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Le service des bibliothèques publiques pour les zones populaires en Amérique latine

1986

    Le service des bibliothèques publiques pour les zones populaires en Amérique latine

    Par Alvaro AGUDO GUEVARA
    Qu'est ce qu'un service de bibliothèque "pour tous", et en particulier en milieu rural ? J'essayerai d'exposer une vision panoramique, non pas vue de l'esprit, mais analyse des quelques expériences que je connais directement ou indirectement, de ce que j'ai appelé "bibliothèques populaires '.

    La bibliothèque rurale en Amérique Latine.

    i i en Amérique du Sud les bibliothèques publiques sont encore "fragiles", les bibliothèques rurales sont encore plus précai-I res; de création récente pour la plupart, elles sont en général le résultat d'un travail expérimental mené par des institutions qui travaillent en collaboration avec les bibliothécaires des zones urbaines. Aussi des expériences de ce type se déroulent en Bolivie, Equateur, Mexique, Pérou et Vénézuela. Certaines d'entre elles, par exemple au Venezuela, sont des unités expérimentales isolées, dont les résultats pourront être utilement exploités pour de futures généralisations. D'autres, comme en Bolivie et au Pérou, se déroulent à plus grande échelle, conséquence du travail effectué par les réseaux plus complets de bibliothèques.

    Le rural et l'urbain en Amérique Latine.

    En général, en Amérique Latine, rura-lité est synonyme de sous-développement social et culturel; et quand on parle de bibliothèques rurales, c'est à ce concept que l'on se réfère. La bibliothèque rurale apparaît donc comme un instrument d'intégration de la campagne à la vie culturelle et sociale, et aussi comme un instrument visant à surmonter ce sous-développement culturel. Sans remettre en cause ces propositions, nous pourrons en discuter les portées.

    Si les zones rurales sont grandement sous-développées, et leurs habitants "en marge" de la culture universelle, elles ne sont pas, et de loin, les seules victimes en Amérique Latine. En effet, la plupart des pays d'Amérique du Sud sont en voie d'industrialisation, ce qui accélère rapidement l'urbanisation de ces populations qui, si elles ne sont plus essentiellement rurales, n'en sont pas moins encore "en développement", avec leurs problèmes urgents.

    En 1980, selon les chiffres des Nations Unies, sur 20 pays d'Amérique Latine, 11 ont une population à majorité urbaine, 1 une population moitié urbaine moitié rurale, les autres pays ont une population en majorité rurale et sub-urbaine, mais subissent un processus constant d'urbanisation; ce qui entraine un éclatement des villes et de leurs différentes structures, créant un secteur social, une culture et des problèmes désignés communément sous le nom de "marginalité". Ce sont ces couches de population qui souffrent le plus du sous-développement, et qui ont le plus besoin de services et de programmes facilitant leur intégration dans la modernisation effective de la société dans laquelle elles vivent.

    Si on avance que la bibliothèque publique devrait être un instrument de cette modernisation, il n'est plus possible de continuer à concevoir la bibliothèque rurale seule comme passerelle vers ces populations marginales. Il nous faut aussi concevoir une bibliothèque pour ces populations urbaines marginales, une bibliothèque pour les victimes tant rurales qu'urbaines du sous-développement, une bibliothèque qu'on pourrait définir comme "populaire", pour la différencier de la traditionnelle bibliothèque publique, lui donnant un nom générique qui rappellerait les secteurs sociaux qu'elle est supposée servir.

    Un autre facteur important est celui des immigrants à l'intérieur de l'Amérique Latine, et aussi vers l'extérieur (les "Chicanos" des Etats-Unis en sont un exemple tragique). L'isolement et les conflits de ces groupes sont accentués quand des facteurs socio-économiques et linguistiques s'ajoutent aux barrières naturelles des différences culturelles. Ces immigrants constituent des minorités ethniques formant souvent des secteurs marginaux dans les pays du continent, et nous devons donc les prendre en compte quand nous parlons de bibliothèque publique "populaire".

    La bibliothèque populaire en Amérique Latine.

    Aussi, une bibliothèque qui voudrait garantir l'accès du livre à tous, devrait être polyvalente, et pour être "populaire", devrait être conçue pour servir:

    • 1. les secteurs ruraux de la population,
    • 2. les secteurs urbains marginaux,
    • 3. les minorités ethniques autochtones,
    • 4. les minorités ethniques immigrantes.

    Du point de vue de leur origine, on pourrait aussi distinguer 3 sortes de bibliothèques, préparées à approvisionner les secteurs cités plus haut :

    • 1. Des bibliothèques créées par quelque organisme d'Etat, national, régional ou municipal qui prendrait la responsabilité d'installer et de subvenir aux besoins des bibliothèques créées dans les zones correspondant à ces secteurs sociaux. Ex: Ministère de la Culture, Gouvernements locaux, autorités municipales, bibliothèques nationales.
    • 2. Des bibliothèques créées par des organismes s'occupant d'habitude d'autres activités culturelles, et pour lesquels la création d'une bibliothèque est une activité culturelle parmi d'autres, la bibliothèque devenant une part intégrale de leur organisation et de leur programme. Ex: les coopératives, les maisons des jeunes, associations de quartiers, etc.
    • 3. Des bibliothèques qui doivent leur origine à l'initiative de quelques groupes de la communauté qui, dès le départ, ont programmé cette création. La bibliothèque fonctionne alors grâce à ce groupe, avec des collections constituées par lui, et animée par une équipe bénévole.

    Les plus importants de ces secteurs populaires amènent à penser à des actions combinées de ces 3 types de bibliothèques; actions qui trouvent leur unité dans les objectifs communs déterminés par les secteurs sociaux desservis.

    Caractéristiques communes aux secteurs populaires.

    Ces secteurs dits populaires ont en commun plus de différences que de similitudes. Néanmoins des caractéristiques communes permettent de définir des services et des objectifs communs:

    • 1. Leur situation d'isolement par rapport au reste de la société (l'infrastructure productive de la société est insuffisante pour les incorporer normalement à la vie économique et sociale).
    • 2. La dégradation progressive de leurs conditions de vie, la répression, la violence et le mépris dont ils sont l'objet de la part des autres secteurs de la société qui voient en eux des ennemis et des concurrents, ce qui engendre tension et violence.
    • 3. La difficulté de s'informer par l'écrit, soit qu'ils soient analphabètes, soit qu'ils aient quitté l'école trop tôt, avant d'avoir acquis des habitudes de lecture, soit que même sachant lire, ils lisent une autre langue que celle parlée dans le pays.
    • 4. La persistance de la communication orale comme forme de transmission de l'information, et comme lien avec la société extérieure à leurs propres communautés.
    • 5. Leur préoccupation constante d'ascension sociale, rompant la condition actuelle, intégrant les nouvelles générations aux processus normaux d'éducation.

    Objectifs des bibliothèques populaires.

    L'intention de servir des secteurs sociaux ayant les critères communs énumérés plus haut, oblige à établir entre eux des passerelles. La bibliothèque populaire doit s'imposer:

    • de contribuer à améliorer les conditions de vie des secteurs desservis,
    • de contribuer à diminuer la violence passionnelle, et à canaliser les tensions sociales à travers des actions collectives,
    • de contribuer à diminuer l'isolement des individus.

    Mais la bibliothèque a des possibilités limitées pour atteindre ces objectifs: elle peut le faire dans les limites qu'elle se donne, comme service spécifique. Pour atteindre ces objectifs, la bibliothèque devra remplir 4 fonctions générales:

    • Promouvoir la lecture,
    • Fournir l'information,
    • Faciliter l'organisation de la communauté,
    • Servir d'intermédiaire avec les autres programmes d'assistance économique, sociale et culturelle.

    Les 2 premières fonctions lui sont inhérentes, les 2 autres la transforment en un centre communal actif, plus qu'en une bibliothèque.

    Services d'une bibliothèque populaire.

    Nous avons parlé des 4 fonctions de base de la bibliothèque populaire; les services qu'elle offre doivent viser à garantir ces fonctions, prenant en compte les caractéristiques des différents groupes sociaux qu'elle dessert: enfants, adultes, ruraux, urbains, minorités ethniques. Prenant en compte les objectifs précédemment définis et les secteurs sociaux ci-dessus nommés, nous proposons les services suivants pour la bibliothèque publique populaire:

    • 1. Promotion de la lecture chez l'enfant, ce qui implique une littérature enfantine conçue pour répondre aux attentes non scolaires des enfants, et un programme spécial d'activités incitatrices à la lecture récréative. La promotion de la lecture enfantine est la garantie que demain il y aura moins d'analphabètes et que la lecture sera un moyen de communication normale avec le reste de la société.
    • 2. Un appui systématique et volontaire des procédés d'éducation formelle dans lesquels sont impliqués les enfants et les jeunes adultes des communautés desservies. De fait, c'est le service le plus souvent existant, le mieux organisé, et souvent le seul existant dans les bibliothèques populaires de la sous-région. Cet appui aux procédés d'éducation formelle répond aux demandes spontanées des communautés, et à l'attente la plus forte de promotion sociale des secteurs populaires. Pas en vain, puisque la grande majorité des usagers de bibliothèques publiques en Amérique Latine sont des étudiants.
    • 3. L'organisation d'ateliers qui contribuent à développer les aptitudes des enfants, à rechercher l'information et à connecter le procédé d'éducation générale à leurs conditions particulières de vie, en plus d'entrainer les enfants à travailler en équipe.
    • 4. La participation à des programmes d'alphabétisation. La bibliothèque populaire doit localiser activement les problèmes d'analphabétisme dans les communautés et contribuer à les éradiquer.
    • 5. L'organisation des services de références et d'information civique et communale offrant des solutions "pointues" aux problèmes concrets de l'information même pour des adultes analphabètes. Pour une telle prestation, la bibliothèque doit faire appel aux formes traditionnelles de la communication orale et utiliser l'audiovisuel.
    • 6. Elle doit compiler, organiser et diffuser des matériaux de lecture adaptés au bas niveau des usagers, et aux travaux et intérêts de ceux qui savent lire. La bibliothèque doit être le canal de diffusion de la production variée des matériaux élaborés par les différents organismes et institutions fournissant l'assistance sociale, économique et culturelle aux adultes, comme des livrets sur les méthodes agricoles, la prévention des maladies, etc.
    • 7. La récolte des traditions orales et des expériences spécifiques pouvant être enregistrées, et leur transmission future organisée par des tiers. Ces enregistrements, accompagnés de diapos et photos, la production locale de livrets, sont des façons d'organiser l'information qui contribue à la création dans les bibliothèques populaires d'une section dotée d'un fonds d'origine entièrement populaire.
    • 8. La réalisation d'enquêtes simples permettant de détecter les caractéristiques de la population desservie, les problèmes de la communauté et aussi quelles informations elle désire. Cette enquête permettra de réadapter en permanence les services aux besoins exprimés et de découvrir des sources d'information dans la communauté elle-même.
    • 9. La coordination des activités avec d'autres organismes et institutions travaillant dans la même zone que la bibliothèque, mais dans d'autres secteurs: développement agricole, amélioration de l'habitat et des conditions de vie, santé, culture populaire, etc. Cette participation à des programmes d'institutions autres augmentera la capacité de la bibliothèque populaire, lui donnera accès à des sources d'information importantes et lui donnera à jouer un rôle de leadership dans la communauté, essentiel pour atteindre ses objectifs.
    • 10. Fournir les facilités matérielles permettant la bonne marche du programme élaboré et être aussi un endroit de réunion. Un tel service contribuera à rompre l'isolement individuel et communautaire et donnera en définitif l'image d'un centre d'animation populaire.

    Ainsi la bibliothèque populaire que nous proposons, inspirée d'expériences antérieures probantes, est une bibliothèque multifacettes, difficile à créer. Difficulté engendrée par la flexibilité demandée à la structure, et par son coût élevé. C'est pourquoi nous répétons ce que nous avons déjà dit: l'existence d'une pareille bibliothèque demande des sources diversifiées pour sa création: des institutions dont la fonction est le développement de services de bibliothèques publiques, des organismes culturels et communautaires, des groupes de volontaires motivés par la promotion des bibliothèques.

    Structure de la bibliothèque populaire.

    Outre les services énumérés ci-dessus, la structure de la bibliothèque populaire demande une dotation, un local, du personnel et une technologie qui permet d'organiser et de récupérer les matériaux des collections. Chacun de ces éléments pose des problèmes qui doivent être examinés.

    • 1. Les collections doivent être multiples: fonds enfants, fiction et documentaires, fonds adaptés aux étudiants, un autre fonds constitué par les productions des institutions et organismes, un autre par les enregistrements, l'audio-visuel et les livrets confectionnés sur place, avec enregistrement des traditions orales et des expériences, un fonds de référence bibliographique, un fonds d'information civique et communale.
    • 2. L'espace matériel devra répondre à un usage multiple: enfants, adultes, réunions, ateliers, et tous événements...
    • 3. Le personnel doit être différencié, ou du moins bivalent: à la fois bibliothécaire, animateur pour les enfants, pour les adultes, enquêteur et travail leur social.
    • 4. Les techniques employées devraient être efficaces, simples et peu coûteuses (garder présent en mémoire la contradiction apparente: la technologie la plus efficace en bibliothéconomie, à savoir l'informatisation, est d'un coût trop élevé pour l'Amérique Latine, de même que son emploi pour le personnel et les usagers est trop sophistiqué. Donc les techniques efficaces doivent être manuelles: adaptées et appropriées aux réalités dans lesquelles elles vont être employées).

    Quelques bibliothèques populaires, en particulier celles appartenant aux institutions qui développent la lecture publique, ont déjà les structures caractéristiques dont nous venons de parler. Mais le nombre de ces unités n'ira pas s'accroissant indéfiniment. Une telle réalité limite naturellement la croissance institutionnelle de systèmes de bibliothèques publiques sur le sous-continent. Il n'y a aucune Bibliothèque nationale, ni Ministère, ni Conseil Municipal, ni institution culturelle qui aurait les capacités de programmer l'installation d'autant de bibliothèques polyvalentes qu'il le faudrait. D'où la nécessité que tous ces organismes et institutions unissent leurs efforts pour développer les services de bibliothèques publiques.

    Une solution à ce problème pourrait résider dans:

    • 1. Concevoir une bibliothèque populaire comme un ensemble de services modulaire et pas nécessairement comme une unité de services. Là où existent les ressources permettant la création d'une bibliothèque complète, cela peut se faire; sinon il est préférable de s'en tenir aux services pour lesquels il y a urgence. Aussi il peut y avoir une salle pour enfants à un endroit et un centre d'information communautaire dans un autre, une bibliothèque pour étudiants d'un côté, et un fonds de tradition orale ailleurs.
    • 2. Concevoir le développement de réseaux et systèmes comme actions combinées d'institutions qui pourraient installer des bibliothèques polyvalentes. Ces réseaux devraient avoir pour fonctions d'étayer techniquement et logistiquement des services communaux autonomes. La bibliothèque pourvoierait à la constitution des collections, à la formation du personnel, prendrait les contacts avec les autres organismes capables d'apporter une aide sociale, et le plus important elle assurerait l'inter-relation effective entre les différents services qu'elle aide. Ces services eux, apporteraient les facilités matérielles, du personnel bénévole, des relations avec des organismes de base, et l'information directe sur les besoins et les problèmes de la communauté. Une telle liaison serait régie par des agréments de respect mutuel, selon lesquels les bibliothèques polyvalentes reconnaîtraient et accepteraient l'indépendance de ces services communautaires, et ces derniers en retour accepteraient d'accomplir les fonctions de service public, suivant en cela les règles élaborées en commun.
    • 3. Concevoir l'activité de la bibliothèque populaire comme partie d'un programme plus large dans lequel participent non seulement les bibliothèques, mais aussi d'autres institutions et organismes préoccupés de résoudre les problèmes créés par la marginalité sociale sous toutes ses formes. L'intégration des différents programmes contribuerait grandement à démultiplier les ressources.

    Une solution définitive est difficile; mais un premier pas serait l'échange d'expériences entre institutions, organismes, groupes qui, chacun dans son coin, font des expériences en Amérique Latine.

    Conclusion.

    J'essaierai de résumer les questions soulevées implicitement dans cet article. Leur discussion pourrait clarifier le problème de fournir l'information et la lecture pour tous en Amérique Latine. Ces questions pourraient être:

    • 1. Y a-t-il réellement une "bibliothèque rurale" en Amérique Latine, ou seulement un modèle en cours d'expérimentation ?
    • 2. "Vie rurale" est-il synonyme de sous-développement, ou les conditions actuelles de la vie citadine ne sont-elles pas une expression plus dramatique du sous-développement sud-américain ?
    • 3. Est-il possible de concevoir une bibliothèque telle qu'elle desservirait toutes les victimes du sous-développement sud-américain ?
    • 4. Quels seraient les objectifs, les services et les structures d'une telle bibliothèque ?
    • 5. Est-ce que la bibliothèque qui desservirait ces secteurs populaires devrait être nécessairement polyvalente, ou simplement comprendre des services modulaires, autonomes et complémentaires ?
    • 6. Le développement de réseaux et de systèmes de bibliothèques publiques doit-il être de la seule responsabilité d'une seule catégorie d'institutions, ou bien est-il possible de concevoir une participation multi institutionnelle (y compris celle de la communauté) dans le développement de tels réseaux ?