L es bibliothèques constituent un service public ce qui implique un certain nombre de conséquences juridiques, un ensemble de droits et d'obligations qu'il faut déterminer par rapport aux activités générales des administrations (services de l'Etat et des collectivités locales) et à la mission propre du service en question.
Il existe à l'heure actuelle en Droit public une tendance à contester le Service public
non pas dans une perspective politique mais dans une perspective juridique, sur un plan purement technique-. Certaines écoles estiment que le Service public est générateur de certaines contraintes, limitatif des libertés et qu'il convient d'en réduire les exigences pour faire place à une plus large initiative privée. Je ne me place pas dans cette optique et je crois que nous devons aborder la question dans la ligne classique du Service public, projeter un schéma sur les problèmes des bibliothèques.
Qu'est-ce qu'un service public pour un juriste ?
C'est une activité d'intérêt général, assurée directement ou sous la responsabilité d'une personne publique qui a la maîtrise des structures de ce service, qu'il s'agisse d'une collectivité territoriale, de la collectivité centrale (l'Etat), des collectivités décentralisées (le département, les municipalités, les régions) ou qu'il s'agisse d'un établissement public tel que les bibliothèques universitaires.
Le service public, en règle générale, répond à deux ensembles d'obligations qui constituent son statut juridique :
Il y a trois règles essentielles qu'il faut rappeler :
Pendant longtemps, la continuité a été invoquée pour faire obstacle à la grève dans la fonction publique, au nom de l'exigence du service rendu. Certains services - dont les bibliothèques - ont été les premiers à mettre en cause cette règle, en montrant qu'ils pouvaient se mettre en grève sans véritablement porter atteinte à la vie nationale. Nous pouvons la laisser entre parenthèses.
l'égalité d'accueil des usagers devant le service a gardé son côté d'impératif absolu. Il est de tradition d'y inclure l'idée de neutralité. Nous verrons, à propos du service des bibliothèques, qu'il y a peutêtre lieu de distinguer ces deux notions.
C'est l'exigence, pour le service, de répondre aux besoins de la demande, de l'évolution sociale, politique au sens le plus large. Elle implique une progression constante du service pour que ses prestations répondent de mieux en mieux à la demande et - aspect le plus délicat - une mise en cause permanente du service. Ce sont là des règles très générales qui ne rendent pas compte des différents services et ce sont les statuts spécifiques qui permettent de mieux les cerner et d'intégrer les problèmes qui leur sont propres.
La caractéristique des bibliothèques est que leurs prestations ne sont pas des prestations passives.
Je crois qu'il y a dans les services comme le vôtre, comme celui auquel j'appartiens, un rôle actif, créateur, une mission culturelle qui impliquent un certain nombre d'initiatives, une plus grande liberté d'action et de décision au sein du service.
C'est là que se marquent, sur le plan juridique, certaines conséquences qui vont nous permettre de nous dissocier du schéma classique du service public.
Je dis cela avec une certaine prudence parce que je n'ignore pas le caractère hétérogène de votre service : les problèmes des B.C.P., des B.M., des B.U., ne sont pas de même nature. Il faut donc nuancer un propos qui se veut synthétique. Néanmoins, je crois que cette marge d'initiative qu'impliquent vos activités est un élément commun, quelles que soient les bibliothèques, qui va infléchir les deux points sur lesquels repose l'analyse du service public.
1- Le droit au service. Dans le document préparatoire à cette journée d'étude est affirmé le caractère facultatif des bibliothèques, c'est-à-dire la possibilité pour les collectivités intéressées de créer ou de ne pas créer ce service.
Que signifie ce facultatif ? J'ai l'impression que c'est un facultatif qui vise surtout à tenir compte des moyens limités, qui est le résultat plutôt du caractère uniforme de nos statuts municipaux, mais en réalité il ne serait pas concevable qu'une grande ville n'ait pas son service de bibliothèque : il y a une sorte d'obligation qui s'est créée par la tentative d'établir les bibliothèques à titre impératif dans les villes d'une certaine importance. Sur le plan juridique, le droit au service public est une notion peu garantie et la mise en cause de l'obligation au service est quelque chose d'assez difficile.
2- La neutralité est une des plus anciennes et des plus rigoureuses obligations du service.
Elle doit être totale et sans aucune équivoque par rapport au demandeur. Aucun service ne peut exclure certaines catégories d'individus. L'accès au service doit être d'une neutralité intégrale. Il y a sur ce plan-là, pour tous les services publics, une jurisprudence abondante et des moyens techniques précis pour garantir cette neutralité. C'est un des domaines de notre droit qui est extrêmement assuré, sur le plan théorique tout au moins.
Par contre, la neutralité de la prestation est beaucoup plus délicate et incertaine parce qu'elle implique un certain nombre d'options, de choix et ne peut pas se réduire à un schéma trop précis.
L'idéal de la neutralité, à ce niveau, serait la fourniture de tout, mais c'est un idéal qui ne tient pas : il y a des choix financiers, matériels, des problèmes de place qui se posent et il appartient aux bibliothécaires maîtres des achats de réaliser une sélection en fonction de la politique culturelle déterminée à l'échelle de leur bibliothèque. On peut même se demander s'il serait souhaitable de rechercher cette neutralité absolue, car elle déboucherait sur une sorte de passivité du service et un service culturel ne peut être passif ; il doit tenir compte de ceux à qui il doit répondre: on ne peut pas avoir la même attitude dans une bibliothèque municipale de banlieue ouvrière ou dans une bibliothèque municipale de quartier résidentiel. Cette neutralité - que l'on pose comme un principe par une affirmation d'honnêteté à l'égard de 1 ' agent - n'est pas une notion juridiquement réalisable.
Je ne vois personnellement pas comment on pourrait arriver à établir une contrainte juridique, au niveau des achats par exemple, pour établir une neutralité. Il y a des atteintes à la neutralité qui, elles, sont susceptibles d'être corrigées parce qu'alors, il s'agit peut-être d'atteintes systématiques. Eliminer un éditeur dans l'achat des livres, là effectivement on peut juridiquement saisir l'atteinte à l'égalité car tous les éditeurs sont potentiellement susceptibles d'être honorés de vos commandes. Dans le choix même des achats - y compris les périodiques -je vois mal que l'on puisse saisir un juge au nom de l'atteinte à la neutralité pour exiger l'achat de tel titre plutôt que tel autre. Il me paraît qu'il y a là une marge de pouvoir discrétionnaire dont on peut espérer que les bénéficiaires ne feront pas l'abus mais qui reste incontrôlable.
Il faut envisager ce concept de neutralité avec beaucoup de précautions et ne pas sombrer dans une certaine hypocrisie. Peut-être la meilleure forme de la neutralité est-elle de se mettre à l'écoute de la demande et d'y répondre.
3- la participation de l'usager à la vie du service est une notion qui - il y a 20 ou 30 ans - a été l'une des clefs de l'organisation du Service public. Elle n'est, à l'heure actuelle, plus très à la mode sans être totalement exclue.
Dans le service des bibliothèques, la participation - en particulier au choix des livres - peut paraître le meilleur moyen d'assurer cette neutralité mais vous savez que l'on débouche toujours dans ce cas-là sur le problème de la mise en oeuvre. La participation, individuelle ou par le biais des associations, peut être l'occasion d'une série de manipulations, d'opérations aboutissant à provoquer des résultats directement inverses à ceux recherchés.
Les trois thèmes - thèmes de réflexion du service par rapports à l'usager - sont pratiquement établis : pas tellement consacrés sur le plan formel mais existant en fait, en droit.
Il y a, là aussi, une très grande hétérogénéité et j'ai centré mon propos sur les problèmes des agents directs des bibliothèques, ceux qui participent aux choix des livres, à la définition de la politique de la bibliothèque. C'est un personnel qui doit se voir respecter un certain niveau d'indépendance et que l'on ne peut pas réduire à un rôle purement administratif. Sur quoi cette liberté se base-t-elle ?
1) elle dépend de vos statuts qui posent problème dans la mesure où ils ne sont pas uniformes, mais sont liés aux caractères de services territoriaux qui représentent souvent les bibliothèques. Dans ce cadre, les collectivités locales ont un pouvoir sur vos statuts qui peuvent parfois porter atteinte à votre marge de manoeuvre. La fonction publique territoriale jouit maintenant d'un statut global et les statuts locaux doivent être conformes et s'intégrer dans le cadre des principes généraux posés par le statut de la fonction publique locale qui garantit aux agents pratiquement les mêmes droits que la fonction publique nationale.
2) les compétences fonctionnelles. Il faut souligner ce que représente le pouvoir hiérarchique : c'est un pouvoir de contrôle mais qui ne porte pas atteinte à vos prérogatives, ni à vos compétences. Le chef hiérarchique ne dispose pas d'un pouvoir de substitution. Dans de nombreux domaines - en particulier celui de décision d'achat de livres- si vous n'avez pas une organisation très structurée qui limite votre pouvoir, vous disposez d'un pouvoir discrétionnaire qui ne s'acco-mode pas -juridiquement - d'un pouvoir hiérarchique.
Tout dépend, au fond, d'un statut qui précise fonctionnellement vos attributions et les conditions d'exercice.
3) les contrôles sont la contrepartie de ce pouvoir discrétionnaire qui préserve votre liberté de choix.
Ils sont des deux types : administratifs qui relèvent des inspections et contentieux. Il n'existe pas, en droit public, de notion de contrôle hiérarchique.
Les inspections, pour les bibliothèques, ont au moins autant un rôle protecteur que de contrôle. Cela tient au caractère décentralisé, dans lequel l'inspection représente le pouvoir central qui vient aider la bibliothèque. contre les prétentions du pouvoir hiérarchique.
Ceci est un schéma juridique et il est bien évident qu'au niveau des fonctionnements, les problèmes sont souvent différents. J'ai entendu qu'il y avait là, pour vous, une difficulté non négligeable que cette question des rapports avec l'autorité hiérarchique.
En conclusion, il faut relativiser et nuancer tout ce que j'ai pu vous dire et qui est peut-être un petit peu théorique. La grande idée à retenir, dans cette perspective du service public, qui est la mienne, c'est le caractère actif de la mission des bibliothécaires.
La prestation qu'il vous incombe de réaliser n'est pas passive, n'est pas d'ordre purement technique, elle implique un choix enfonction d'une volonté culturelle et en réponse à une demande.
L'adéquation entre cette demande et la réponse que vous lui fournissez, vous laisse une très grande autonomie (qui dit autonomie dit indépendance), et je crois que les règles juridiques générales du Service public permettent sur un plan théorique, de maintenir et conforter cette indépendance.