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L'histoire de "Vivienne" ou de passages en galeries

1986

    L'histoire de "Vivienne" ou de passages en galeries

    Par Jean WATELET, Conservateur au Département des Périodiques

    Un des éléments caractéristiques de notre quartier est sans doute la présence de ces passages ou galeries vitrées qui font communiquer les grands boulevards et le Palais-Royal et devaient être prolongés jusqu'aux Tuileries.

    En 1835, Auguste Luchet écrit dans le Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle : "Aujourd'hui Paris contient une vingtaine de passages vitrés que la mode a divisés en deux classes. Elle a laissé les uns à tout le monde et s'est réservé les autres : elle a aboli pour ceux-ci la vulgaire appellation de passage. Ce mot sent le peuple ; il écorchait les bouches aristocratiques : le mot galerie allait mieux au dialogue parfumé du beau monde ; on a dit galerie Delorme, galerie Vivienne, galerie Colbert, galerie de l'Opéra, galerie Boufflers, galerie Vérot-Dodat et même galerie Montesquieu, quoiqu'il n'y ait peut-être rien au monde de plus salement ignoble que les soi-disant galeries Montesquieu. Quant au magnifique couloir vitré qui conduit de la rue de Choiseul à la rue Neuve-des-Petits-Champs, la mode n'a encore daigné le nommer que passage Choiseul; ses habitants se consolent en pensant que l'opulent passage des Panoramas n'a pas non plus rang de galerie. Dans tous les deux, au reste, on espère de l'avancement (...) . Ce que l'on vend dans les passages est aussi bon que partout ailleurs. Les inventions nouvelles, les perfectionnements, les fantaisies d'un jour y sont ordinairement exposés dès leur apparition. Les prix varient selon l'élégance et la vogue du passage (...). Si j'avais à être le cicérone de quelqu'un, voici comment j'entendrais la visite des passages. A une heure, les galeries de l'Opéra ; à deux heures la galerie Boufflers et le passage Choiseul ; à trois heures, la galerie Verot-Dodat, les galeries Vivienne et Colbert et le passage des Panoramas ; après l'heure de la Bourse, encore le passage des Panoramas ; et le soir, tous les passages, toutes les galeries. Car le soir, quand les torrents de gaz enflammé ruissellent à travers les vitrages, teignent en pourpre le pâle visage des femmes, donnent au cuivre le bruni de l'or, et changent les cristaux en diamants, alors ces petits riens, des jouets, ces riches misères aux mille formes, aux mille couleurs que le luxe jette impérieusement à l'obéissance de ses favoris, resplendissent d'un éclat magique...".

    Les passages ont été voulus par Napoléon afin de relier le quartier, alors aristocratique de la Chaussée d'Antin, à la rue de Rivoli et aux Tuileries. Dans la rue de Rivoli, construite selon le modèle des rues à arcades de Turin et de milan, devait s'installer un commerce de luxe ; des hôtels pour riches étrangers venant à la cour y seraient construits plus tard. La chute de l'Empire a retardé ce programme mais n'en a pas provoqué l'abandon. Les passages ou galeries vont être un des témoignages relativement rares de la politique de la Restauration en matière de construction, car tous seront achevés entre 1825 et 1830.

    La plupart d'entre eux sont décorés de motifs de style Empire ; de plus ils présentent une novation architecturale : l'alliance de la pierre, du fer et du verre.

    Leur succès est immédiat et l'auteur des Plaisirs de Paris écrira en 1867 : "Les gens pressés aiment mieux faire un détour que de s'aventurer sous les pieds de ses voisins ou d'avoir les côtes enfoncées par eux." '-

    Chacun d'eux a ses caractéristiques,-comme il a ses habitués. Hors de notre quartier, le passage Jouffroy est le siège de trois restaurants réputés ; le passage des Panoramas est célèbre pour ses boutiques de libraires et de bronzes d'art ; à partir de 1881, ce sera aussi un des accès au musée Grévin, le passage de l'Opéra - celui-ci se trouve alors rue Le Peletier est fréquenté par les gens qui se rendent à la Bourse, le passage du Saumon est "peut-être le passage de Paris le plus battu par des paires de bottes amoureuses et par des paires de bottines vernies."

    Le passage Choiseul :

    C'est un des plus long de Paris. Ouvert en 1827, son entrée, rue Saint-Augustin, a conservé la façade de l'ancien hôtel construit vers 1655 pour Joachim Seiglière de Boisfranc, intendant des finances du duc d'Orléans. Il possède un double avantage : en plus d'une galerie marchande, il dessert deux théâtres, le Théâtre-Italien et le petit théâtre Comte, qui deviendra en 1855 celui des Bouffes-Parisiens ;-4e roi Louis-Philippe, qui aimait fréquenter les Italiens, avait fait percer un souterrain qui menait du théâtre au passage, afin de trouver une sortie commode en cas d'émeute ou d'attentat. A chacune de ses deux extrémités se trouve un café et, au milieu, un restaurant, le Grand Gastronome où, en 1833, pour trente-deux sous, on sert un potage, trois plats et un dessert. Tous ces établissements vivent de la clientèle que leur apportent les théâtres. Les effluves que dégagent les fruits d'un marchand d'oranges embaument le foyer des Bouffes-Parisiens, ce qui permet au régisseur de faire des économies sur l'eau de senteur habituellement pulvérisée pour rafraîchir les spectateurs.

    A côté du Grand Gastronome s'est installé le libraire Percepied, spécialisé dans les ouvrages religieux. Il cède le fonds à son commis Alphonse Lemerre, qui va en faire la maison d'édition des poètes du Second Empire. Théodore de Banville, Bau-delaire, Verlaine sont alors vendus en volumes de petit format, sur un papier de couleur crème, formant la "Petite bibliothèque littéraire" dont la couverture porte une devise latine : "Fac et spera". Disparue il y a une vingtaine d'années, la librairie Lemerre avait été l'objet, peu avant la guerre de 1914, d'une peu banale banale tentative d'escroquerie. Un jeune homme avait fait faire des cartes de visite au nom de Lemerre et les avait présentées au contrôle de la Comédie Française pour obtenir des places gratuites. Démasqué, le jeune homme, contre qui l'éditeur refusa de porter plainte, s'appelait Alexandre Stavisky. Edition et librairie ne vont pas sans papeterie : les commerces de papeterie et la maison d'impression de "travaux de ville" qui se trouvent toujours dans la galerie remontent également au siècle dernier.

    Actuellement, le passage Choiseul est devenu, comme les autres galeries, le siège de nombreuses maisons de vêtements, souvenir, peut-être, des maisons de tissus du quartier, qui était en même temps le centre de l'édition des journaux de modes.

    La galerie Vivienne :

    "Ce passage est l'un des plus fréquentés de Paris. C'est plutôt une suite de salles de diverses grandeurs et de diverses constructions, qu'un passage. La rue Vivienne lui a donné son nom " lit-on dans le Dictionnaire historique de Paris, paru en 1832. Construite en 1823 à l'initiative du notaire parisien Marcoux, elle fut léguée en 1859 à l'Institut afin que ses revenus puissent servir à subventionner les artistes titulaires du prix de Rome.

    "Le Passage Vivienne est, sans contredit, le plus fréquenté de tous les passages de la capitale, y compris peut-être celui des Panoramas. C'est en effet le chaînon qui joint aux boulevards un des quartiers les plus industrieux de la ville. Aucun autre ne se trouve donc mieux placé que lui pour être un foyer brûlant de circulation et d'activité. L'aspect général de l'édifice semble se ressentir de cette destination, car tout y est sévère et positif. C'est inutilement qu'on y chercherait les amorces que le luxe jette partout ailleurs à la curiosité et aux désirs capricieux ; là, tout s'adresse aux besoins d'une vie tranquille et calculée. Les tailleurs, bottiers, marchands de vin, merciers, poticiens, bonnetiers, verriers, libraires, ont formé une sainte ligue de producteurs ardents à tous les travaux d'un intérêt matériel.

    Cet édifice manque de largeur ; de plus, la toiture est trop rapprochée du sol, ce qui appauvrit singulièrement la perspective. D'ailleurs, il est négligé, mal tenu ; c'est un riche épicier qui s'en vient à la Bourse avec une casquette de loutre sur la tête." écrit Amédée Kermel 1833 dans Paris ou Le Livre des Cent-Un. La galerie semble ne jamais avoir attiré les foules. En 1867, à l'époque de l'apogée du "boulevard", Les Plaisirs de Paris remarquent : "On y passe et l'on se promène ; mais croyez bien que les femmes qui s'y promènent n'y ont pas les arrières-pensées folâtres que ne manquent pas d'avoir celles qui ont fait du passage Jouffroy leurs galeries, et que les hommes qui passent ne s'attendent pas le moins du monde à faire lever sous leurs pas la moindre compagnie de perdrix roses...

    La surprenante librairie Petit-Siroux, fondée en 1829, semble encore attendre la venue du père Goriot : si les ouvrages en vente ne relèvent pas de la haute bibliophilie, du moins présentent-ils l'ensemble le plus complet de la librairie courante depuis plus de cent ans, et les trouvailles qu'on y fait sont-elles aussi imprévues que pittoresques.

    Comme le passage Choiseul, la galerie Vivienne a possédé aussi ses salles de spectacles : ce fut d'abord, en 1832, le Cosmorama où l'on voyait des paysages derrière des verres grossissants, ce qui donnait cette impression du relief que l'on n'obtient aujourd'hui qu'avec des lunettes bicolores. Les Cosmoramas, Géora-mas, Panoramas, avaient alors une grande vogue, qui se poursuivra jusqu'en 1914. L'invention, mise au point à la fin du XVIIIe siècle, consistait à présenter, sur un fond de toile peinte, des personnages et des objets en premier plan, ce qui donnait l'illusion soit de contempler un paysage, soit d'assister à un événement historique, le plus souvent une bataille. Actuellement, tous ont disparu en France : seuls subsistent celui de Lucerne, montrant la retraite de l'armée française en Suisse en 1871, et celui du champ de bataille de Waterloo. L'un et l'autre attirent toujours les visiteurs.

    La galerie Vivienne avait aussi son théâtre, le Théâtre lyrique de la galerie Vivienne qui, vers 1890, représentait des extraits de pièces en vogue, dont un seul journal, le Courrier français, rendait compte, puis se transforma en un théâtre de marionnettes, disparu en 1904. Tombée dans le silence, la galerie Vivienne allait renaître, dans les années 1960, grâce à l'initiative d'une femme, Huguette Spengler, qui y occupait plusieurs boutiques garnies d'étonnantes sculptures en bois de sa fabrication, puis être restaurée et devenir une sorte de prolongement des magasins de modes récemment installés place des Victoires.

    La galerie Colbert :

    Parallèle à la galerie Vivienne, ouverte peu avant elle, elle avait lors de son inauguration, suscité l'admiration d'Amédée Kermel : "J'ai un faible pour le passage Colbert : j'adore le passage Colbert. Je m'extasie devant les élégantes proportions de son architecture composite, devant la majesté de son maintien. J'admire la série régulière de ces globes en cristal, d'où émane une clarté vive et douce en même temps (...). Je vous recommande surtout le joli coup d'oei' que présente la rotonde. Le candélabre qui l'éclaire ressemble à un cocotier au milieu d'une savane. Autour de lui ont campé les prêtresses de la lingerie et de la parfumerie. J'en ai bien vu des générations de lingères passer et s'éteindre autour du candélabre ! C'est qu'elles avaient trop compté sur leur beauté, et pas assez sur la vivacité des lumières. Ce candélabre est un motif de jalousie pour le passage Vivienne, qui n'ayant pas de rotonde assez spacieuse pour comporter un ornement de cette dimension, a cru se dédommager en se donnant un Mercure muni de toutes ses attributions, et toujours prêt à s'envoler comme s'il cherchait à fuir de son piédestal (...). A vrai dire, la foule paraît peu s'en inquiéter. La foule qui n'aime que ses fantaisies, qui ne va, n'agit, ne fait, ne dit, ne pense que par elles et pour elles, la foule se presse au passage de Vivienne, où elle ne se voit pas, et délaisse le passage Colbert, où elle se voit trop peut-être.

    Un jour on voulut la rappeler, la foule, en remplissant chaque soir la rotonde d'une musique harmonieuse, qui s'échappait invisible par les croisées d'un entresol. Mais la foule vint mettre le nez à la porte et n'entra pas, soupçonnant dans cette nouveauté une conspiration contre ses habitudes et ses plaisirs routiniers : la foule est méfiante."

    Les deux passages ont toujours été en concurrence, voire en rivalité : "Le passage Vivienne reproche à son confrère l'aristocratie de ses allures au milieu d'un quartier de travailleurs, et celui-ci rétorque l'argument, en lui jetant au nez la vulgarité de son goût pour les bas étages de l'industrie." Toutefois le passage Colbert semblait promis à la destruction. Si les autres galeries avaient sinon prospéré, du moins survécu celui qui avait été le plus brillant des trois n'était plus que ruine vers 1975 ; les commerçants l'avaient abandonné, de vagues entrepôts avaient pris leur place ; et le motif de bronze de la rotonde, tant admiré, ne survivait plus que dans les gravures de l'époque romantique. Si la galerie Vivienne avait retrouvé une nouvelle jeunesse, celle qui avait été si longtemps sa rivale était vouée à la destruction, et puis, le miracle, car il faut bien parler d'un miracle, s'est produit : restaurée par la Bibliothèque Nationale, la galerie Colbert est aujourd'hui plus belle qu'elle le fût... en 1826.