Index des revues

  • Index des revues

    Souvenirs d'une carrière

    Par Paul ROUX-FOUILLET, Conservateur en chef

    N ous avons demandé à M. Roux-Fouillet l'autorisation de publier le texte de l'allocution qu'il a prononcée le 13 février 1987, à la Bibliothèque Ste Geneviève, à l'occasion de son départ à la retraite. Beaucoup dans la profession retrouveront avec plaisir la personnalité de celui qui était toujours disponible à l'Ecole pour répondre à leurs besoins. Le ton oral et familier de l'intervention a été délibérément conservé.

    Mesdames, Messieurs, Mes Chers Amis,

    J'ai tenu à garder à cette réception qui n'est pas une réunion d'adieu, un caractère essentiellement amical et souhaité qu'elle ne tourne pas au panégyrique ou à la notice nécrologique.

    Le contact avec les jeunes qui a caractérisé toute mon activité professionnelle m'a appris qu'il faut toujours regarder vers l'avenir et que la vie doit être un perpétuel renouveau. Vous me pardonnerez d'avoir voulu évoquer moi-même, sans prétention, ni contrainte, ni tristesse ma longue et heureuse carrière. Je l'ai vécue avec passion comme une. belle aventure marquée par pas mal de chance que ne démentira pas ce vendredi 13, une santé tenace- je n'ai pas eu en 41 ans un seul jour de congé maladie- et surtout une grande disponibilité. J'avais souvent pensé à la profession de bibliothécaire mais je redoutais qu'elle confine dans quelque tour d'ivoire. Je ne devais pas tarder à constater qu'il n'en est rien et qu'elle permet, avec des activités créatrices dans la recherche, la gestion et l'animation, de souvent faire face à des situations difficiles, de relever bien des défis et de nouer beaucoup de relations humaines toujours positives.

    Je déplore doublement l'absence de -Mme WINTZWEILLER qui devait se joindre à nous mais qui a été victime d'un accident heureusement sans gravité. C'est elle qui m'a accueilli dans cette salle, avec beaucoup d'amabilité et d'encouragement le 15 octobre 1945. Je suis resté un mois et demi à Sainte-Geneviève, rédigeant et tapant des fiches au bureau 30, d'abord bénévolement puis comme agent contractuel, le nouveau titre donné alors aux chômeurs intellectuels.

    Le 1er décembre, conseillé par Louise-Noëlle MALCLES, j'optais pour un poste de sous-bibliothécaire contractuel à la Bibliothèque nationale où le secrétaire général, Marcel RIEUNIER, sensible à mes deux bi-admissibilités à l'agrégation d'histoire me fit faire un long stage dans trois départements.

    Aux périodiques, Pierre JOSSE-RAND me confia à une jeune sous-bibliothécaire chargée de m'apprendre les rudiments du métier, c'est-à-dire à faire des paquets et des noeuds. Je ne sais toujours pas les faire mais j'ai épousé mon professeur qui a encore maintes occasions de déplorer mon inaptitude.

    A la suite de mon stage au noble Service de l'histoire de France, j'ai été chargé de la collection des tracts de la Seconde guerre mondiale puis, après le retrait de ma femme mère de famille, de celle des périodiques clandestins. Ce travail poursuivi jusqu'en 1964 -il y avait alors 12.000 tracts-m'a permis des contacts passionnants et parfois émouvants avec de grands résistants et une connaissance assez approfondie de la Résistance extérieure et surtout intérieure. Dès octobre 1946, mon passage à la Salle des catalogues dirigée par Suzanne BRIET, Secrétaire général de l'UFOD, Union française des organismes de documentation, m'avait valu d'être chargé, une vingtaine de jours avant son ouverture, de l'organisation matérielle du Congrès international de la documentation ; il fallut en cours de session le transférer des salons du Palais-royal en panne de chauffage à l'Unesco alors avenue Kléber. Cela me donna l'occasion de me retrouver avec tous les sociétaires de la Comédie française dans l'antichambre de Louis JOXE, Directeur des relations culturelles ; ce qui ne m'a tout de même pas détourné vers l'art dramatique.

    Au début de 1947, m'était confié impromptu le secrétariat de l'enseignement de l'UFOD ; il me fallut deux semaines pour m'apercevoir qu'il comportait deux niveaux. M. REULOS se souvient sans doute du timide secrétaire qui l'a accueilli pour son cours de documentation juridique.

    En 1950 la création de l'INTD, issu de l'enseignement de l'UFOD, coïncidant avec celle du D.S.B., Julien CAIN me chargea du secrétariat de l'Enseignement préparatoire au diplôme supérieur de bibliothécaire. Les cours avaient lieu le plus souvent au Musée pédagogique et les travaux pratiques dans une petite salle du vieil immeuble du 61 rue de Richelieu. Cela a duré 13 ans sous l'oeil scrutateur de ma secrétaire très expérimentée -elle resta en fonction jusqu'à 82 ans- Gabrielle LE MARCHAND, GLM, que les promotions des années 50 n'ont pas oubliée.

    M. CAIN, sous la direction immédiate de qui j'avais le privilège de travailler, faisait appel aux personnalités les plus éminentes de chaque discipline pour des conférences d'introduction à la bibliographie spécialisée. Les plus anciens se souviennent sans doute de la boule de silicone avec laquelle Louis Armand jonglait avant de nous prédire vingt ans à l'avance la crise de l'énergie et je n'ai pas oublié ma course dans la rue d'Ulm derrière Gaston Bachelard pressé de retrouver la rue de la Montagne Sainte-Geneviève après avoir raté sa conférence sur les classifications. D'autres ont dû garder en mémoire les impromptus musicaux venus troubler l'épreuve de bibliographie du DSB à l'Institut d'art et la fâcheuse habitude qu'avait l'EDF de se mettre en grève le jour de l'oral du Concours de sous-biblitohécaires.

    Après une première tentative d'Yvette ENJOLRAS qui dès 1951 avait organisé une réunion amicale avec tombola, gagnée par Julien CAIN et bal au cours duquel on vit le secrétaire du DSB danser avec Mlle GUENIOT, très jeune chef de travaux pratiques, M. CHAPON créait en 1958 l'Association des titulaires du DSB ; il y en a eu 420 de 1951 à 1964. Avec Madame LEVENT nous nous efforcions de placer les diplômés.

    En 1960, M. LELIEVRE me confiait l'organisation pédagogique puis, à ma demande, administrative du CAFB rénové.

    En 1962, Mlle SALVAN était chargée de la formation professionnelle et je lui suis très reconnaissant d'avoir bien voulu me conserver comme son collaborateur privilégié. Elle obtint bientôt l'affectation à l'Ecole de M. SALIHBEGOVIC que les élèves sont toujours heureux de retrouver et dont la présence constante parfois à des heures tardives me fut du plus grand soutien. Les étudiants de la dernière promotion du DSB ancien régime se souviennent certainement des débuts de leur année d'étude dans les plâtras du 2 rue de Louvois et des défaillances des ascenseurs en rodage n'épargnant même pas les inspecteurs généraux.

    Et les élèves de la première promotion de l'Ecole entrainés par M. BEYSSAC de leur réunion non prévue au calendrier au sujet du paiement de leur traitement.

    Ce n'était pas encore une assemblée générale.

    Puis ce furent les conséquences de baby boom, que je ne saurais reprocher à personne : jusqu'à plus de 2 000 inscrits à la préparation du CAFB un peu partout en France et ailleurs ; les élèves de l'Ecole dont certains recherchaient dans les bibliothèques une studieuse sérénité se retrouvant l'année suivante sur un des nombreux chantiers ouverts par M. BLETON et y faisant merveille, la grande promotion de 1967 qui créa l'AENSB ; les événements de 1968 auxquels Mlle SALVAN fit face avec maîtrise et diplomatie, les 90 élèves titulaires de 1970 et le départ de l'Ecole à Lyon en 1974.

    Mes 24 ans de secrétariat d'enseignement professionnel m'ont ménagé bien des imprévus : par exemple, descendre dignement ma serviette à la main du 1er étage du 61 rue de Richelieu par l'échelle des pompiers vigoureusement dirigés par Mlle KLEINDIENST ; aller récupérer le sujet de viet-namien du Concours à la sacristie de Saint-Germain-l'Auxerrois, l'examinateur parti entre temps au Viêt-nam ayant confondu le 2 rue du Louvre et le 2 rue de Louvois. Ces 24 ans restent surtout la part la plus vivante et la plus enrichissante en contacts humains de ma vie professionnelle.

    Le fait d'être certainement le conservateur ayant le plus appris à l'Ecole, celui d'avoir eu longtemps la responsabiblité des bibliothèques du DSB puis du CAFB m'ont permis de m'adapter sans trop de mal en 1974 à mes nouvelles fonctions de Conservateur en chef de la Bibliothèque de pharmacie.

    Si j'y ai eu quelques initiatives et ai pu m'intéresser à l'histoire de la pharmacie ayant même l'honneur d'apporter ma collaboration à M. le Doyen DILLEMANN pour quelques articles ; j'y ai surtout appris ce qu'est une bibliothèque universitaire au sens strict du terme et une bibliothèque intéressant au plus haut point, enseignants, chercheurs et professionnels.

    J'ai pu aussi commencer à y consacrer du temps aux activités des associations de bibliothécaires et en particulier de l'ADBU dans les domaines des thèses, des périodiques et du prêt-inter. Cela m'a conduit à participer à des réunions interassociations et aussi à rédiger de nombreuses motions qui ne sont pas toutes allées se perdre dans les tiroirs des directions successives.

    Ce fut encore l'époque des "révoltés du Bounty", comme on l'a dit de la contestation finalement satisfaite des conservateurs en chef des grandes bibliothèques universitaires de Paris, frustrés de ne diriger que des sections de trois bibliothèques interuniversitaires.

    Ayant appris que c'est dans les deux ou trois premières années que l'on peut le plus facilement imprimer sa marque sur un établissement, je pensais à des horizons nouveaux. Renonçant pour des raisons familiales évidentes à la Bibliothèque municipale de Grenoble - retour aux sources -j'ai posé ma candidature à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, non parce qu'elle est bâtie sur une montagne, ni parce que je me serais appelé, Geneviève si j'avais été une fille, mais pour son caractère prestigieux, très complet et, m'avait-on dit, difficile ; peut-être aussi pour terminer ma carrière où je l'avais commencée.

    Sainte-Geneviève n'est pas n'importe quelle bibliothèque. Quand on ouvre la brochure de Mme WINTZWEILLER sur ses origines on trouve à la première ligne le nom de Clovis ; quand on entre dans cette salle ou dans la salle voisine on retrouve la France des grands siècles et bien des figures du Malet et Isaac et des histoires illustrées de la littérature française ; le directeur dans son bureau se doit d'être digne du Cardinal de la Rochefoucauld, du Père du Molinet, de Pingré qui l'observent froidement. Il se sent responsable de toutes les richesses et missions confiées à Sainte-Geneviève par son passé et sa situation géographique. Il lui faut sauvegarder son prestigieux patrimoine, maintenir, affirmer, améliorer, les sources traditionnelles d'enrichissement et la large ouverture qui lui permettent d'y répondre et de conserver ses caractères encyclopédique, universitaire et public.

    Elle est bibliothèque de recherche pour le livre ancien, l'histoire des sciences et de la civilisation française du XIXe siècle, les disciplines non universitaires ; bibliothèque d'étude pour les étudiants de toutes les universités depuis le baccalauréat jusqu'à l'agrégation ; bibliothèque de culture générale pour tant de lecteurs de l'agglomération parisienne. Ces vocations complémentaires en font la grande bibliothèque régionale d'étude de l'Ile de France.

    Elle peut assumer ces missions grâce à son personnel qui lui est très attaché, dévoué au public, capable plus qu'il ne le croit parfois lui-même de s'adapter aux techniques nouvelles et à qui va toute ma reconnaissance. Je garderai le meilleur souvenir de cette grande bibliothèque si attachante et de cette direction de sept années lourdes de responsabilités. Ces responsabilités, Mme BOISARD saura les assumer et je quitte Sainte-Geneviève avec une confiance en son avenir dont il m'arrivait de douter il y a quelques années.