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La bibliothèque, source d'information dans les pays en voie de développement ?

1987

    La bibliothèque, source d'information dans les pays en voie de développement ?

    Par K.M. AITHNARD, Directeur général Nouvelles éditions africaines, Lomé (Togo).
    Intervention soutenue lors de la conférence plénière d'ouverture du 53e Congrès de l'IFLA, Brighton, 16-21 août 1987, et qui a suscité un vif intérêt parmi les participants et aussi de nombreuses réactions.

    Je ne peux me défendre d'éprouver une sorte de malaise conceptuel lorsque se trouvent dans la même phrase, les mots "bibliothèque" et "pays en développement".

    L'impression ressentie est sûrement liée au fait que l'on croit indispensable d'aménager des structures et des infrastructures émanant d'un système multiséculaire à destination d'autres pays aux réalités tout à fait différentes. Autrement dit, les choses sont toujours présentées comme si tous les changements nécessaires dans les pays matériellement pauvres devaient, non seulement être la reproduction du modèle des pays nantis mais aussi la répétition d'un processus que l'on voudrait linéaire et qui reprendrait les mêmes objectifs. La chose peut se comprendre. La bibliothèque est une institution des pays industrialisés. Elle n'est qu'un élément de l'arsenal parachuté vers les pays pauvres, liés presque viscéralement, volontairement ou non, par des liens de dépendance coloniale ou de nature similaire, à des pays mieux nantis. La bibliothèque ne peut donc être que le reflet du système dont elle provient.

    En Europe, la bibliothèque a son histoire depuis les cabinets de lecture des siècles passés jusqu'aux "grandes surfaces bibliothèques". Dans son rôle et dans ses ambitions actuelles elle apparaît désormais comme une sorte de module plus ou moins indépendant des programmes d'actions socio-culturelles. Elle est, par elle-même, une véritable institution.

    Par son organisation en effet, la bibliothèque rappelle à elle seule un service social. Dans le système occidental, le but d'un service social est de mener des actions diverses de rééquilibrage destinées à colmater les brèches, les inadéquations d'un développement qui sans son intervention serait inharmonieux. Est-ce ce modèle que veulent les pays en développement ?

    Toute forme d'expression est à l'image du modèle culturel dont elle est le produit. La culture est le moule à travers lequel le modèle éducatif est transmis. La langue lui sert de véhicule, qu'elle soit écrite ou orale. L'écrit, par son symbolisme et son caractère inaltérable, renforce l'impression de durabilité, de puissance, d'encrage dans l'histoire, donc d'une certaine forme de vérité.

    Mais cet écrit peut aussi n'être qu'un instrument de sectarisme entouré d'un certain mythe, de conservation de structures politiques et sociales, de hiérarchie. Il est vrai que les civilisations les plus "performantes" d'un certain point de vue, ont toujours marqué une étape de leur histoire par la capacité à lire et à écrire d'une élite plus ou moins importante de leur population.

    L'écriture et la lecture se présentent ainsi comme les corollaires du pouvoir (exotérique ou ésotérique). Elles sont toujours perçues comme un avantage entre les mains de qui les possède. La puissance économique, technologique et militaire est toujours liée à une plus ou moins forte capacité de documentation. Par certains aspects, l'informatique n'est qu'un prolongement de l'écriture. Ainsi l'écriture et la lecture ont toujours gardé et étendu leur fonction dans l'itinéraire de l'évolution de l'espèce humaine.

    Toute bibliothèque, par sa structure, par son contenu, véhicule des valeurs. Les objectifs qu'elle s'assigne correspondent à un modèle bien précis de développement.

    Par son organisation et le rituel qu'elle utilise et auquel elle oblige, la bibliothèque évoque quelque peu le cérémonial des musées classiques, ces lieux saints de la culture où l'on entre sur la pointe des pieds, dans un silence religieux... Cette attitude vis-à-vis de la culture est fort différente de celle de la plupart des pays en développement, en particulier l'Afrique. Elle en est même aux antipodes dans la mesure où, en Afrique, la culture traditionnelle, demeurée très vivace dans le terroir et vécue collectivement, fait appel à d'autres sens et utilise d'autres formes d'expression, en particulier l'expression orale, musicale et corporelle.

    Heureusement, les habituels et fidèles copieurs que sont les pays pauvres commencent à prendre conscience de leurs réalités et de l'originalité de leur culture, et sur divers continents et à des niveaux variés se déroulent des expériences différentes en matière de bibliothèque. Mais celles-ci correspondent-elles aux besoins des populations concernées ? Sont-elles vraiment l'expression de leurs aspirations ? Parmi les besoins les plus urgents des pays pauvres la lutte contre l'analphabétisme et parallèlement la création de bibliothèques sont-elles des priorités ? De quel type d'information les pays en développement ont-ils réellement besoin pour opérer les changements nécessaires ?

    Les bibliothèques proposent en général d'une part des ouvrages de documentation et de connaissances pratiques, et, d'autre part des ouvrages de littérature générale (romans, nouvelles, poésie, etc.). La question se pose de savoir quel aspect de leurs activités valoriser dans les pays en développement : l'information, la formation ou les loisirs ?

    En effet, les pays en développement n'ont-ils pas déjà, sous forme orale ou d'écrits embryonnaires, les éléments nécessaires, la matière pour transmettre leur culture et communiquer les valeurs traditionnelles auxquelles ils sont attachés ? La bibliothèque, en ce qui les concerne, pourrait être le lieu où l'on retrouverait la transcription de ces connaissances qui existent déjà et qui sont nombreuses et variées. Quelle que soit la technique de conservation adoptée, l'essentiel est qu'elle permette l'expression de la richesse de la culture et la transmission des valeurs et de la sagesse qui en découlent.

    Dans un pays pauvre, ne doit-on pas privilégier toute documentation pouvant aider des gens de toute condition à trouver, sinon des réponses à leurs questions, du moins des points de repère pouvant susciter la réflexion et mener à la découverte de solutions appropriées à leurs problèmes ?

    Nous ne pensons pas réellement qu'il soit indispensable de créer chez des êtres humains des besoins qu'ils ne peuvent satisfaire. Ces bibliothèques, telles qu'elles se présentent actuellement dans les pays en développement, créées sur le modèle d'un environnement culturel étranger, semblent ne pas faciliter la prise de conscience dans ces pays de leur réelle situation, de leur géopolitique, de leur culture, bref de leurs conditions de vie et de leurs potentialités spécifiques.

    Etant donné les réalités du tiers-monde et le coût de la mise en place des structures de développement, l'on peut se demander si l'implantation et la multiplication de bibliothèques, dans leur forme actuelle, sont encore à encourager. Le mal est double : d'une part la quasi-totalité des investissements se fait dans les villes, négligeant l'immense majorité de la population, et d'autre part seuls les enfants scolarisés, ceux qui sont en apprentissage et les étudiants se rendent dans les bibliothèques. Parmi les adultes exerçant une profession, un métier, très peu choisissent la lecture pour meubler leurs loisirs, ou ne le font qu'exceptionnellement, dans le cas de la préparation d'un examen professionnel. Il s'agit alors de lecture spéculative. On est donc en présence d'investissements faits sans souci, semble-t-il, de rentabilité avec, au bout du compte, un vrai gâchis financier.

    Serait-il utopique d'imaginer des ensembles "socio-cultures" - peu importe l'appellation qu'on leur donne - à côté ou dans l'enceinte d'établissements scolaires ou d'autres lieux d'éducation ou de rencontre, dans lesquels la bibliothèque ne serait qu'un élément d'un tout ? Dans ce lieu d'animation "socio-culturelle", des personnes de tous âges, de toutes conditions et de tous niveaux pourraient trouver une occasion d'acquérir de nouvelles connaissances utilisables à brève échéance.

    Dans la plupart des pays en développement, la vie traditionnelle est d'essence communautaire, et les gens devraient avoir l'impression de participer à un même mouvement, d'être les acteurs d'un processus d'amélioration de la vie de tous. Les parents pourraient y rencontrer leurs enfants, les animateurs ruraux y trouver un support à leur action (santé, agriculture, etc). Dans un tel ensemble, le rôle de "bibliothécaire" ne se résumerait pas à son rôle classique. Il ne serait plus alors qu'un élément d'une équipe d'animateurs. Polyvalent, il participerait à d'autres activités, à la même lutte pour le changement.

    Il faut prendre en compte les besoins des vrais acteurs du développement, qui permettent aux populations de vivre mieux par leur encadrement, leurs conseils (sur leurs productions, leur rentabilité, etc.). Mais encore faudrait-il que des objectifs précis de développement soient arrêtés, et qu'auparavant l'on ait une idée globale du type d'homme que l'on veut "obtenir". L'on doit donc avoir la volonté, par projection dans l'avenir, de définir quel type de développement l'on veut atteindre. Veut-on un développement à l'occidentale ? Le modèle occidental est souvent synonyme d'opulence et de bien-être aux yeux des pays non industrialisés. Mais la course à une industrialisation de ce type semble perdue d'avance. On a maintenant la preuve que l'écart se creuse de plus en plus entre les pays développés et les pays en développement.

    Doit-on continuer de considérer la pauvreté comme une tare, ou peut-on la considérer comme une valeur positive porteuse d'une certaine dynamique ? A condition de ne pas confondre misère et pauvreté, la première étant l'absence du minimum vital, l'indigence qui dégrade l'homme. Ne peut-on tirer une leçon de sagesse des possibilités que la nature a données à l'homme d'adopter un mode de vie simple où les gens mangeraient à leur faim, auraient des notions suffisantes d'hygiène et se passeraient du superflu générateur de difficultés et de soucis ? l'ouvrage de TEVOEDJRE "La pauvreté, richesse des peuples" analyse bien ce problème. Les pays en développement sont-ils réellement capables d'arrêter leur course à l'imitation pour définir des objectifs plus en rapport avec leurs réalités et leurs capacités et qui puissent assurer à leurs populations une situation de pauvreté digne et honorable ? L'on peut se demander aussi si les pays industrialisés accepteraient de laisser les pays en développement opérer un tel choix, qui serait de nature à porter préjudice à leurs intérêts de pays nantis. Des rapports de force, de hiérarchie, existent entre ces pays et les pays pauvres, les premiers se dépouillant rarement au profit des seconds.

    Pourrait-on concevoir, par exemple, que les pays producteurs de café et de cacao, compte tenu des prix imposés par Wall Street et face à l'avancée du désert, décident de consacrer leurs terres à des produits de première nécessité ? L'Europe se trouvant ainsi dépourvue de son café "indispensable", de son chocolat, ses citoyens ne reprocheraient-ils pas à leurs gouvernants de ne pouvoir assurer leur approvisionnement ? Une telle situation bouleverserait tout autant les habitudes des pays exportateurs que celles des pays consommateurs. Dans de telles circonstances, l'on pourrait s'interroger sur le rôle que pourrait jouer la bibliothèque. Par son contenu, pourrait-elle favoriser un nouveau type de rapports et inciter à de nouvelles attitudes ?

    La bibliothèque, d'une certaine manière, concourt à la défense et à la promotion de l'industrie du livre en même temps qu'elle assure la défense et la promotion d'une langue et de sa culture. Est-il totalement faux de penser qu'à travers la bibliothèque, la langue et la culture, l'Occident renforce son économie ? Toute coopération se joue sur des rapports de force. La puissance économique et la puissance militaire y sont déterminantes. Dans la plupart des cas, le commerce et l'établissement de zones d'influence lui servent de toile de fond. Il en découle certains mécanismes pour les transferts et les échanges de connaissances entre pays industrialisés et pays en développement. Les rapports entre leurs institutions bibliothéconomiques n'y échappent pas. Celles-ci peuvent-elles cependant privilégier des relations de transfert de technologie ou d'échanges de connaissances?

    L'échange implique la reconnaissance de la valeur probable des connaissances de deux partenaires dont les rapports plus ou moins loyaux sont empreints d'un certain esprit de coopération.

    Le transfert par contre n'implique pas nécessairement l'acceptation de la valeur des connaissances de celui vers qui le transfert s'opère.

    Dans les rapports d'échanges entre les nations ou leurs institutions, il faut d'abord que la plus puissante - autrement dit celle qui sert de modèle ou impose son modèle à l'autre - reconnaisse réellement à cette dernière des potentialités de connaissances qui lui seraient utiles pour résoudre certains de ses problèmes ou lui permettre de renforcer sa domination, son pouvoir. Ainsi ces échanges peuvent faire l'objet d'une spéculation à court ou à long terme : dosage des connaissances, technique du compte-gouttes, informations tronquées, etc. Même si certaines institutions bibliothéconomiques des pays industrialisés adoptaient les attitudes requises pour faciliter un tel échange, les structures et les conditions d'exploitation de ces données sont-elles effectives dans les pays bénéficiaires ? Malheureusement ce n'est souvent pas le cas, tout au moins en Afrique.

    En Afrique, dans une même nation, cohabitent des ethnies, des communautés culturelles différentes. S'il est possible de percevoir des traits communs à ces communautés, il n'en demeure pas moins vrai que chacune d'elles s'affirme comme une entité sociologique.

    Car chaque groupe social, chaque communauté traditionnelle a son type de hiérarchie qui s'appuie sur des différences de clans, d'origines, de professions - donc de connaissances - (forgerons, dépositaires des religions traditionnelles, guérisseurs, notables, griots, etc) qui confèrent à chaque échelon de la hiérarchie une position sociale. Chaque statut social correspond à une position plus ou moins proche du groupe qui exerce le pouvoir. On ne saurait donc nier le rapport étroit qui existe entre le partage, l'échange des connaissances et l'exercice du pouvoir.

    En se référant à des études antérieures sur l'ambivalence culturelle et la capacité des élites et des jeunes de pays pauvres à promouvoir le développement, on se rend compte que le transfert et l'échange des connaissances entre milieu rural et milieu urbain passent par les élites de ces deux couches de la société.

    Entre ces deux élites (élite traditionnelle et élite moderne), des échanges de connaissances et des transferts de connaissances peuvent se faire à différents niveaux, mais ils sont toujours conditionnés à la fois parles structures du pouvoir chez chacune des élites considérées et par celles du pouvoir de l'Etat. Le plus souvent, l'élite moderniste, plus proche du pouvoir étatique - par le fait de l'option progressiste et moderniste du développement - s'octroie l'avantage dans le rapport de forces qui l'oppose à l'élite traditionnelle dont la population de base est plus importante. C'est pourquoi l'on peut se demander si les efforts déployés (localement ou par coopération) en matière d'information à travers la bibliothèque correspondent bien aux aspirations des populations bénéficiaires. Laissons de côté le fait d'être pour ou contre l'alphabétisation. Reconnaissons simplement que les arguments en défaveur de l'alphabétisation ne sont pas négligeables et que les bataillons levés contre l'analphabétisme, quelles qu'aient été les méthodes pédagogiques utilisées, n'ont pas toujours satisfait aux attentes des populations. Les vives protestations de quelques populations devant le temps perdu à apprendre des choses qui ne leur paraissent pas utiles ont mis en évidence la nécessité d'une information juste et adaptée à ceux qui la reçoivent et qui puisse mettre dans les mains des populations concernées les outils nécessaires à la maîtrise des problèmes qu'elles rencontrent.

    La difficulté de l'enseignement, y compris l'alphabétisation, est de savoir déterminer, choisir ce qui est indispensable de connaître pour accélérer le processus de changement, et de trouver la meilleure manière de transmettre le savoir.

    Le maître doit-il seulement proposer la méthode d'acquisition du savoir et laisser l'élève trouver les meilleurs procédés pour acquérir ce qui lui paraît indispensable et décider lui-même des priorités et du rythme auxquels les nouvelles connaissances devront être acquises ?

    On a souvent négligé le problème du rythme, et des traumatismes en ont résulté. La "rage" de transmettre le savoir, d'apprendre coûte que coûte quelque chose à quelqu'un, peut dégoûter définitivement ce dernier de la nécessité d'acquérir une connaissance ou une technique et le détourner du chemin du "savoir", ou bloquer son ouverture d'esprit sur des réalités autres que celles de son environnement immédiat.

    Quant à P'élève", à fassisté", possède-t-il lui-même assez de connaissances et de ressources personnelles pour assurer les transformations nécessaires ? Son manque de courage et d'assurance, sa malléabilité, son "hospitalité légendaire", en font un sujet facilement manipulable, qui dit "oui" à tout le monde même quand il pense le contraire. De même, le tribalisme et le népotisme contribuent au blocage de la situation.

    Il est sûrement temps de cesser de s'en prendre au seul colonialisme. Nous en connaissons certes les méfaits et les tares qu'il a laissées et le boulet qu'il constitue pour l'éclosion de l'imagination créatrice.

    Notre responsabilité, dans la situation qui nous préoccupe, est réelle. Depuis plus de 25 ans en effet, les anciens pays colonisés et tout particulièrement nous autres d'Afrique, avons eu la liberté de choisir, d'arrêter le cours de certaines anomalies, de nous unir ou de nous laisser diviser, de créer et de rendre réellement opérationnelles des organisations sous-régionales, d'abandonner certaines pratiques rétrogrades pour de nouvelles, plus rentables aux plans humain et économique.

    Il n'est pas sûr que les décideurs et leurs collaborateurs aient toujours cherché l'information juste et utile susceptible d'aider à mener à bien une action, un programme cohérents. Cette tâche a trop souvent été confiée, sous différents prétextes fallacieux, à des marchands d'idées et de projets incertains.

    Et pour cause. L'expert le plus honnête ne peut donner que ce qu'il a . Devant un problème qui lui est posé, il trie dans son "bric-à-brac" de connaissances et d'expériences les éléments lui permettant de trouver la solution qui lui paraît la plus adéquate. Encore faudrait-il que l'utilisateur, le bénéficiaire, pose correctement le problème, en présente tous les aspects, et qu'au cours d'un dialogue franc et sincère un échange d'informations approprié conduise fassisté" et F"assistant" à choisir parmi les solutions qui se présentent à eux la meilleure, celle qui colle le mieux aux réalités et aux objectifs préalablement définis.

    Et l'on se trouve ici face à une question importante : auquel des deux revient-il de définir les objectifs ? A l'assisté ou à l'assistant ? Lequel des deux sera-t-il responsabilisé aux yeux des populations bénéficiaires d'un projet ? Lequel l'histoire du pays concerné retiendra-telle comme responsable ? Quel est celui des deux qui en permanence vivra la réalité des résultats obtenus et pourra se voir reprocher d'avoir échoué, d'avoir mal étudié le projet, de s'être trompé ? Certes les pays en développement ont besoin d'informations et de formation. Ils doivent pouvoir opérer un tri pour aller rapidement à l'essentiel. Dans cette perspective, la bibliothèque et les métiers du livre (éditeurs notamment) peuvent avoir un rôle important.

    Mais auparavant, ces pays devraient se tracer des objectifs précis, communs et particuliers, ayant pour base la définition d'un projet de société. Les échecs accumulés et les tribulations subies devraient me semble-t-il, réduire leur entêtement à copier servilement le modèle de croissance économique à l'occidentale qui leur fait confondre modernisation et développement. A vouloir imposer coûte qu coûte ce modèle on a fini par lui ôter ses valeurs humaines, sa capacité de dialogue, pour l'installer au panthéon du dieu craint, haï et adoré à la fois, où on le retrouvera, peut-être, dans quelques siècles, momifié comme d'autres civilisations mortes.

    L'Occident devait attendre des pays en développement autre chose que la reproduction de son système. Avec ses institutions (dont la bibliothèque) il pourrait tout simplement se mettre en position de grande disponibilité, être à l'écoute des besoins exprimés, pousser l'interlocuteur "pauvre" à réfléchir par lui-même, l'amener à s'assumer. Toute solution à un problème comporte des avantages et des inconvénients. Il faut donc l'aider à les mettre au jour afin qu'il prenne ses décisions en toute connaissance de cause. On peut lui éviter les mirages en l'amenant à réfléchir à partir de ses propres réalités. Il est vrai qu'il a cessé depuis longtemps d'être "maître de son ouvrage". S'il pouvait recouvrer sa confiance en soi, sa capacité créatrice et s'admettre différent avec une vision et une conception du monde propres à lui ! Qui pourrait l'aider ? En l'aidant dans ce sens, on ferait descendre de son piédestal l'Occident, mythe et modèle de développement. L'attitude paternaliste laisserait la place à la qualité d'écoute et d'ami. Mais dès que reviendrait la notion de profit dans les rapports, le jeu serait faussé à nouveau. Qui est préoccupé de rentabilité n'écoute plus l'autre, sauf pour réduire ses résistances et l'amener insidueusement à conclure le marché.

    Nous retombons ainsi dans la réalité que nous vivons. Aux pauvres de se défendre. Leur solidarité les sauvera peut-être, à condition qu'ils prennent leur "pauvreté pour richesse", la misère en répugnance et la richesse arrogante comme mythe provocateur.

    Alors que faire des bibliothèques ? Qu'elles choisissent leur camp. Héritières d'un modèle de croissance économique, elles peuvent, avec des éditeurs engagés dans la lutte contre la misère, faciliter chez les pays en développement la prise de conscience de leurs possibilités réelles, aider à leur responsabilisation et à la mise en place de conditions permettant l'émergence d'un projet de société qui colle davantage aux réalités que vivent ces pays. La bibliothèque et l'édition seraient ainsi à l'écoute des besoins. Certes, l'apparence d'un livre compte beaucoup, mais son contenu a encore plus d'importance. Or, l'apparence, la présentation, coûtent habituellement assez cher. Il conviendra donc de leur préférer la qualité et l'à-propos du contenu. Il faudra surtout se tenir à l'écoute, discerner très tôt les attentes et proposer la documentation, les informations appropriées.

    La littérature générale, les livres pour enfants donneront la préférence à l'environnement culturel immédiat pour faciliter l'enracinement et décourager l'extraversion culturelle et économique. Il n'est pas question de vivre en autarcie. Il est surtout question de chercher à se prendre en charge et d'éviter de trop rêver à l'inaccessible.

    Le bibliothécaire est davantage un animateur, ami de l'encadreur rural, du leader naturel du milieu et de l'éditeur, son pourvoyeur attentif de documentation et de "rêves les yeux ouverts". Si les conditions locales sont réalisées, l'apport des bibliothèques des pays industrialisés ne pourra que suivre la voie tracée, puisque ses propositions seront soumises à l'avis du "bibliothécaire" local, qui est à l'écoute de son milieu et qui peut les accepter ou les refuser.

    Ainsi, tous participeront à l'avénement d'une nouvelle ère de coopération qui sera davantage l'affaire d'institutions privées. Mais ceci, toujours à condition que le pays en développement décide de ses objectifs, de son projet de société en tenant compte de son état de pauvreté car, comme le dit J.P. N'DIAYE : "la mutation à opérer est de renverser l'état de pauvreté subi comme une tare et de vivre cette pauvreté en tant que valeur positive d'intégrité que le monde mercantile, aveuglé, se refuse à voir ; La valeur de l'être humain se situe ailleurs que dans la réalité de son compte en banque."