Je n'ai retenu dans cette étude que les pays africains francophones au sud du Sahara, excluant le Maghreb qui est à un autre stade de développement et qui possède une langue et une culture nationales, l'arabe. J'en ai exclu Madagascar qui présentait aussi des différences, et qui se trouve dans une autre aire géographique. J'y ai gardé la Mauritanie, qui a pourtant une unité de langue (l'arabe) et de culture, mais dont la situation géographique et le stade de développement s'apparentent à notre étude.
La bibliographie, in-fine, sera très courte. Mais j'ai pu m'appuyer sur les mémoires de fin d'étude des étudiants africains à l'Ecole Nationale Supérieure des Bibliothécaires (ENSB) de Lyon. Sur 74 étudiants s'étalant sur 6 promotions (1977 à 1983), 38 ont traité des sujets africains; j'en ai, en outre, retenu 4 autres de 1975 à 1976. De ces 42 travaux, j'ai pu lire ce que ces jeunes gens pensaient des bibliothèques et du problème de la lecture dans leurs pays: documentation africaniste, histoire, promotion et diffusion de la lecture, langues africaines, traditions orales, édition et écrivains; les bibliothèques de lecture publique; la formation des utilisateurs et des bibliothécaires. Sur les B.U. africaines (monographies, missions, bibliographies, automatisation, réseaux) je donne la liste des 14 travaux retenus
1.- Cinq états sahéliens et sahariens: Mauritanie, Mali, Niger, Tchad et Burkina-Faso. Environ 5 M de km2et 25 M d'habitants. Ce sont des pays qui se débattent dans de grosses difficultés économiques et climatiques. L'analphabétisme dépasse les 90 % et la scolarisation du 1 ° degré atteint seulement 30 % des enfants.
Il y a 4 petites universités (Nouakchott, Niamey, N'Djamena, Ouagadougou) et des écoles de formation de cadres dans chacun des pays, soit entre 6 et 8 000 étudiants (environ 30 pour 100 000 habitants)(référence: France, 18 à 1 900 pour 100 000 habitants).
Il n'y a pas de BU significative, mais quelques collections pédagogiques dans chaque unité d'enseignement. Seul, le Mali, avec la BN et un effort de diffusion de la lecture, semble progresser actuellement.
2.- Neuf Etats en zone tropicale et équatoriale, anciennement sous administration française: Sénégal, Guinée, Côte d'Ivoire, Togo, Bénin, Cameroun, Centrafrique, Gabon et Congo. Environ 2,640 M de km2et 35 à 40 M d'habitants.
L'analphabétisme se situe entre 45 et 70 %, le taux de scolarisation varie de 35 à 100 %.
Chaque Etat a son Université (mais les renseignements sur la Guinée sont très incomplets) et il doit y avoir entre 60 et 70 000 étudiants soit près de 200 pour. 100 000 habitants.
Il y existe 4 pôles documentaires importants, avec des BU mais aussi d'importantes bibliothèques de recherche: Dakar, Abidjan, Yaoundé, Brazzaville. Les autres Universités, moins bien équipées, le sont nettement mieux que dans les Etats sahéliens. Le Gabon, aidé par une économie à l'aise, progresse rapidement. Le Congo, le Sénégal et la Côte d'Ivoire font un effort en faveur de la lecture publique; mais les moyens mis en oeuvre sont encore trop faibles.
3.- Trois Etats anciennement sous administration belge: Zaïre, Burundi, Rwanda. Environ 2,4 M de km2et 37 à 38 M d'habitants. Les taux de scolarisation et d'alphabétisation sont comparables à ceux des 9 Etats précédents. La lecture y avait été développée dès 1935 mais surtout à l'usage des colons et d'une petite élite, et 2 universités créées avant 1960: mais les événements politiques des années 60 et les difficultés économiques depuis, n'ont pas permis de développement sauf dans les deux petits Etats (Rwanda et Burundi) moins favorisés en 1960.
Il y a actuellement 5 universités (Kinshasa, Kisangani, Lumumbashi, Rwanda et Burundi) et environ 25 000 étudiants (70 pour 100 000 habitants). Les 5 BU, malgré leurs difficultés, semblent avoir atteint la masse critique permettant d'être un auxiliaire de l'enseignement et de la recherche. Celle de Kinshasa peut être comparée à celle de Dakar.
Pour nous résumer:
Les estimations divergent quant au nombre d'ethnies et de langues parlées sur l'ensemble des 17 Etats: 300 ? 600 ? Les gouvernements (sauf la Mauritanie) ont dû décider de retenir comme langue officielle, la langue dénominateur commun, celle des anciens colonisateurs, le français. La situation est d'ailleurs analogue dans les pays anciennement sous administration anglaise.
Pour les jeunes gens qui poursuivront leurs études, c'est le manque de livres (hors manuels scolaires) et de livres adaptés qui se fera sentir.
La diffusion du livre par les institutions de lecture publique ou les bibliothèques scolaires est encore très faible, n'atteignant un seuil d'efficacité que dans quelques grands centres. Il est d'ailleurs assez anormal que la plupart des bibliothèques publiques dignes de ce nom soient les centres culturels étrangers, surtout français qu'on trouve dans une trentaine de grandes villes.
Il y a certes des auteurs africains: la Bibliographie des auteurs africains de langue française (4eéd., Paris, Nathan, 1979), recense 1 170 auteurs et 2 300 ouvrages (hors manuels scolaires). Mais, même si les ouvrages sur l'Afrique y sont nombreux, il y a très peu d'ouvrages écrits pour les Africains.
Il a certes fait des progrès importants en 20 ans, mais il reste très faible, et se concentre pour l'essentiel dans 4 pays (Sénégal, Côte d'Ivoire, Cameroun, Zaïre).
D'après les répertoires: Publishers international directory (Saur), World guide to libraries (Saur), Répertoire international des libraires de langue française (Cercle de la Librairie, Paris), dans l'aire étudiée, nous pouvons dresser le tableau suivant, valable en 1980:
sont comptabilisées dans les mêmes sources :
Mais ces termes et ces chiffres recouvrent le plus souvent des réalités très différentes de celles des pays aux traditions culturelles écrites plus anciennes.
n'avait en 1980 atteint que deux sites dans l'aire retenue, et ce grâce à la FAO: le centre d'étude sur le fleuve Sénégal à Saint-Louis et le centre sur le Sahel à Bamako. Aucun lien avec les serveurs occidentaux n'était encore possible, et le réseau intérieur des télécommunications ne permettait pas de liaisons informatiques.
Dès le début des années 60, au lendemain immédiat des décolonisations, des hommes, experts ou prophètes, se sont penchés sur l'avenir d'une Université à créer, et de sa bibliothèque. Cette partie va rassembler à une anthologie, mais il était difficile d'exprimer différemment ce qu'ils ont pensé et écrit:
La Conférence sur le développement de l'enseignement supérieur en Afrique tenue en 1962 à Tananarive.
"Le rôle de l'enseignement supérieur dans le développement économique, culturel et social en Afrique, doit consister non seulement à s'acquiter de ses fonctions et obligations traditionnelles en matière d'enseignement et de progrès de la connaissance par la recherche, mais aussi à...
3. Favoriser l'étude et la connaissance de la culture et du patriotisme africains...
4. Mettre complètement en valeur les ressources humaines de l'Afrique de façon à lui permettre de faire face à ses besoins en personnel.
5. Orienter la formation de tout l'être humain en vue de l'édification nationale.
6. Elaborer au cours des années un type vraiment africain d'enseignement supérieur au service de l'Afrique et de son peuple, tout en éveillant le sentiment de l'appartenance à la "grande famille de l'humanité", (page 8)
John C. LORENZ, directeur du Service des Bibliothèques (US Office of Education) écrivait dans le Bulletin de l'Unesco (1962) un article sur "Le rôle des Bibliothèques dans le développement économique et social" (pages 242-249).
"Les BU sont importantes dans les pays neufs où professeurs et étudiants sont appelés à jouer un rôle de premier plan dans le développement économique et social... C'est souvent par l'intermédiaire des Universités que s'effectuent la réception, l'adaptation et la diffusion des nouvelles connaissances techniques, économiques et sociales... Les livres, brochures, périodiques, fims et autres types de matériel de Bibliothèque, sont des instruments indispensables à tous les niveaux de l'éducation, de l'alphabétisation jusqu'à l'enseignement supérieur et aux cours pour adultes... Outre leur rôle culturel, les Bibliothèques apportent une contribution essentielle au progrès économique et social (santé, agronomie, profession...) de chaque pays".
Pierre LELIEVRE, ancien directeur adjoint des Bibliothèques de France et alors recteur de Dakar écrivait en 1965 (Colloque de l'Aupelf à Genève en 1965) sur "Les aspects particuliers de la mission de l'Université... spécialement en Afrique... entraînent-ils une conception originale de la BU ?" (page 70-77) :
"Si la fonction proprement universitaire (de la BU), aussi bien sur le plan pédagogique que sur celui de la recherche, ne me paraît pas la distinguer de ses aînée ou de ses soeurs européennes, sa mission culturelle dépasse très largement cette fonction...
"Ce qui fait que la BU n'est pas une bibliothèque savante parmi d'autres c'est qu'elle est proprement la Bibliothèque. Nulle autre qu'elle n'a les moyens humains, matériels et techniques, d'entreprendre la collecte systématique, l'inventaire et le catalogage de tous les documents intéressant le passé, l'histoire et la vie du pays. Or une documentation considérable, manuscrite, imprimée, photographique ou enregistrée est produite et se perd sous nos yeux, dont demain on déplorera la dispersion ou l'anéantissement. Ces précieux matériaux sont ceux que l'Université a mission de rechercher et de collecter...
"Nous devons lui assigner un autre (rôle) qui n'est pas moins important. Le respect des cultures africaines traditionnelles n'empêche pas que l'étudiant africain doit aussi acquérir, et dominer, cette culture livresque qui constitue la base des cultures occidentales. Cette partie de sa formation intellectuelle doit être aussi prise en charge par l'Université et la bibliothèque doit, non seulement être le lieu où l'on trouve dictionnaires, manuels et auteurs du programme mais l'occasion de contracter ce que Valéry Larbaud appelait, ce vice impuni, la lecture" (p. 75-76).
Morris A. GELFAND dans son livre "Les BU dans les pays en voie de développement" (1968):
"Une croissance économique accélérée constitue un objectif commun à tous les pays en voie de développement; pour l'atteindre, ceux-ci doivent concentrer leurs efforts sur la production des ressources humaines nécessaires à tous les niveaux de l'activité, publique ou privée.
"Les Universités ont un rôle capital à jouer à cet égard: pour former des diplômés capables de rendre d'utiles services, elles ont besoin, non seulement de disposer de professeurs qualifiés et d'étudiants convenablement choisis, mais encore de pouvoir ménager à tous les membres de la communauté universitaire un accès direct à la somme des connaissances accumulées au cours de siècles.
"Or, au sein de l'Université, la bibliothèque est l'organisme le mieux placé, pour rassembler et classer ces connaissances en vue de leur utilisation, ainsi que pour fournir les services et installations de nature à favoriser cette utilisation...
"Une Université digne de ce nom a également pour rôle de conserver, d'interpréter et de faire progresser le savoir... Néanmoins, ce besoin primordial de ressources humaines plus abondantes et plus efficaces, est en lui-même suffisamment fort pour justifier l'existence d'universités et de bibliothèques dotées de puissants moyens d'action.
"Les bibliothèques et les centres de documentation dont disposent actuellement les pays en voie de développement sont en général, hormis quelques exceptions remarquables, très insuffisants...
"Parmi les obstacles qui s'opposent à l'essor des BU dans certains pays, il semble que les principaux soient les suivants :
Relu 15 ans après, ce texte n'a, malheureusement, pas pris une ride.
Les questions nécessaires à cette évaluation sont aussi posées par GELFAND (Op. Cit. p. 24) dès 1968.
"Toute BU, que ses attributions soient larges ou restreintes, subit l'influence des facteurs ci-après qui agissent sur la situation des Bibliothèques dans le pays:
Notre constat de 1984 ne peut être que pessimiste concernant le contenu et le niveau atteint par les BU dans les pays africains francophones.
Nous avons vu plus haut que ce réseau faible: un seul Etat, le Zaïre, mais il est immense et peuplé, a 3 BU; quelques Etats n'en ont pas. Le chiffre de 111 bibliothèques et de 228 centres de recherche ne doit pas impressionner, c'est celui d'une université française de 30 à 40 000 étudiants... En réalité, il n'y a que 6 pôles documentaires valables pour un continent immense, deux fois plus peuplé que la France.
Les bibliothèques scolaires sont pratiquement inexistantes, malgré l'effort de certains bibliothécaires; l'essentiel des bibliothèques publiques est constitué par des centres culturels étrangers; les bibliothèques nationales en sont à leurs premiers pas et ne peuvent prétendre réaliser une bibliographie nationale sérieuse, compte tenu de la faible densité éditoriale et de la difficulté de se procurer, à l'étranger, la documentation sur l'Afrique ou écrite par des Africains.
Les BU africaines, dont nous avons vu les exigences et les missions, bien plus grandes que celles d'un pays développé, sont trop peu nombreuses et très isolées. Il y a quelques relations, mais pas de véritable réseau de coopération et de coordination.
Même au temps de la coopération active et d'un contexte économique porteur, ils n'ont jamais été élevés. Actuellement, l'asphyxie financière est totale, devant la baisse ou le non relèvement des crédits, en face de l'accroissement des besoins, mais plus encore que dans les pays industrialisés, par l'augmentation qualitative et quantitative de la documentation. Des périodiques et des collections sont interrompus, des livres usés ou obsolètes non remplacés. Seule, peut-être, la toute jeune BU du Gabon est en progrès.
L'une des BU les plus importantes, celle de Dakar, n'a plus les moyens de faire face à sa mission.
A cela s'ajoute une réglementation draconienne des importations réglées en devises étrangères (c'est-à-dire 90 % des achats). A un héritage de bureaucratie française on a ajouté un esprit tatillon, dont le résultat est de ne pouvoir payer une facture qu'au bout d'un an ou deux, ce qui n'est pas pour faciliter les relations avec les libraires étrangers.
Ce sera la première lumière dans un tableau sombre: depuis près de 20 ans, avec l'aide de l'UNESCO, les Etats africains ont créé l'Ecole des bibliothécaires et archivistes de Dakar. Elle a formé plusieurs centaines de jeunes bibliothécaires de niveau baccalauréat + 2 ans. Ce sont eux, qui dans toute l'Afrique francophone, et plus particulièrement au Sénégal, sont les cadres moyens des grandes bibliothèques ou les responsables des bibliothèques plus petites.
Depuis 2 ans, cette école, l'EBAD, a ouvert un second cycle, qui d'ici à quelques années, devrait permettre de former sur place les cadres supérieurs. Qu'il nous soit permis de souhaiter que d'autres EBAD se créent sur le continent africain.
Mais la plupart des bibliothécaires de niveau supérieur ont été jusqu'ici formés en France (ENSB à Paris puis à Lyon) ou dans d'autres écoles (Angle-terre, Canada, Maroc, Belgique...). L'estimation doit porter sur plus de 200 personnes, dont les 4/5 en France. Les responsables des grandes bibliothèques africaines sont connus; or, on n'en compte guère plus de 60 en activité, peut-être 70, pour les BU, les BN et les bibliothèques Publiques. C'est à peu près le chiffre de l'agglomération lyonnaise...
Beaucoup ont quitté la profession pour des fonctions plus rémunératrices ou plus prestigieuses. C'est tout à l'honneur de la formation qu'ils ont reçue et c'est une belle reconnaissance de leurs capacités. Mais c'est aussi un lourd déficit pour une profession qui manque de cadres.
Dans toutes les conversations que nous avons eues avec eux, dans tous les rapports lus, dans toutes les lettres reçues, revient comme un leitmotiv le manque de considération pour la profession, et son corollaire, le bas-niveau des salaires comparés à ceux d'autres fonctionnaires.
C'est probablement là un très mauvais héritage des traditions françaises, où la fonction de bibliothécaire, si elle jouit d'une estime certaine, n'en voit pas une traduction salariale comparable à celle d'autres fonctions de même niveau (enseignement, administration). Seulement, en France, la chasse aux cerveaux est beaucoup moins ouverte. Nous devons donc ajouter ce déficit de cadres et de techniciens aux autres handicaps dont souffrent les BU d'Afrique noire francophone.
En outre, très dispersés et très isolés (sauf dans les 6 centres principaux), ils ne peuvent recevoir de formation continue, voire d'informations sur l'évolution de la profession. Ils ne peuvent que difficilement coopérer entre eux: la plupart des bibliothèques sont alors condamnées à vivre repliées sur elles-mêmes; leur efficacité ne peut que s'en ressentir, l'Université en souffrir, et le pays avec elle.
A la question posée au sujet de l'Afrique noire francophone, de savoir si le rôle des BU est positif dans les pays en voie de développement, je suis obligé de répondre que dans le contexte économique où se débattent les gouvernements africains, il n'est pas possible de parler de développement par les BU.
Leur situation est trop difficile pour qu'elles puissent remplir les missions espérées dans les années 60. Une planification réaliste des Universités et de leurs BU n'a pas été faite, et l'eût-elle été, elle ne pourrait être tenue.
Et maintenant, il me faut poser une question aux dirigeants des pays industrialisés et d'abord à ceux de mon pays: que représenterait l'aide au décollage efficace des BU africaines francophones ? 10 millions de dollars peutêtre ? C'est le prix de 3 km d'autoroute en zone urbaine... Une étude des besoins précis, investissement, fonctionnement et formation, pourrait être diligentée par l'UNESCO.
Si les BU africaines pouvaient avoir un rôle à jouer dans le développement de leurs pays, ce ne serait pas cher payé.