue, qu'il y ait autant d'ouvriers dans l'auditoire ; la plupart, en effet, ont quitté la blouse par un sentiment d'amour-propre pour eux-mêmes, et aussi d'égard et de respect pour les choses qu'ils viennent entendre et pour celui qui lit ».

    Le public des lectures du soir n'est donc pas le prolétariat misérable qui s'entasse dans les manufactures et dans les masures des faubourgs. Il est fait pour l'essentiel d'ouvriers d'art et d'ouvriers qualifiés dont les salaires et le niveau de vie sont très supérieurs à la moyenne. Ils appartiennent à une élite qui cultive le respect du texte et du livre, et qui a les moyens de le manifester par son comportement vestimentaire. Le prolétariat industriel a cependant été touché aussi par les retombées de la Révolution. C'est en 1848 en effet que l'on relève les premières mentions de l'existence de bibliothèques dans les manufactures. Mais l'avènement de Louis Napoléon à la présidence de la République, puis à l'Empire, met un terme à l'action culturelle du gouvernement. Pendant dix ans, on ne parlera plus de lecture populaire en France. Le discours bourgeois et le discours prolétarien cessent brusquement.

    En 1859, on observe une rupture dans le climat intérieur. Napoléon III perd la faveur de l'opinion conservatrice et doit rechercher d'autres soutiens. Il multiplie les gestes en direction du monde ouvrier : reconnaissance du droit de grève en 1864, tolérance des chambres syndicales et des réunions en 1868, et surtout élection par les ouvriers eux-mêmes de délégations aux expositions universelles de 1862 à Londres et de 1867 à Paris. Ce dernier geste a été lourd de conséquences. La rencontre avec les ouvriers anglais a favorisé la création de la Première Internationale en 1864. Quant à la délégation de 1867, elle va se réunir pendant deux ans pour discuter et rédiger ses rapports. Napoléon joue les apprentis sorciers. La reprise de la réflexion ouvrière aboutira très vite à des prises de position radicales qui provoquent des séries de grèves en 1869, la chute de l'Empire en 1870, et l'explosion de la Commune en 1871.

    La lecture des textes écrits par les ouvriers vers la fin de l'Empire montre que ceux-ci ont maintenant une conscience aigüe de la spécificité et de l'originalité de leur classe. Familiarisée .depuis deux générations déjà avec le livre, l'élite prolétarienne a assimilé les valeurs de la culture bourgeoise, et elle a aussi la maîtrise des valeurs du travail manuel et de la technique. Dans les congrès de l'Association Internationale des Travailleurs, on entend un langage nouveau sur l'instruction, la lecture et l'expression littéraire comme facteurs de l'émancipation ouvrière. Deux notions y apparaissent : celle de \'« Enseignement intégral », avec son corollaire, le « Refus de parvenir ». Ces idées ont largement inspiré la politique éducative de la Commune : « /1 faut que l'éducation soit personnelle et intégrale. Il faut que les jeunes générations nées et à naître soient, à mesure de leur éclosion, intelligemment guidées dans leur voie, qui est le travail. // faut que les hommes de 1880 sachent produire d'abord, parler et écrire ensuite. Il faut que, dès son jeune âge, l'enfant passe alternativement de l'école à l'atelier afin qu'il puisse, de bonne heure, gagner sa vie, en même temps qu'il développera son esprit par l'étude et par la pensée. Il faut qu'un manieur d'outil puisse écrire un livre... sans pour cela se croire obligé d'abandonner l'étau ou l'établi. // faut que l'artisan se délasse de son travail journalier par la culture des arts, des lettres ou des sciences, sans cesser pour cela d'être un producteurs. (Le Vengeur 8.4.1871). Cette idée de l'alternance pédagogique et de l'éducation intégrale est restée au coeur de la pensée ouvrière sur l'éducation. Elle éclaire l'évolution ultérieure de la lecture populaire et de la lecture publique, l'échec des universités populaires au début du 20esiècle, l'immense et houleux débat sur la culture prolétarienne de l'entre-deux-guerres, et les positions actuelles des confédérations syndicales sur l'enseignement et sur la lecture. Les aspirations du monde du travail ont donc évolué de la simple revendication du droit à l'instruction, exprimée dès 1830, vers l'appropriation totale du patrimoine culturel commun en passant par la revendication du droit à la culture et à l'expression littéraire.

    En fait, dès les dernières années de l'Empire, on voit la formation ouvrière s'institutionnaliser. L'heure des pionniers qui réunissaient leurs camarades après la journée de travail est passée. Les associations ouvrières ouvrent des cours. La pensée ouvrière rejette maintenant de façon catégorique le projet philanthropique. Le déphasage entre l'instruction et la lecture octroyées par un paternalisme plus ou moins libéral et les aspirations populaires est maintenant criant. Si criant que le législateur en prend acte. En 1884, la loi Waldeck-Rousseau introduit un ordre juridique nouveau en autorisant les organisations syndicales et en leur accordant la personnalité civile. Cette loi prend exactement le contre-pied des positions paternalistes encore profondément enracinées dans la conscience de la classe dominante. La circulaire d'application affirme en effet la maturité de la classe ouvrière et écrit que la personnalité civile a été accordée aux syndicats « pour leur permettre de porter au plus haut degré de puissance leur bienfaisante activité ». Le texte énumère les services qui peuvent être organisés par les syndicats ; les cours et les bibliothèques y sont explicitement nommés. De fait, les syndicats et les bourses du travail ont été très nombreux à avoir organisé une bibliothèque. Une statistique de 1905 nous apprend que, sur 4 625 syndicats ouvriers recensés, 1059 (22,7 %) ont créé une bibliothèque, et que 75 bourses du travail sur 114 emont une.

    Avec la reconnaissance des organisations syndicales, nous parvenons à la fin du siècle. Les lois scolaires commencent à produire leur effet. Les besoins de lecture d'une population entièrement scolarisée ne sont plus ceux des générations précédentes. On voit se développer une critique virulente contre le système de lecture et apparaître la conception de la bibliothèque moderne réunissant dans une institution unique l'ensemble des fonctions assurées jusqu'alors par la bibliothèque savante et la bibliothèque populaire. Les idées modernistes vont peu à peu imprégner la lecture ouvrière. On le voit aussi bien dans l'activité des bibliothèques d'entreprises que dans celle des cercles ouvriers.

    La Révolution de 1917 a favorisé le développement d'une pensée, d'un art et d'une littérature prolétariennes, qui ont été comme un épanouissement des aspirations ancestrales des classes laborieuses à la culture et au savoir. Les problèmes de la formation ouvrière sont maintenant posés au niveau international. En 1930, Léon Jouhaux propose au B.I.T. l'étude « des moyens de rendre pleinement accessible aux travailleurs le domaine total des sciences, des lettres et des arts ». Le B.I.T. lance une enquête, dont les données, publiées en 1933, attestent le rôle privilégié que les organisations ouvrières de tous les pays reconnaissent au livre dans les loisirs et la culture. Les bibliothèques d'entreprises se multiplient entre les deux guerres. Les plus grandes ont des bibliothécaires professionnels dont certains ont reçu une formation moderne et gèrent leurs bibliothèques dans le même esprit et selon les mêmes méthodes que les bibliothécaires publics. On peut déjà trouver dans ces bibliothèques des sections enfantines et des collections en langues étrangères pour les travailleurs immigrés, italiens et polonais surtout. Les cercles ouvriers maintiennent la tradition des petites bibliothèques militantes du 19e siècle. Mais deux d'entre elles témoignent du renouvellement des conceptions et des moyens de la culture populaire. Ce sont la Librairie du Travail et le Musée du Soir.

    La première était une entreprise multiple groupant une maison d'édition, une librairie et une bibliothèque qui pratiquait le prêt par correspondance. Elle fut ouverte en novembre 1917, et dura jusqu'en 1928. Dans son premier catalogue publié dès 1918, la Librairie du Travail définit ses objectifs : Former pour le prolétariat un nouvel organe de propagande et d'étude en même temps que de délassement où chacun pourra trouver ce que réclament ses aptitudes ou ses besoins, depuis l'oeuvre poétique jusqu'à l'ouvrage scientifique le plus ardu ». Replacé à son époque, le texte est tout à fait remarquable. Ajustant les collections aux capacités de lecture de chacun, il rejette la rigidité des attitudes moralisantes des bibliothèques populaires et des bibliothèques ouvrières. En le faisant, il définit dans une formule très élaborée les principes d'une lecture publique que les bibliothécaires professionnels n'énonceront que douze années plus tard et qu'ils ne systématiseront qu'en 1968 en reprenant, sans le savoir, les mêmes termes que la Librairie du Travail.

    Le Musée du Soir fut ouvert en 1935 dans un quartier populaire de Paris par Henry Poulaille qui voulait créer un réseau de bibliothèques ouvrières où l'on trouverait les journaux syndicalistes et la littérature socialiste révolutionnaire. « Ce ne seraient pas des salles silencieuses, mais on y parlerait. Des lectures y seraient faites. Des exposés, des résumés engageraient à la lecture. Il faudrait que ce soient des ruches vivantes et non des nécropoles ». Poulaille tenait rigoureusement le même langage que les bibliothécaires professionnels qui tentaient de renouveler l'esprit des bibliothèques françaises. Le Musée du Soir fut le lieu d'une animation qu'aucune bibliothèque n'avait connue avant lui. On y organisait des conférences et des expositions, des écrivains prolétariens venaient y lire leurs oeuvres. Des universitaires et des journalistes y animaient des débats. On y trouvait une cinquantaine de journaux et de revues. Là encore le monde du travail devançait les bibliothécaires professionnels, puisque l'animation n'a commencé à être pratiquée dans les bibliothèques publiques que dans les années cinquante et que les journaux n'ont pénétré dans les bibliothèques que plus tardivement encore. Le Front populaire allait inscrire les loisirs et la culture populaire au rang des préoccupations du gouvernement. Les confédérations syndicales développent des structures d'éducation ouvrière, et la C.G.T. publie en 1937 un « Rapport sur l'organisation de la lecture publique, du commerce du livre et de la propagande collective pour la lecture et le livre ». Dans la partie qui traite des bibliothèques, on perçoit la convergence entre les préoccupations du monde du travail et les idées modernistes. Le rapport propose en effet un plan d'organisation nationale de la lecture qui reprend les idées communément discutées dans les associations de bibliothécaires. Il souligne l'importance de la formation technique, pédagogique et humaine du bibliothécaire. Le Centre confédéral d'éducation ouvrière de la C.G.T. ouvrit en 1937 une école de bibliothécaires qui s'adressait à la fois aux responsables des bibliothèques des Collèges du Travail existant au niveau des unions départementales de syndicats, et à tous les syndiqués exerçant dans les bibliothèques d'associations d'entreprises et les bibliothèques municipales.

    La dislocation du Front populaire, la guerre et la dissolution des confédérations syndicales en août 1940 mirent un terme à l'effervescence que les mouvements d'éducation populaire connaissaient depuis 1936. Mais les aspirations du prolétariat au savoir et à la culture étaient trop profondément enracinées dans la vie, dans la conscience et dans le comportement populaires pour que l'activité de ces mouvements puisse être arrêtée. Les gouvernements issus de la Révolution nationale étaient trop faibles pour les maîtriser. Ils purent tout juste les contrôler, et l'éducation ouvrière poursuivit son chemin, plus discrètement sans doute et parfois sous des formes clandestines. La réflexion doctrinale sur la culture et la lecture populaires se poursuit dans les mouvements de la Résistance.

    Elle prend appui sur les expériences de l'avant-guerre, mais le formidable brassage des classes sociales qui se fait dans les camps et dans les maquis en renouvelle les perspectives. Les gouvernements de la Libération s'inspireront de cette réflexion. Pour la première fois en 1946, le droit de tout citoyen à la formation et à la culture est inscrit dans la constitution française. Des institutions et des structures nouvelles apparaissent, qui seront déterminantes dans les progrès de la promotion du livre dans le monde du travail. Les comités d'entreprises créés en 1945 vont ouvrir une ère nouvelle dans l'histoire de la lecture ouvrière que nous voyons aujourd'hui converger vers les autres institutions de lecture publique.

    Pour en savoir plus, lisez, du même auteur:

    • Les Bibliothèques populaires (en vente au Cercle de la Librairie).
    • Bibliothèques et éducation permanente (en vente à la Bibliothèque de l'Université du Maine, route de Laval, 72017 Le Mans cedex).
    • L'Education ouvrière et le livre (en vente à la Bibliothèque de l'Université du Maine).