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    Le catalogue informatisé des anonymes anciens

    Par Francois DUPUIGRENETDESROUSSILLES, Conservateur à l'Inventaire général

    Dans sa Viziera alzata publiée en 1689 - c'est le premier dictionnaire national d'anonymes -, le Père Ange-lico Aprosio donnait des livres anonymes une jolie définition : "des textes qui ont conservé leur masque après le carnaval". Moins aimablement le comte de Tilly dénonçait à la veille de la Révolution "des faquins martelant et la prose et la rime / Des faiseurs de pamphlets la bassesse anonyme". Plus près de nous, le grand romancier anglais E.M. Fors-ter faisait paraître en 1925 chez Virgi-nia Woolf son bel essai Anonymity où il faisait de l'anonymat la condition même de toute littérature véritable - "quand il écrit l'auteur oublie son nom, quand nous le lisons nous oublions et son nom et le nôtre" -, et proposait en modèle à ses contemporains l'indifférence au nom propre des auteurs de la Bible, de l'Anthologie grecque ou des épopées médiévales.

    Carnaval des auteurs masqués, foire d'empoigne des libellistes à scandale ou univers apaisé d'une littérature enfin délivrée de ses auteurs vaniteux, que doit-on s'attendre à découvrir dans le Catalogue des anonymes de la Bibliothèque nationale ? Que signifient, en outre, ces deux adjectifs, "anciens" et "automatisé", qui semblent évoquer les gesticulations saccadées d'un de ces automates de salon, joueur d'échecs ou marquise à éventail, chers au XVIIIème siècle français ? Répondre à ses questions nous oblige à quitter la théorie de la littérature pour l'histoire de la bibliothèque.

    Un grand dessein de Léopold Delisle

    Lorsqu'il préfaçait en 1897 le premier volume du Catalogue général de livres imprimés de la Bibliothèque nationale, Léopold Delisle prévoyait que celui-ci comprendrait trois séries "ouvrages dont les auteurs sont con-nus" ; "oeuvres anonymes ou émanées de collectivités" ; "catégories de publications d'un genre spécial et bien déterminé". On sait que la publication de la première série, le "Catalogue-auteurs", n'a pu être achevée qu'en 1981. Contrairement à la British Library ou à la Bibliothèque du Congrès, qui ont donné au cours du siècle des catalogues complets en une seule série alphabétique la Bibliothèque nationale ne disposait toujours pas d'un catalogue vraiment général de ses collections antérieures au XXème siècle. Certes des répertoires sur fiches existaient, salle des catalogues et à l'hémicycle, qui permettaient de pallier en partie cette lacune. Mais ils étaient par définition uniques ; les notices en étaient succin-tes et difficiles à utiliser, notamment en raison de la présence de cotes périmées à côté des cotes actuelles ; ils étaient également mal connus ou inconnus même des meilleurs érudits - je me souviens personnellement de la joie qu'a eue l'un de nos éminents diplomatistes à découvrir, il y a peu, le fichier des bulles pontificales. La publication de ces parties manquantes du catalogue s'imposait.

    Pour fournir dans un délai raisonnable un premier ensemble de notices cohérent et complet, le département des Imprimés dont Mlle M.-L. Bossuat venait de prendre la tête décida de s'attaquer à la "deuxième série" mais en la limitant aux anonymes, le développement de la notion de collectivité-auteur impliquant désormais un traitement particulier des publications "émanées de collectivités". C'est tout naturellement le service de l'Inventaire général, dirigé par Mlle O. Gantier, qui fut chargé de ce catalogue.

    Deuxième limitation : les dates extrêmes du catalogue des anonymes furent fixées à 1501 et 1800. 1501 parce que le Catalogue des incunables de la Bibliothèque nationale était en voie d'achèvement ; 1800 parce que ce terminus ad quem permettait d'abaisser d'environ 750.000 à environ 175.000 le nombre des ouvrages à cataloguer, qu'il donnait au catalogue une unité intellectuelle, celle du livre ancien, et qu'il offrait au lecteur une date terminale simple.

    Enfin, conformément au plan de Léopold Delisle, furent exclues les catégories d'ouvrages "d'un genre déterminé" qui étaient regroupées en fonds spéciaux et ont fait, ou feront, l'objet de catalogues particuliers : publications en série ; actes des pouvoirs souverains ; actes administratifs d'Ancien régime ; mandements épiscopaux ; catalogues de libraires ; catalogues de ventes ; faire-part ; livres liturgiques ; factums.

    Qui sont les anonymes ?

    Léopold Delisle, dans sa préface, ne définissait pas l'anonyme, mais Georges Picot, dont le rapport de 1894 au ministre de l'Instruction publique est à l'origine immédiate de l'impression du catalogue, nous fournit deux précisions. Aux ouvrages anonymes par absence totale de mention d'auteur devaient s'ajouter les anonymes "par excès d'auteurs" - lorsque ceux-ci étaient plus de cinq -, et les ouvrages "signés d'initiales". Dans la pratique on remarque en outre que le Catalogue-auteurs consacre des entrées ou des renvois aux pseudonymes composés d'un nom et d'un prénom, ou d'un prénom seul, mais que les autres pseudonymes du type "Un philosophe solitaire" ou "L'auteur inconnu de plusieurs pièces connues en sont absents. Par héritage en quelque sorte, le catalogue des anonymes a ainsi été amené à recenser également certains ouvrages parus sous pseudonymes ou signés d'initiales, et cela même si leurs auteurs ont été identifiés et traités au Catalogue-auteurs sous leur nom véritable.

    En dehors de ces catégories, on a considéré comme anonyme tout ouvrage dans lequel l'auteur apparaît sous une forme insuffisante pour une identification rapide: titre, fonction ou rappel du titre d'un de ses précédents ouvrages. C'est le cas, par exemple, de «L'évêque de Belley», «L'éditeur des Folies de mon neveu » ou «L'auteur des Observations d'un citoyen». Au contraire, on n'a pas retenu les ouvrages dont l'auteur, bien que n'apparaissant pas à la page de titre, est mentionné dans l'ouvrage à un endroit facilement accessible: pièces liminaires, explicit ou page de titre d'une partie de l'ouvrage. N'entrent pas non plus dans ce catalogue les ouvrages en caractères non-latins à l'exception des grecs - dont le titre est alors translittéré, et les ouvrages en plusieurs langues lorsque l'une d'entre elles est latine. On peut noter enfin que certains types de publication "d'un genre déterminé" n'ont pas été regroupés en fonds spéciaux et sont donc catalogués' parmi les anonymes du fonds général. Ainsi des prospectus commerciaux ou des abécédaires.

    Le tri des anciennes fiches datées entre 1501 et 1800 a été notre première opération. On y a joint les fiches sans date correspondant à des ouvrages qui ne pouvaient être datés sans être examinés directement. Il a fallu récupérer des anonymes dont, à certaines périodes de la rédaction du Catalogue-auteurs, les fiches avaient été retirées et détruites dès que leurs auteurs étaient identifiés. C'est ainsi qu'a été constitué notre fichier de base.

    Les éléments de description notés sur les anciennes fiches n'étant pas assez précis pour être repris tels quels, il fallait donc cataloguer de première main, d'après les ouvrages euxmêmes.

    Comment sont rédigées les notices bibliographiques ?

    Bien qu'il constitue une partie d'un catalogue général, le catalogue des anonymes a également une existence propre et est appelé à faire des grands répertoires de livres anciens, un peu à la façon des STC de la British Library. Aussi, a-t-il été décidé de suivre les règles de catalogage recommandées par l'IFLA pour le traitement des fonds anciens, c'est-à-dire l'ISBD(A) dont une traduction française venait de paraître en 1982. A partir de ce document ont été rédigées des règles de catalogage plusieurs fois enrichies (en 1983 et 1984), dont la majeure partie est passée dans la norme AFNOR Z-44-074 Catalogage des monographies anciennes, élaborée entre 1983 et 1985 sous la présidence de M.-F. Dupuigrenet et qui vient d'être publiée.

    Tout en conservant le schéma général ISBD, qui répartit l'information bibliographique en zones, nous avons été amenés à développer certaines de ses parties et à modifier certaines autres à la lumière des résultats des grandes entreprises de catalogage automatisé de livres anciens en particulier, l'18th century ESTC et le Censimento délie cinquecentine, très comparables au catalogue des anonymes par le nombre d'ouvrages traités et le personnel à leur disposition.

    Dans les zones de transcription (titre et adresse), la graphie et la ponctuation de l'ouvrage ont été scrupuleusement respectées, et la ponctuation prescrite de l'ISBD(A) abandonnée. Les zones de description (collation et notes), elles, suivent pour l'essentiel l'ISBD(A) mais on a beaucoup développé les notes sur l'exemplaire en demandant un relevé systématique des mentions de possesseur, des reliures et des particularités d'exemplaires.

    L'ISBD(A), et les règles de catalogage qui en ont été tirées, ne concernaient que la notice bibliographique proprement dite et non les vedettes. Dans le cas d'un catalogue par titres, celles-ci sont à l'évidence aussi essentielles que difficiles à construire (Léopold Deliste s'interrogeaient déjà à leur sujet dans une note trop peu lue de sa préface déjà citée) Sans entrer dans un trop grand détail, j'indique que nous avons utilisé au maximum les titres de forme et les titres uniformes afin de rassembler des ensembles significatifs.

    Les titres uniformes sont biens sûr employés pour rassembler les classiques anonymes et la Bible, mais aussi les diverses éditions d'un même texte. Les titres de forme, eux, peuvent être construits non seulement pour désigner des types d'oeuvre (cartulaires ou mazarinades), mais tout ouvrage événement à caractère répétitif : baptême, entrée, joute, obsèques, etc. Les mêmes choix de rédaction auraient pu être faits dans un catalogue produit selon des méthodes traditionnelles, mais ils sont confortés par l'informatisation de la Bibliothèque Nationale qui permet de multiplier les points d'accès aux notices et de donner au catalogue une forme plus souple que celles des catalogues imprimés traditionnels. L'automatisation du catalogue et sa publication : le format INTERMARC livre ancien.

    Dès le départ, il a été souhaité d'utiliser les possibilités offertes par la création de la base bibliographique BN. Ce choix impliquait d'adopter le format d'enregistrement INTERMARC, déjà utilisé par la Bibliographie de la France. Grâce à la collaboration attentive et fidèle du Service informatique et du Centre de coordination bibliographique et technique, un format Intermarc-Livre ancien a été établi, auquel s'est associée la Réserve des imprimés. Son utilisation est détaillée dans le Manuel de catalogage automatisé des livres anciens que la BN publie cet hiver.

    Le catalogage se fait donc sur des bordereaux conformes à ce format, qui ont été conçus par l'Inventaire général. Ils sont actuellement saisis par la société informatique AIC (Ateliers Informatique du Centre), qui produit d'une part des bandes magnétiques contenant toute l'information des bordereaux bibliographiques, d'autre part des fascicules imprimés. Ceux-ci se composent de notices principales et de notices de renvoi dans l'ordre alphabétique, et de trois index :

    • titres secondaires et variantes des titres,
    • auteurs principaux dévoilés et auteurs secondaires sous forme normalisée suivis des titres des oeuvres correspondantes
    • imprimeurs/libraires également sous forme normalisée, classés par ville d'édition. Cet index est suivi d'une liste alphabétique des imprimeurs /libraires avec renvois aux noms des villes.

    Ce format, utilisé à présent pour les seuls anonymes, peut servir à cataloguer tout livre ancien. La notice bibliographique y est divisée en deux parties. Des informations codées qui permettront des tris quand la base bibliographique sera opérationnelle sont données dans une première partie. Les critères de tri sont ceux d'INTERMARC (date de publication, pays de publication, présence d'illustration, langue de publication), ainsi que trois autres, propres au catalogue des anonymes et qui définissent des genres facilement identifiables par le catalogueur: théâtre, vers, chanson.

    La seconde partie se compose de zones de longueur variable, affectées chacune d'une étiquette correspondant aux zones de l'ISBD(A). L'automatisation a permis d'y créer des points d'accès nouveaux : certains servent déjà à produire des index dans les documents édités ; les autres ne seront accessibles qu'à partir de l'entrée du catalogue dans la base bibliographique. Font partie de la première catégorie, outre les vedettes-auteurs sur lesquelles ie reviendrai, les titres secondaires, les villes d'impression et les imprimeurs-libraires. La deuxième catégorie comprend les mots du titre propre, les grands répertoires de livres anciens et les particularités d'exemplaires.

    Le travail d'autorité.

    La création de ces nouveaux points d'accès a entraîné celle d'une liste d'autorité et de fichiers d'autorité spéciaux destinés à entrer dans la base bibliographique BN. Leur alimentation s'ajoute à celle du fichier d'autorité personnes physiques (PNA) et est devenue une des principales tâches de l'Inventaire général. Une liste des grands répertoires bibliographiques, dont la citation est obligatoire, comporte à l'heure actuelle 60 titres avec leurs formes abrégées et normalisées qui constitueront des clés de tri. On pourra ainsi savoir quels anonymes français non compris dans Barbier, ou quelles éditions lyonnaises non recensées par Baudrier, nous possédons, ou bien à l'inverse appeler une notice bibliographique par son numéro dans des répertoires tels que les STC britanniques. Cette liste ne doit s'accroître que très peu puisque sont intérêt est d'être toujours citée.

    En revanche les fichiers d'autorité personnes physiques et imprimeurs-libraires connaissent une progression très rapide. Un comptage effectué d'après les 5.000 premières notices montre qu'à chaque notice bibliographique correspond, si l'on peut dire, 0,5 auteur et 0,4 imprimeur/libraire. De façon plus parlante presque chaque notice bibliographique donne lieu à la rédaction d'une notice d'autorité.

    Ce sont les catalogueurs eux-mêmes qui établissent les notices d'autorité personnes physiques sur un bordereau conçu par le CCBT. Ils les entrent aussi eux-mêmes en machine sur le terminal du service. En fait, l'Inventaire général est actuellement le plus gros pourvoyeur du PNA en auteurs anciens.

    Les notices d'autorité imprimeurs/libraires, plus complexes, sont, elles, confiées à deux conservateurs : Mlle M. ORIEUX et M. J.-D. MELLOT. Elles sont enregistrées par les AIC qui verseront leurs bandes magnétiques dans la base bibliographique.

    Leur publication est également prévue. Outre les formes des noms des imprimeurs/libraires, ou des entreprises d'édition qui figurent dans l'index publié, ces notices fournissent des renseignements de première main sur les dates d'activité, les adresses, les devises, les associations de ces personnages ou de ces firmes, ainsi que sur les sources consultées. Un Manuel du rédacteur de notices d'autorité imprimeurs/libraires a été rédigé par Mlle M. ORIEUX et M. J.-D. MELLOT. Il doit paraître au début de 1987.

    Le fichier d'autorité des possesseurs, lui, doit être pris en charge par la Réserve des imprimés à partir de décembre 1986. Pour le moment les mentions de possession relevées ne font pas l'objet d'une indexation.

    Situation du catalogue à la fin de l'année 1986

    De janvier 1985 à février 1986 trois fascicules sur papier, d'environ mille notices chacun, ont été publiés par les AIC. Il s'agissait de publications expérimentales destinées en premier lieu à tester les programmes d'édition. Leur tirage avait été minime (une quinzaine d'exemplaires).

    Ces quelques 3.000 notices publiées ont été refondues avec 2.000 nouvelles pour former la première publication commercialisé du Catalogue des anonymes anciens. Les 5.000 notices de cette refonte remplissent, dans un tirage sur papier, 1.270 pages. Etant donné qu'ont été prévues des refontes régulières toutes les 5.000 notices, la publication sur papier d'un pareil volume d'informations devenait impossible. Elle se fera donc sur microfiches à partir du début de 1987, à la façon de 18th century ESTC.

    Que représentent ces 5.000 premières notices ? Bien que le catalogue ait commencé par la lettre A, on y trouve bien des ouvrages commençant par d'autres lettres de l'alphabet. En effet, l'Inventaire général a choisi de traiter en même temps les diverses éditions d'un texte publiées sous des titres différents, la totalité d'une controverse, ou encore les éditions séparées de textes reprises telles quelles dans des recueils. Par ailleurs la Bible a commencé à être traitée. Elle compte pour 1.270 notices dans la première refonte.

    Perspectives ouvertes par l'existence du catalogue des anonymes/^

    Ce catalogue est d'abord, je l'ai dit, une section du catalogue général de la Bibliothèque nationale. Mais, celle-ci possédant à elle seule presque un tiers des livres antérieurs à 1.800 conservés en France, le catalogue des anonymes apparaît d'emblée comme un instrument de travail essentiel au catalogage tant souhaité des fonds anciens des bibliothèques françaises. Et cela non seulement par la publication de ses microfiches qui, comme le Catalogue-auteurs, fourniront des moyens d'identification et des modèles, mais parce qu'il devient techniquement possible, grâce à la base bibliographique BN, de faire de ce catalogue un des instruments d'un catalogue partagé. Les très larges consultations qui ont accompagné la rédaction de la norme Catalogage des monographies anciennes ont montré qu'il s'agissait d'une aspiration générale.

    Déjà la Bibliothèque de la société d'histoire du protestantisme français, la Bibliothèque Mazarine et la Bibliothèque de l'Arsenal s'apprêtent à joindre certaines de leurs notices de livres anciens à la base BN : pamphlets à l'Arsenal, Bibles pour la BSHPF et la Bibliothèque Mazarine. Ainsi pourrait se constituer autour du catalogue des anonymes une base de données générale sur les livres anciens conservés en France et commencer un catalogue collectif national. Ce n'est plus un rêve, mais déjà un projet.

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    Exemple de notice de livre ancien