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Le rôle des bibliothèques de jeunesse dans le développement de la lecture des jeunes et dans la promotion de la littérature de jeunesse

1987

    Le rôle des bibliothèques de jeunesse dans le développement de la lecture des jeunes et dans la promotion de la littérature de jeunesse

    Par Nic VAN DE WIELE, Conservateur au Centre national du Livre pour enfant

    L a récente campagne de presse qui s'en est pris globalement aux livres pour enfants, à leurs auteurs et leurs éditeurs n'a pas épargné, loin de là, les bibliothécaires. On peut s'étonner ou déplorer qu'une presse qui, en temps habituels, semble ignorer jusqu'à l'existence des bibliothèques publiques pour la jeunesse découvre tout à coup leur nombre, leur puissance... et leur prétendue nocivité. Ces institutions, depuis leur émergence en France, en 1924 (création de l'Heure Joyeuse) n'ont jamais rencontré de la part des médias qu'une attention distraite et circonspecte. On pourrait, si la plaisanterie n'était pas douteuse, remercier les bons esprits qui attaquent avec autant de vigueur que de partialité les bibliothèques enfantines. Enfin, on parle d'elles!!!... En mal, certes mais on en parle, et c'est là l'essentiel. Aucune attachée de presse, aucun publicitaire ne dira le contraire : plus on parle d'un produit, mieux il se vend. Il importe médiocrement que la critique qu'on en fait soit favorable ou non. La "surface journalistique" reste le critère déterminant. Les bibliothécaires pour la jeunesse qui éprouvent souvent, comme leurs collègues des sections adultes, le sentiment de n'être pas reconnus et se sentent d'autant plus dépréciés qu'ils s'occupent du secteur fort peu valorisé de l'enfance, peuvent légitimement se réjouir : ils sont sortis du ghetto !

    Toute plaisanterie mise à part, la campagne de Marie-Claude Monchaux nous interroge sur la censure en général., phénomène qui ne se limite pas au domaine de la littérature enfantine ni au champ européen. De nombreux témoignages venus de l'étranger et notamment des USA en font foi. A cet égard, la lecture de Banned books week/86 célébra ting the freedom to read (1) est édifiante. Dans une première partie, l'ouvrage nous donne la liste alphabétique des "livres considérés par certains comme dangereux" ("some people consider these books dangerous") où se côtoient joyeusement Francis Bacon, Beaumarchais, Judy Blume, Anthony Burgess, Erskine Caldwell, Victor Hugo, Henrik Ibsen, Martin Luther, Margaret Mitchell, Jean-Jacques Rousseau, Shakespeare et quelques autres...

    Une deuxième partie recense les livres "challenged or banned" entre mai 1985 et mai 1986, dans le monde entier. On y trouve : les Mille et une nuits, huit titres de Judy Blume, la Guerre des chocolats, Gilly et la grosse baleine, "Trig" de Robert Newton Peck, Catche in the rye de J.D. Salinger, Cuisine de nuit de Maurice Sendak, Les Aventures de Tom Sawyer et la Couleur pourpre, pour ne parler que d'auteurs ou de titres les plus connus en France.

    Ce contexte, pour éclairant qu'il soit sur la faveur rencontrée aujourd'hui par M.C. Monchaux, ne doit pas nous faire oublier notre propos.

    Il s'agit de livres pour la jeunesse et de ce présupposé dont tous semblent accepter l'évidence : l'enfant, ça n'est pas pareil. Autrement dit : on ne peut envisager le choix des livres ou la lecture de la même manière selon qu'on parle des jeunes ou bien des adultes. Le lecteur enfant serait, par essence, différent du lecteur adulte et la lecture des jeunes poserait des problèmes spécifiques. Sans analyser en profondeur les fondements historiques, sociaux, ou idéologiques de ce consensus, ni réfléchir au statut de l'enfance qu'il suppose, on remarquera que le lecteur enfant est considéré comme plus sensible que l'adulte à la bonne ou mauvaise influence potentielle de ses lectures. L'enjeu de la lecture des enfants et des adolescents paraît plus important pour l'ensemble de la société.

    Celle-ci, en des temps plus anciens, érigeait des normes sur les lectures d'autres catégories de citoyens : les jeunes filles et les femmes par exemple, pour qui la lecture des romans était considérée comme dangereuse, ou bien les classes laborieuses qu'on devait protéger de lectures sulfureuses à caractère politique. Aujourd'hui, c'est sur les lectures des enfants et des jeunes qu'on se penche avec inquiétude.

    Pour ma part, je vois deux raisons essentielles à cet état de fait. La première tient aux enfants eux-mêmes : ce sont des apprentis-lecteurs. C'est pendant l'enfance que les gens, dans les pays industrialisés où la scolarisation est généralisée, acquièrent les rudiments, les techniques, puis la maîtrise de la lecture.

    La deuxième des raisons tient aux livres qu'on propose aux enfants : la littérature qu'on leur offre, quels qu'en soient les noms et les définitions, est une littérature d'apprentissage.

    Cette littérature, ou les livres qui la composent, est censée avoir une action formatrice sur l'esprit.la sensibilité et la personnalité des lecteurs. C'est une littérature qui aide à grandir. Elle est "paradoxale", selon l'expression de Marc Soriano (2) , "une littérature sans auteurs, sans public stable", dont "les lecteurs commencent à la pratiquer avant de savoir lire et, sans crier gare, l'abandonnent dès que possible".

    Enfin, ce dernier paradoxe, nous fait remarquer Marc Soriano, (et combien d'autres après lui !) :" les consommateurs, le plus souvent, ne sont pas les payeurs. Les uns achètent des livres qu'ils ne lisent pas. Les autres lisent- ou essaient de lire- des livres qu'ils n'auraient vraisemblablement pas achetés".

    La spécificité de cette littérature où des adultes écrivent, dessinent, éditent, vendent, prescrivent, prêtent à un public d'enfants ou de jeunes, l'inscrit à l'évidence dans un processus pédagogique.

    Les bibliothécaires pour enfants, dans cette optique, ne sont pas seulement des médiateurs, à l'instar de leurs collègues des sections adultes. Ils sont impliqués dans un ensemble d'actions pédagogiques qui visent à faire acquérir aux enfants la maîtrise des techniques de lecture, puis à leur faciliter le passage à une lecture dite "adulte" de livres "tous publics". Cette notion de passage dénonce l'idée progressiste que se font les adultes de la lecture des enfants, censée aller vers un mieux, le mieux étant ici le plus long, le plus complexe, le plus difficile, le moins accessible, etc. Cela supposerait donc de la part des bibliothécaires pour enfants des compétences particulières, la mise en oeuvre de techniques bibliothéconomiques spécifiques, distinctes de celles employées par leurs collègues des sections adultes. Vieux débat qui agite régulièrement la profession : entre les tenants d'une "technicité" commune (souvent d'ailleurs les bibliothécaires pour adultes) et ceux, nombreux dans les sections jeunesse, forts de leur expérience "sur le terrain" qui proclament "qu'avec les enfants, c'est différent"...

    Le Manifeste de l'UNESCO sur la bibliothèque publique, publié pour la première fois en 1949, et retravaillé à l'occasion de l'Année internationale du livre en 1972, considère la bibliothèque publique dans son ensemble comme instrument d'éducation. Dans le petit paragraphe consacré aux enfants, il n'établit pas de distinction essentielle entre le service aux enfants et aux adultes : "C'est pendant l'enfance que s'acquièrent le plus facilement le goût de la lecture et l'habitude de fréquenter les bibliothèques. La bibliothèque publique doit s'attacher à donner à chaque enfant la possibilité de choisir librement le livre ou le document qui l'intéresse. Il est bon de constituer des collections d'ouvrages destinés .aux jeunes lecteurs, et, si possible, de leur réserver des locaux spéciaux. La bibliothèque peut ainsi devenir pour eux un endroit vivant et stimulant où ils trouveront, dans des activités variées, une source d'inspiration cul-turelle".

    On ne voit guère dans ce texte de fondement théorique à la spécificité du travail accompli par les bibliothécaires pour enfants. Si, dès la fin du XIXe siècle, aux Etats-Unis, on se préoccupe, à la fois dans la formation et dans la pratique des bibliothécaires pour la jeunesse de techniques d'animation particulières, on ne prétendra pas que l'Heure du Conte ou des ateliers d'imprimerie soient des éléments suffisants pour faire des bibliothécaires de jeunesse des médiateurs d'une race à part, les promoteurs efficaces d'une lecture extensive ou d'une littérature de pointe.

    Pour préciser le rôle des bibliothèques de jeunesse, il faut se montrer plus pragmatique et, quand on parle de "jeunes dans les bibliothèques" définir ce qu'on entend par là.

    Si on se penche sur l'histoire de l'Heure Joyeuse, par exemple, on constate que la notion d'enfant lecteur a singulièrement évolué depuis le début du siècle.

    Venaient à l'Heure Joyeuse dans les années trente, des "enfants" de 7 à 16-17 ans. Le terme d'adolescent était peu usité, celui de Teen-ager encore à inventer. N'étaient inscrits que les enfants capables d'écrire leur nom dans le grand registre, après avoir lu à haute voix l'engagement personnel qu'ils prenaient en devenant lecteurs de l'Heure Joyeuse.

    A la Joie par les Livres, à l'heure actuelle, nos sélections de livres s'adressent aux enfants de 8 mois à 15 ans. Le champ considéré s'est beaucoup élargi, en même temps qu'il glissait vers des âges de plus en plus tendres. Ces enfants ou ces jeunes sont aujourd'hui 11 652 000, et représentent 21 ,08% de la population française.

    En 1983, dernière année pour laquelle la Direction du Livre dispose de chiffres, 24% des enfants de moins de 14 ans fréquentaient une bibliothèque, contre 12,5% des adultes : ils sont donc deux fois plus nombreux à utiliser les services des bibliothèques publiques. Toujours pour 1983, les enfants représentent 41% des emprunteurs inscrits, et 41,6% des volumes empruntés. Même si ces chiffres sont très éloignés de leurs équivalents dans les pays anglosaxons par exemple, ils sont fort encourageants, surtout si on considère leur évolution depuis une quinzaine d'années. Entre 1974 et 1983, le pourcentage des emprunteurs passait de 8% à 12,5% de la population ; la part représentée par les moins de 14 ans a légèrement augmenté (37,4% des emprunteurs et 33,4% des volumes empruntés en 1974).

    Pourtant, un terme est devenu courant, depuis un rapport au Premier Ministre, publié en 1984 (3) : celui d'illettrisme à ne pas confondre avec l'analphabétisme. Sont illettrés "ceux qui ne maîtrisent pas la lecture et l'écriture" (sont analphabètes "ceux qui ne savent ni lire ni écrire"). Que les illettrés soient 200 000 (4) ou un demi-million (5) , leur nombre, d'après les études faites dans l'ensemble du contingent serait en augmentation relative depuis les années 1975-77 : les illettrés absolus sont passés de 0,82% à 0,90% des appelés (6)

    En tout état de cause, ce phénomène a paru suffisamment préoccupant aux autorités pour que le Ministre de l'Education Nationale lance en 1984 dix actions en faveur de la lecture des jeunes, une campagne destinée à mobiliser l'école et tous les partenaires impliqués.

    En réponse à ce problème d'illettrisme, les bibliothécaires de jeunesse avaient déjà abaissé l'âge minimal d'inscription et militaient en faveur du contact précoce de l'enfant et du livre (cf. l'exposition organisée par l'Institut de l'Enfance et de la Famille, intitulée Bébé bouquine, les autres aussi).

    De nombreux articles insistent sur les bienfaits immédiats de la "lecture" précoce : manipulation du livre par l'enfant, communication affective avec l'adulte, acquisition de vocabulaire, mémorisation, accès aux abstractions et aux symboles, etc. Mais l'enjeu sous-jacent reste la lecture future de ce bébé.

    "Nous pensons", écrit Mijo Becca-ria, "que, dans une large mesure, on aime les livres et la lecture si l'on a eu très tôt l'occasion d'être en contact avec des albums d'images. Très tôt, c'est à dire vers 18 mois, 2 ans." (7) "Le plaisir de se faire lire prépare au plaisir de lire, essentiel à connaître avant l'apprentissage de la lecture...", écrit par ailleurs Michèle Cochet (8) , "la fréquentation précoce de l'album par le très jeune enfant peut avoir une incidence profonde sur ses relations futures avec le livre", ajoute Marie-Françoise Pointeau, bibliothécaire à Caen.

    C'est ainsi que les bambins fréquentent les bibliothèques à un âge de plus en plus tendre, que les bibliothécaires partent en campagne auprès des crèches, des animateurs de la petite enfance, des assistantes maternelles qu'il s'agit de sensibiliser.

    La France n'est pas pionnière en ce domaine : il existe en Grande-Bretagne des services de prêt pour les personnes qui gardent les enfants à domicile. Le Centre de la petite enfance de la Bibliothèque Publique de New-York mène également une expérience intéressante avec les parents ou les nourrices des tout-petits. (9)

    Nous manquons de recul pour apprécier l'impact de ces nouvelles pratiques sur le développement de la lecture : aucune étude n'a été faite, à notre connaissance, sur ce sujet.

    Il est cependant intéressant de souligner la dualité du rôle joué par les bibliothécaires : médiateurs directs, en ouvrant les portes de leurs bibliothèques aux bébés, et "indirects", en s'adressant aux adultes concernés pa la petite enfance.

    Les bébés grandissent, deviennent des écoliers, et très rapidement sont confrontés à l'apprentissage de la lecture c'est à dire, selon les cas ou les moments, à l'alphabétisation, la faculté de déchiffrer ou la "lecturisation" pour employer un terme moderne et affreux. André Inizan distingue "deux types d'activité lexique : l'acte lexique de celui qui apprend à lire et celui du lecteur accompli." Il n'y voit "pas seulement une différence de degrés, de vitesse par exemple, mais une différence de nature. De même que taper "Monsieur" à la machine, pour une dactylo et pour un non initié, constitue deux actes différents. De la lecture de l'apprenti à celle du lecteur accompli, il n'y pas continuité mais métamorphose." (10) Marc Soriano met l'accent sur la complexité et le nombre des mécanismes mis en oeuvre pour "parvenir à cette super-lecture définie comme critique, rapide et flexible". "C'est un peu", ajoute-t-il "comme si l'on entreprenait d'apprendre à conduire un véhicule amphibie qui, pour être correctement mené, nécessiterait le maniement de 25 à 30 000 leviers différents. "(2) L'école est devenue, depuis quelques années, la principale accusée d'un procès permanent o s'échangent les chiffres les plus alarmants : "à l'entrée en sixième, 20 à 25% des élèves ont des difficultés de lecture ou d'expression. 1% seulement de ceux qui rentrent en sixième lisent à une vitesse normale, 26% à une vitesse supérieure à celle de la parole, 46% en prononçant tous les mots mentalement à une vitesse égale ou inférieure à celle de la parole., 27% en épelant lentement chaque syllabe" (11)

    Depuis quelques années, sous l'influence, notamment de l'AFL (Association Française pour la Lecture) (12) , on met l'accent sur la lecture hors école. Il ne faut pas "limiter l'apprentissage de la lecture à l'école ou à l'espace scolaire" mais "rattacher le livre à la vie et poser la lecture comme acquisition permanente. "(2)

    "Le principal effort", écrit J. Fou-cambert", consiste à permettre à l'enfant de vivre des situations dans lesquelles le recours à la lecture est naturel, nécessaire." (13) Plus l'enfant lit, mieux il maîtrise la lecture... et plus il a de plaisir à lire. "C'est en désirant lire, en lisant beaucoup, qu'on apprend à lire" (14) La bibliothèque ou la section jeunesse est, dans cette optique, le lieu de toutes les lectures. Le nombre des livres, leur variété, le libre accès et les animations de toutes sortes en font le centre de ressources vers lequel se tournent enfants, parents et éducateurs.

    Si bien qu'on a voulu transplanter la formule "bibliothèque publique" au sein de l'école et que se sont multipliées, ces dernières années, des bibliothèques centrales d'école, malheureusement encore trop peu nombreuses. (évaluées à 2000 en 1984, combien sont-elles aujourd'hui ?) Ces B.C.D. substituent, du moins dans leur principe, aux vieilles "bibliothèques de classe" souvent composées de livres hétéroclites, donnés par les enfants, de vraies bibliothèques centre documentaires, aux collections choisies avec soin. Avant de conclure sur le rôle des bibliothèques dans le développement de la lecture, il nous paraît difficile de passer sous silence la question de la lecture des adolescents.

    Il ne suffit pas d'apprendre à lire, de savoir lire, de devenir lecteur. Encore faut-il le rester.

    La fameuse crise de l'adolescence, "interprétée tantôt comme l'effet d'une lassitude passagère, tantôt comme le signe d'une aversion définitive à l'égard de la civilisation de l'imprimé" fait du passage de la section jeunesse à la section adulte, une entreprise pleine d'embûches et de dangers. (15)

    Elle montre les limites de slogans tels que celui de certains éditeurs pour la jeunesse à un des premiers Salons du Livre : "Il n'y a pas de lecteurs adultes sans lecteurs enfants". Elle montre aussi qu'en matière de lecture, si tout doit être mis en oeuvre pour favoriser son développement, la réalité ne se laisse pas contraindre par les théories. Que les parcours individuels sont parfois paradoxaux. Si les statistiques confirment que partout o des bibliothèques pour la jeunesse ont été créées les enfants ont su les utiliser plus vite et mieux que leurs parents, il ne faut pas en déduire qu'il suffit d'ouvrir des bibliothèques pour que tous les enfants lisent.

    Les bibliothèques représentent dans le développement de la lecture des jeunes, une condition nécessaire, indispensable même, mais pas suffisante.

    En est-il de même en ce qui concerne la promotion de la littérature de jeunesse ?

    Cette littérature paradoxale dont nous parlions au début et que Daniel Blancpain définit en ces termes :

    • elle est élaborée pour un public choisi reconnu dans sa spécificité ;
    • elle est conçue comme un moyen de formation morale avec l'intention d'autorité et les contraintes que suppose cet objectif ;
    • elle est appelée à fonctionner hors du circuit scolaire de niveau secondaire, hors de ses voies de consécration et de reconduction de l'arbitraire littéraire, et à être dévalorisée par considération de sa fonction utilitaire. (16)

    Plus directe et plus pragmatique, Isabelle Jan.dans la remarquable préface de son livre (17) , montre que les réponses que l'on donne à la question "la littérature enfantine existe-telle ?" changent selon qu'on fait varier les termes de l'énoncé, "selon que l'on remplace littérature par "livres", voire par "édition", enfants par "jeunes" ou par "petits". Si on parle édition, poursuit I. Jan, "on peut répondre hardiment oui, à la question, la littérature enfantine existe-t-elle ? Assurément elle se porte bien économiquement." En France, le nombre de titres pour enfants a été en 1985 de 4281, dont 2060 nouveautés (c'est à dire 48,11%). Parmi ces titres : 1418 albums, 2575 "livres", selon la terminologie du Syndicat National de l'Edition, et 828 bandes dessinées. Cette production a eu un chiffre d'affaires de 955 M. de francs, c'est à dire 10,5% du chiffre d'affaires global. Enfin, avec 65 888 218 exemplaires produits, ce secteur représente 18,01% de l'ensemble des exemplaires édités en 1985. (18)

    Face à cette masse somme toute importante (les livres pour la jeunesse occupent la deuxième place, en nombre d'exemplaires édités, derrière la littérature, devançant même les livres scolaires), quel rôle jouent les bibliothécaires pour la jeunesse, quelle part prennent-ils dans la diffusion ou la promotion de ces livres ? Comment situer leur action face à celle des autres acheteurs ou médiateurs : parents et enseignants essentiellement ?

    Avant tout, ils se veulent et sont, par leur formation et leur pratique, des spécialistes des livres de jeunesse, et sont chargés, par les collectivités qui les emploient, de choisir et d'acquérir des livres à l'usage de tous les enfants de cette collectivité. Leurs critères ne sont ni ceux des parents, achetant des livres pour tel enfant précis, ni ceux des enseignants dont on peut supposer que les choix s'insèrent dans un projet pédagogique précis. Ce n'est pas le lieu de discuter des critères de choix des bibliothécaires.

    Les bibliothécaires n'achètent pas tous les livres de jeunesse qui paraissent, loin de là. Bien que certains invoquent des raisons budgétaires à leur discrimination, on peut parier que si soudain, les bibliothécaires disposaient de crédits tels qu'ils pourraient, s'ils le voulaient, acheter toute la production, ils n'en feraient rien. La fonction essentielle du choix des bibliothécaires pour la jeunesse est, à mon sens, d'établir une différence entre la production dite "commerciale" (comme si l'autre ne l'était pas !), très souvent diffusée par les hyper- ou super-marchés et les bibliothèques de gare, et une production où la création occupe une part plus importante, voire dans certains cas, essentielle.

    Cette dernière a, de façon plus ou moins floue, acquis un statut différent, une forme de légitimité, par les réseaux de diffusion qu'elle utilise : libraires, spécialisés ou non, ou bibliothèques.

    Depuis 1924, les bibliothèques pour enfants ont ainsi créé, et légitimé un fonds, à rotation parfois très lente, où des générations d'enfants sont venus puiser.

    Les bibliothèques ont-elles ou ontelles eu des rapports plus directs avec la création : ont-elles été un élément dominant, incitatif ? Marguerite Gruny, interrogée à ce sujet se rappelle qu'avant la dernière guerre, à une époque où les bibliothèques pour la jeunesse étaient très peu nombreuses, certains éditeurs se montraient méfiants envers les bibliothèques publiques, dont ils craignaient l'influence néfaste sur les ventes. Bien sûr, Paul Faucher a, dans les années trente, demandé aux lecteurs de l'Heure Joyeuse de donner leur avis sur certains manuscrits. Dans ce sens, on peut dire que l'Heure Joyeuse a joué un moment le rôle de "laboratoire d'essai" du Père Castor, pour reprendre l'expression de François Faucher. Mais très vite, dès 1946-1947, c'est l'Ecole du Père Castor au 131, boulevard Saint-Michel, qui est devenue le terrain d'observation ou de test de la maison d'édition. Bien sûr, Michel Bourrelier et Geor: ges et Tatiana Rageot étaient venus à l'Heure Joyeuse, pour parler des livres qu'ils voulaient ou avaient édités. Mais tous les témoignages sont formels, ceux de Marguerite Gruny, Mathilde Leriche, Catherine Scob, l'Heure Joyeuse n'a pas été un élément déterminant dans la carrière de ces maisons d'édition.

    En revanche, quand les bibliothécaires firent oeuvre de critiques, là leur rôle fut déterminant.

    Marguerite Gruny et Mathilde Leriche ont ainsi établi, pour le Bureau des Bibliothèques de la Ville de Paris, quantité de listes de "bons" livres qui eurent une influence directe sur les acquisitions.

    Et surtout par la publication en 1937 de Beaux livres, belles histoires (Bourrelier), réédité et complété en 1946 puis en 1952 , des bibliothécaires devenaient, avant même que le terme soit usité, des prescripteurs pour les autres adultes et leur proposaient, à partir de leur pratique quotidienne, une sélection des "meilleurs" livres pour enfants. L'impact sur l'édition, même s'il est difficile à mesurer de nos jours, ne dut pas être négligeable.

    Quelques décennies plus tard, la Revue des Livres pour enfants et les sélections de la Joie par les Livres, qui s'appuyaient également sur un travail "sur le terrain", à Clamart et dans d'autres bibliothèques, contribuaient à établir en même temps la légitimité "littéraire" d'une partie de la production éditoriale, et à poser les bibliothécaires comme les principaux spécialistes des livres pour enfants. Si les bibliothécaires fondaient une certaine légitimité, faisaient-ils pour autant la promotion de l'avant-garde ?

    Tout dépend de ce qu'on entend par ce terme ...

    Il est indubitable que certains illustrateurs comme Maurice Sendak, ou Tomi Ungerer ont vu leur carrière en France singulièrement infléchie par la promotion inlassable qu'en ont fait les bibliothèques.

    Max et les Maximonstres, un album qui fit en son temps couler beaucoup d'encre et fut l'objet de débats passionnés, a été vendu en 1967 à 300 exemplaires. Aujourd'hui, il a dépassé les 100 000, et les bibliothécaires ont contribué largement à ce succès.

    François Ruy-Vidal, chez Harlin Quist d'abord, Grasset ensuite, a publié des textes ou des illustrations qui ont surpris, choqué, "interpellé". Au delà des polémiques, les bibliothécaires ont pu faire connaître aux lecteurs des albums un peu dérangeants, et des illustrateurs essentiels comme Etienne Delessert, Nicole Claveloux, Guillermo Mordillo, Philippe Corentin et Bernard Bonhomme.

    Si on considère la production d'une maison d'édition comme Le Sourire qui mord, dont l'originalité des partis-pris, les recherches parfois déconcertantes, souvent audacieuses la classent à l'avant-garde, il est évident que les bibliothèques ont contribué dans une large mesure à son succès.

    Le premier des titres publiés par cette maison d'édition fut le très célèbre "Julie qui avait une ombre de garçon", en décembre 1976. Aujourd'hui, avec 7 éditions, des traductions dans neuf pays, il fait figure de best seller. "Qui pleure ?" en est à sa 3e ou 4e édition et a dépassé les 20.000 exemplaires vendus. Parmi les titres les plus "difficiles" de cette maison d'édition, 11 000 exemplaires du "Cheval dans l'arbre" ont été vendus sur un tirage originel de 15.000 . Et Christian Bruel est le premier à témoigner du rôle essentiel joué par les bibliothèques dans la promotion de ses livres.

    En dehors de l'avant-garde, peut-on dire que les bibliothèques pour la jeunesse ont fait ou éventuellement détruit la carrière d'un livre ou d'une collection ?

    Les éditeurs interrogés à ce sujet sont unanimes.

    Les ventes aux bibliothèques enfantines sont loin d'être négligeables, mais elles ne représentent au mieux que le tiers du marché. Les chiffres très approximatifs donnés avec précautions (comment savoir qui achète nos livres ?) vont de 20% à 30% d'un tirage (environ 3 à 4000 exemplaires). Interrogés ensuite à propos de l'influence des bibliothèques sur la rapidité de vente, même réponse des éditeurs. S'ils reconnaissent que, de loin en loin, un titre est pénalisé ou au contraire promu de façon innat-tendue par les bibliothécaires (par exemple Les Contes de la rue Broca), que la carrière de certaines collections a été favorisée par les bibliothèques (par exemple l'excellente Bibliothèque Internationale chez Nathan), ils ne considèrent pas qu'elles aient une influence prégnante sur le destin de leur production.

    Certes, ils pensent que les bibliothèques pour la jeunesse sont un "relai indispensable et bénéfique" (Arthur Hubschmid, Ecole des Loisirs). Ils insistent sur les "relations privilégiées avec les bibliothécaires" et le retentissement que ces relations ont sur la production (Catherine Scob, Editions de l'Amitié.)

    Tout se passe semble-t-il comme si les bibliothécaires ou les autres avaient une influence aléatoire sur les ventes. François Faucher (Flammarion, Père Castor) raconte qu'en demandant à 20 000 professeurs quel titre ils voulaient recevoir en service de presse, ils avaient eu la surprise de voir que les livres réclamés ne correspondaient pas du tout à la courbe de succès de leurs titres.

    Nous sommes loin en France, pour d'évidentes raisons, de la situation des bibliothèques pour la jeunesse des pays anglo-saxons, et surtout scandinaves.

    Au Danemark, bien que le nombre d'exemplaires achetés par les bibliothèques ait baissé ces dernières années à cause des restrictions budgétaires, les acquisitions des bibliothèques représentent 85% des titres édités chaque année (entre 1200 et 1300). La Centrale d'Achats des bibliothèques danoises publie chaque semaine une feuille de critiques de livres que les éditeurs surnomment "la petite mort verte du mercredi" (elle est tirée sur du papier vert ) ! Si un livre n'a pas obtenu une bonne critique, sa carrière est définitivement compromise.

    En Suède, il existe un système analogue. Une critique mitigée dans la liste de la Centrale d'achats, qui juge parfois des manuscrits, peut entraîner un refus d'édition. Il arrive que le premier tirage d'un album suédois soit entièrement acheté par les bibliothèques.

    L'influence des bibliothèques est telle qu'elle porte parfois sur l'aspect matériel des ouvrages, un titre faisant l'objet de deux éditions séparées, l'une correspondant aux "canons" de bibliothèques (solidité, format plus commode, etc), l'autre pour le "grand" public.

    Tout cela s'explique si on sait qu'au Danemark par exemple, toutes les écoles, sans exception, ont une "vraie" bibliothèque, avec des collections variées, et un personnel dédié et formé, et que dans un pays dix fois moins peuplé que la France, il n'y a pas moins de 1 100 bibliothèques ! (19) Cette situation de lobby tout-puissant, triomphant, devrait nous donner à réfléchir.

    Est-il bénéfique pour la création que les éditeurs soient ainsi asservis pour une part au marché des bibliothèques et calibrent la production selon les seuls critères des bibliothécaires pour la jeunesse. N'y a-t-il pas à terme, le risque de voir la production s'affadir, se scléroser, s'aseptiser ? Dans les pays anglo-saxons, les bibliothécaires ont favorisé la promotion de la littérature de jeunesse par l'attribution de prix littéraires. Aux USA, la "Newberry Medal", crée en 1921-22 par P'Association for library service to children american library association", est proclamée depuis 1922 sans interruption lors de la Convention des bibliothécaires américains. Elle fut suivie en 1937 de la "Caldecott Medal" également décernée sous les auspices de l'ALA, mais attribuée à un illustrateur. En Grande-Bretagne, le prix Carnegie récompense depuis 1937 le meilleur livre élu à partir de la liste générale des recommandations de bibliothécaires : chaque bibliothèque de Grande-Bretagne sélectionne trois titres de livres pour enfant. La "Kate Greenaway Medal", distinguant le meilleur illustrateur anglais de livre d'enfants, est décernée depuis 1955 par l'Association des bibliothécaires britanniques.

    En Suède enfin, le "Nils Holgerson plaketten" depuis 1950 et l"Elsa Beskow plaketten" depuis 1958 sont décernés par l'Association suédoise des bibliothèques. (20)

    En France, on a beaucoup dit que les prix littéraires pour enfants n'avaient pas d'influence réelle sur les ventes. Il est permis d'en douter. Trois prix littéraires français (dont deux n'existent plus) sont à rattacher aux bibliothèques.

    Il s'agit du prix "La Joie par le livre" créé par une Bibliothèque de Rennes, attribué par un jury de jeunes lecteurs entre 1959 et 1977, de la Sélection 1000 jeunes lecteurs, créée en 1973 par l'Union Nationale Culture et Bibliothèques pour tous, et enfin, du prestigieux prix Jeunesse.

    Créé en 1934, il était décerné sur manuscrits : la maison Bourrelier de 1935 à 1939, et de 1945 à 1965, puis les éditions de l'Amitié, de 1968 à 1972, assurèrent la publication des manuscrits primés.

    Le jury qui fut présidé par Paul Hazard, Georges Duhamel, puis par Charles Vildrac, était composé de 14 membres permanents, dont Marguerite Gruny et surtout Mathilde Leriche que sa triple fonction de bibliothécaire, lectrice chez Bourrelier et secrétaire du prix Jeunesse rend exemplaire sur notre propos de l'interinfluence des bibliothèques pour la jeunesse et de l'édition enfantine. Enfin, dernier point à envisager avant de clore le débat : celui des échanges littéraires internationaux. Par des contacts personnels, certains bibliothécaires de jeunesse favorisèrent la traduction de certains titres connus ou célèbres dans un pays : Geneviève Patte évoque par exemple le livre intitulé "Bébé" de Fran Manushkin qu'elle proposa inlassablement à différents éditeurs et qui connut le succès que l'on sait, bien qu'à l'époque on craignît que les illustrations en noir et blanc ne rebutent les acheteurs potentiels.

    De façon beaucoup plus systèmati-que, la Bibliothèque Internationale pour la Jeunesse de Munich, créée en 1946 par Jella Lepman, et devenue en 1953 "Associated project of Unesco" se préoccupa d'échanges littéraires en proposant, entre autres, des listes de livres à traduire.

    C'est d'ailleurs en 1964, à l'initiative de Walter Scherf, Directeur de l'I.J.B., qu'eut lieu, pour la première fois, la Foire du Livre pour enfants de Bologne. Chaque année, l'I.J.B., présente sur la foire, présente une sélection internationale de titres qu'elle propose à la traduction. (21) En conclusion, on voit que la situation est très contrastée selon les pays. Qu'en France, il est difficile de mesurer l'influence que les bibliothèques de jeunesse ont sur la promotion de la littérature enfantine. Mais que cette influence existe, indubitablement. Certes les bibliothèques de jeunesse ne forment pas l'essentiel du marché, le seul réseau de diffusion des livres de jeunesse, et c'est, à mon sens, un élément très positif.

    Les bibliothèques occupent dans le système français de diffusion des livres de jeunesse une place de choix, elles sont un relais indispensable et irremplaçable.

    Mais elles ne représentent, à côté des parents et de l'école, qu'un maillon de la chaîne, qui ne vaut, comme chacun sait, que par la solidité du plus faible d'entre eux. Ne nous montrons pas comme dirait Marguerite Gruny, des "bibliothécaires abusives"! C'est en sachant évaluer réellement la portée de notre action, que nous deviendrons encore plus efficaces dans notre travail : donner à lire aux enfants.

    1. publié par l'American Library Association, Chicago, 1986. retour au texte

    2. Marc Soriano, Guide de la littérature de jeunesse, Flammarion, 1976. retour au texte

    3. V. Espérandieu, A. Lion, J.P. Bénichou, Les illéttrés en France, Documentation française, 1984. retour au texte

    4. Déclaration du Ministre de l'Education Nationale, 1982. retour au texte

    5. Harrois-Monin, Un demi million d'illéttrés en France, in Sciences et vie, déc. 1983. retour au texte

    6. J. Dumazedier et H. de Gisors, Français analphabètes ou illétrés, in Revue française de pédagogie, n° 69, oct.nov.déc. 1984. retour au texte

    7. Les Chemins de la lecture, in Ecole des parents, juin 1983. retour au texte

    8. Du côt des bibliothécaires, in Le Français aujourd'hui, mars 1983. retour au texte

    9. G. Patte, La bibliothèque hors les murs, in Livres, lecture et enfance : Compte-rendu du Colloque international sur la promotion de la lecture, Genève, 9 et 10 février 1984. retour au texte

    10. Les Amis de Sèvres, n°2, 1970. retour au texte

    11. A.Kern, Tout commence par la lecture, in Enfants Magazine, n° 94, juin 1984. retour au texte

    12. Lire, c'est vraiment simple quand c'est l'affaire de tous, OCDL, 1982. retour au texte

    13. La manière d'être lecteur, OCDL-Semap, 1976. retour au texte

    14. G. Patte, Rôle de la Bibliothèque dans l'apprentissage et le développement de la lecture, in Médiathèques publiques, n° 42, av.juin 1977. retour au texte

    15. B. Brécout, Les Adolescents et la crise de la lecture, in Bulletin du livre, n° 373, avril 1979. retour au texte

    16. La littérature de jeunesse pour un autre usage F. Nathan - Ed. Labor, 1979 retour au texte

    17. La Littérature enfantine, Ed. Ouvrières, 1984. retour au texte

    18. Livres Hebdo, n° 46, nov. 1986. retour au texte

    19. Renseignements fournis par les Centres culturels danois et suédois. retour au texte

    20. Janine Despinette. La littérature pour la jeunesse dans le monde, ses prix littéraires et leurs finalités in Enfance, n3-4-1984, pp. 225-331 retour au texte

    21. D. Pfeiffer, La Bibliothèque Internationale de la Jeunesse, in Parole, n° 5, nov. 1986. retour au texte