Index des revues

  • Index des revues

Les voies de la création dans la photographie contemporaine

1987

    Les voies de la création dans la photographie contemporaine

    Par Jean-Claude LEMAGNY, Conservateur en chef Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale.

    L es caractères originaux de l'image photographique :

    Si on examine les caractères techniques, objectifs, de l'image photographique, on lui trouve des particularités qui la rendent profondément différente de l'image peinte, dessinée, gravée ou sculptée, des arts du dessin. (1)

    L'image photo n'est pas faite à la main, mais pas tout-à-fait vraie : mouvement de l'appareil, intervention sous l'agrandisseur.

    Plus fondamental et radical :

    L'image photographique est une trace et non pas un tracé.

    Les traits d'un dessin sont faits progressivement, dans une direction, ou une autre, grâce à un mouvement qui exprime une volonté. Chaque trait est à la fois une réalité matérielle (fusain, mine de plomb) et la décision d'une pensée de l'auteur. Beaucoup de lignes n'existent pas dans la nature. Ce sont des abstractions. Le dessin se meut toujours dans un double domaine : matériel et spirituel.

    L'image photographique est entièrement un effet de nature. Sa cause n'est pas l'artiste mais l'objet qui est devant. "L'objet est la signification de la peinture et la cause de la photo."

    Sa nature de trace est celle de l'empreinte (lumineuse à distance), du moulage, des indices ( disent les sémiologues) tels ceux laissés par les pattes d'animaux. Indices que sont les empreintes du cambrioleur, qui n'en a pas fait exprés. Image "de bout" et non "de fil".

    Isomorphe et synchrone :

    Toute la surface de l'image photographique est couverte toute entière'd'un seul coup en un instant. Tous les points de la surface sont frappés également. Les électrons ne choisissent pas. Enregistrement impassible et impartial. Les différentes parties de la surface d'une photo ne racontent pas l'histoire de leur formation progressive puisqu'elle s'est faite d'un seul coup.

    Première conséquence : si le dessin est choix entre différentes parties de la surface, en photo le choix sera ailleurs.

    Il sera :

    • a) dans le choix d'un système optique ;
    • b) dans le choix entre les photos : entre les photos possibles et les photos faites.

    Comme chez Marcel Duchamp. Une photo a toujours un caractère d'objet trouvé et élu. "Ready-made"

    seconde conséquence : toute photo est liée au temps. Elle est toujours la photo d'un instant. On ne peut décoller les formes de l'instant où elles ont été saisies.

    D'où sa relation émotive à la vie et à la mort. Même la photo d'un monument est celle du monument à un certain instant dans le passé.

    Vie - mort = battement.

    L'image photographique est une image "en battement" (H. Vanlier).

    Comme le volet qui bat. A chaque instant possiblité de passer au cas contraire et symétrique. D'un extrême à l'autre sans transition. Toujours sur le bord d'une permutation matérielle et spirituelle.

    négatif ou positif : valeurs dans le même sens que dans la réalité ou non. Permet la multiplication. Entraîne l'espace, la profondeur.

    analogique ou digitale : faite de petits grains d'argent mais si serrés et fins qu'ils reconstituent la continuité des surfaces.

    net ou flou : entre deux certaines distances de l'objectif les choses sont nettes, tranchent dans le réel : plutôt minceur que "profondeur de champ" par rapport à l'immensité du flou devant et derrière.

    On peut aussi avoir tout flou et tout net.

    Absence ou présence : Rend présent ce qui est absent. Mais par là évoque son absence. Vertige métaphysique.

    Photographié ou photographique : (Gilles Mora), deux façons de regarder une photo qui, dans un instant, s'excluent l'une de l'autre : Le moment du photographié, c'est celui où je vise à travers l'image l'objet ou la personne représentés. Je ne m'arrête pas à la réalité de l'image. Je vise à travers.

    Le moment du photographique est celui où je regarde l'image en tant qu'image (et non réalité) et non plus par rapport à son modèle mais par rapport aux autres images photographiques. C'est le moment de l'examen de la planche contact. Je ne vois plus ce qui est : c'est-à-dire des formes sur un papier.

    Remarquez que le second temps est plus objectif que le premier, quoique beaucoup moins répandu.

    Que conclure de cet ensemble de caractéristiques ? Une sorte de fragilité pathétique de l'image photo, qui serait la vraie raison de la suspicion qui pèse sur ses possibilités créatrices, artistiques.

    Non parce qu'elle serait toujours réaliste : car elle déforme la réalité (optique, cadre, temps, etc...)

    Non parce que le photographe n'a aucune liberté : vous devinez déjà tous les moyens dont il peut se servir pour dire ce qu'il veut dire, tous les choix qui s'offrent à lui.

    Mais parce qu'elle n'a pas la solidité d'une oeuvre plastique où la matière réelle, le corps et la pensée se relaient sans cesse pour constituer une réalité nouvelle, un objet autonome. Toute cette première partie était d'un intérêt limité pour l'artiste. Il peut toujours en tirer des arguments dans un sens ou dans le sens opposé.

    En peinture : (la bidimensionalité peut justifier aussi bien Tiepolo ou Gauguin ; la "touche" peut justifier aussi bien Holbein que Cézanne). Sur le plan de la vie des formes, de la création cela ne nous avance pas à grand'chose.

    II - La photographie devant les grands courants de l'art contemporain :

    J'espère ici montrer que la photo peut non seulement participer aux grands courants de l'art contemporain mais qu'elle peut beaucoup aider à élucider la nature et la signification de ces mouvements.

    Abstrait : En art, "abstrait" ne s'oppose pas à "concret" mais signifie, selon l'étymologie, "tiré hors de ". Dans le foisonnement confus de la réalité qui nous entoure, on découvre des structures, des combinaisons, des formes. On les extrait, on les isole, on les met en valeur. Le fait que l'on puisse faire des photos "abstraites" prouve bien que l'art abstrait ne coupe pas la relation avec le réel. Il faut au contraire , un regard intense sur la réalité pour ne plus y voir que des formes en tant que formes. On n'y reconnaît que des lignes, des plans, des volumes, des couleurs, et on fait "abstraction" du reste.

    La photographie, qui ne saisit rien d'autre que les variations de la lumière et de l'ombre sur les formes, s'y montre même particulièrement apte.

    En fait ce qui fait croire que certaines oeuvres abstraites sont sans rapport avec la réalité c'est que le vocabulaire ne suit pas. On peut photographier quantité de formes qui ne portent pas de nom, et quantité d'assemblages, de combinaisons de formes. On déborde beaucoup la collection des "figures" qui portent un nom. C'est le "non-figuratif".

    C'est l'impassible objectivité de la photo qui va révéler cette vraie nature de l'abstrait.

    Objective mais pas toujours ressemblante au sens où nous reconnaissons que ce que nous connaissons déjà.

    Surréel : Ne nie pas non plus le réel mais c'est du réel avec quelque chose en plus. Alors que l'abstrait se concentrait sur la stricte réalité en apparence.

    Le surréalisme cherche à dire un rée! intensifié, comme redoublé, fécondé par l'imaginaire. Une réalité intermédiaire entre l'extérieur et l'intérieur, entre le réel extérieur, matériel, solide et l'écran fou de nos rêves.

    Le réel se met à vaciller, trembler, mais aussi à rayonner, à être comme hors de lui même, englouti qu'il est dans l'univers intérieur de nos rêveries.

    La photo peut atteindre au surréel de trois façons.

    • 1) Par l'utilisation de techniques qui lui sont propres et qui peuvent mettre en présence, rapprocher des objets de façon impossible en réalité mais pourtant vraisemblable.
    • 2) Plus radicalement parce que toute photo est un objet surréaliste : absent-présent ; solitude coupée du monde par le cadre ; coupé de l'écoulement du temps par l'instantané - Image figée, fascinante souvent plus nette que nature.
    • 3) Ajoutons que la photo se prête admirablement au discours visuel automatique : " L'inconscient de la vue". Comme le surréalisme, la photo tend à supprimer les limites entre le professionnel et l'amateur, l'art et la vie, le conscient et l'inconscient, l'intentionnel et l'involontaire.

    Conceptuel : Nous savons que petit à petit l'art moderne s'est laissé envahir par sa propre théorie. Est arrivé le moment d'une véritable sincérité où les artistes n'ont plus montré l'oeuvre mais la pensée qui était à l'origine de l'oeuvre.

    L'art se mettant de plus en plus en question, il en est venu à ne plus consister qu'en ces différentes mises en question.

    Et voici une première affinité avec la photo. Historiquement elle a toujours été en question comme art. Son retard culturel est devenu son trésor. Champ d'expérimentation esthétique exceptionnel.

    Et, plus profondément, la photo a toujours été conceptuelle dès le début, même sans le savoir. Car, si la photo est un reflet de l'extérieur, elle est aussi un témoignage direct sur un moment de la vie intérieure de celui qui l'a faite. "La photo est une fenêtre : le monde dehors moi dedans" (Ikko). Peut-être le seul moyen, à la limite, de faire savoir sa pensée sans l'intermédiaire déformant du corps-pensée visuelle, bien entendu.

    De fait on a vu les artistes conceptuels se jeter sur la photo comme un moyen apparemment neutre et innocent de transmettre leur idée sans intermédiaire pollué par l'histoire. En fait, ce sont eux les innocents et naïfs car la photo porte déjà tout un héritage.

    Plus intéressant pour nous est que des photographes se soient mis à réfléchir sur la photo. Pour que la critique parlée et écrite puisse suivre, il faut déjà qu'ait commencé la critique des oeuvres par les oeuvres, des formes sur les formes. Le photographe conceptuel va élaborer une image de telle sorte qu'elle canalise notre attention vers un problème de définition de ce qu'est la photo.

    m - Les stratégies créatrices :

    Il ne s'agit plus ici de définitions de la photo, ni de la façon particulière dont la photo communique des informations et des significations.

    Il ne s'agit plus non plus de notions "en battement", de tout l'un ou tout l'autre, mais de situations en continuité, où l'artiste peut travailler en nuances, en rapport avec la vie et avec les autres arts.

    Equivalents : Les nuages de Stieglitz. Une photographie peut évoquer, suggérer autre chose que ce qu'elle montre. La photo n'est pas seulement prose plate et utilitaire mais aussi poésie (et donc retour sur soi).

    Mise en scène : ou "photo fabriquée".

    On a mis longtemps à se rendre compte que la photo était tout autant un moyen de faire voir nos rêves intérieurs que de faire voir le monde extérieur. Et même le seul moyen, puisque sans l'intermédiaire du corps ni de la main.

    On prend à revers la situation habituelle : on organise méticuleusement et on n'a plus qu'à prendre en photo. Souvent la froide objectivité de la pellicule restitue la lisse et dure fixité des images discontinues de nos rêves.

    Sens et non-sens : La photo ne nous transmet que les variations de la lumière. La lumière nous fait voir les formes, lignes et volumes. Rien d'autre. Les "sauvages" ne voient pas les photos ou du moins pas leur sens. En effet, les deux peuvent fort bien se séparer.

    Une photo ne nous transmet pas de sens avec elle, comme le fait un tableau dont l'auteur a sacrifié, combiné, déformé pour mettre en valeur certaines parties aux dépens des autres, tenant un discours par les formes sur le sens et l'importance relative des choses et des gens.

    La surface photo accueillant tout avec une parfaite impartialité, montre le monde en tant qu'apparence visuelle pure, tout ce qu'on voit à un certain instant mais rien d'autre que ce qu'on voit. Avant toute interprétation que nos pensées, nos désirs, nos préférences, nos habitudes collent par dessus la réalité.

    En soi une photo ne veut rien dire en dehors du constat visuel.

    Exemple : l'homme marchant de Harbutt. "Elles voudraient rester au même degré de spontanéité et d'ambiguïté que les êtres et les événements qui les provoquent" (Marialba Russo).

    Devant cela les photographes vont se répartir en deux groupes :

    1) Ceux qui vont déployer d'habiles stratégies pour prendre le réel en flagrant délit de ressembler à ridée qu'on ..s'en fait en saisissant bien l'instant où le personnage principal, le geste important soit bien mis en valeur : devant, au milieu, plus gros, plus net.

    Ils déploient une rhétorique de formes pour confirmer que les choses ressemblent vraiment à ce que l'on attend d'elles.

    2) Ceux qui vont, au contraire, essayer d'oublier tout ce qu'ils savent et attendre le moment où, si faire se peut le monde est tel qu'il est en lui, sans aucun sens, avant que je le pense, avant que je le regarde.

    Ce qui est encore plus impossible. Apologue des lapins de V. Burgin.

    Cadrage et composition :

    Même lorsqu'il met en scène une nature morte un photographe ne peut pas régler tous les détails de la réalité comme le fait le peintre. Même une nature morte. Il prélève sur le réel un rectangle tranché net. Brutalement.

    A l'emporte pièce. Il ne peut guère agir sur ce qu'il y a à l'intérieur (sauf artifice limité de la mise en scène).

    Il ne compose pas, à proprement parler, il cadre. Certains n'admettent que ce mot. Disons : qu'il saisit l'instant où les choses se composent dans le cadre (toujours le rôle capital du temps).

    Art d'improvisation, comme en jazz.

    Matière et lumière :

    Le photographe ne travaille pas une matière riche et profonde comme le peintre ou même le dessinateur, sans parler du sculpteur. La fine pellicule de gélatine est froide et mince. Les noirs "sont de l'argent pur" mais de l'argent qui a perdu son éclat et son épaisseur.

    L'art c'est ce qui fait venir la couleur à son éclat, le volume à sa masse, le son à sa résonnance, le langage à la parole.

    Il n'y a pas d'art sans incarnation dans une matière. J'espère montrer que la photo a déjà répondu victorieusement aux objections faites contre ses possibilités artistiques. Il y a déjà une histoire, un acquis.

    Ce qui reste en question, l'actuel front pionnier de la création photographique, ce sont ses possibilités d'incarnation.

    Peut-on faire venir l'ombre et la lumière à l'espace et à la matière ? Non pas comme illusion mais comme présence vécue ?

    La photo peut-elle faire que le réel soit réel pour nous non pas comme un moyen de communication - surtout pas car tout "medium" cache l'objet autant qu'il le transmet - mais comme présence séparée qui convoque le réel même.

    Si toute oeuvre d'art n'existe que par incarnation dans une matière, toute matière à besoin du relais de l'imaginaire , du poétique pour se manifester à nous.

    "La photo n'invente rien, elle imagine tout" (Brassaï).

    "Je photographie une chose pour savoir de quoi cette chose à l'air quand elle est photographiée" (G. Winogrand).

    Dans cette ouverture si mince entre l'empreinte lumineuse qu'elle est et la matière qu'elle représente se trouve le mouvement créateur de la photo. Elle témoigne vraiment sur ce qui nous entoure quand elle s'avoue à elle-même sa vraie nature.

    1. Livre de Henri Vanlier : Philosophie de la photographie. Ed. Cahiers de la Photographie. retour au texte