Index des revues

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    Le livre et les jeunes générations

    Par Yvonne JOHANNOT, sociologue.

    u n tel sujet suscite rapidement un concert de lamentations : «Nos enfants ne lisent plus, ou lisent peu... et c'est une catastrophe»! et on cite à l'appui enquêtes et statistiques aux interprétations diverses et qui me laissent rêveuse...

    Ce que j'aimerais tenter ici, c'est d'élargir le débat : il se passe quelque chose au-jourd'hui dans le domaine de l'écrit. De nouveaux moyens de communication sont apparus et largement diffusés ; ils modifient les processus mêmes de la quête d'information. Ils entraînent donc de nouveaux modes de relation au savoir, c'est-à-dire à l'écrit et en particulier au livre qui a été pendant des siècles notre grand pourvoyeur d'informations. Parallèlement, ces nouveaux moyens de communication dans lesquels l'image joue un rôle très important ont aussi profondément modifié les supports de l'imagination offrant à la fiction des cadres beaucoup plus précis, plus préfabriqués que la littérature romanesque, et entraîné sans doute des modifications dans la création de notre monde imaginaire. Ces deux points, qui concernent tous deux notre rapport au livre, me semblent constituer le noeud de la question. C'est en essayant de les comprendre que nous pourrons mieux apprécier le comportement des jeunes générations vis-à-vis du livre.

    Quel a été le rapport au livre des générations qui nous ont précédés ?

    Le livre est un support privilégié de l'écrit; c'est-à-dire qu'il est le lieu où se matérialise notre immatérielle pensée ; elle occupe ici un espace où non seulement l'oeil peut la saisir, mais la main aussi. Par ce geste familier : prendre un livre dans sa main, s'exerce une subtile relation entre la pensée et l'objet qui la contient tendant à les confondre l'une et l'autre.

    Que la pensée prenne, dans notre imaginaire, la forme d'un objet, c'est très important. Car un objet implique une relation à l'espace, à notre environnement ; il oblige notre corps à se situer par rapport à lui ; il lui offre une certaine permanence ; nous le percevons comme un volume à trois dimensions habité par son contenu : le texte.

    Plusieurs dizaines de ces livres-objets - aussi semblables en tant que contenants que divers en tant que contenus - forment les murs de nos logements et des bibliothèques. Leur forme parallélépipédique semblable à des pavés que l'on peut entasser conforte la représentation que nous nous faisons du livre comme une architecture. La première page s'ouvre comme le battant d'une porte, sur le microcosme qu'il contient et qu'il va nous présenter dans les rigueurs de ses angles droits, de ses colonnes, de ses marges régulières balisant le trajet de la lecture dans une direction imposée.

    Le texte ici nous est toujours présenté dans une ordre exigeant qui ne souffre aucun à-peu-près : toutes les lignes sont de même grandeur, occupant exactement les mêmes emplacements sur chaque page. C'est une demeure où le ménage est bien fait ! Quelle est la raison de cet ordre, qui est le même depuis que le livre a la forme que nous lui connaissons aujourd'hui, c'est-à-dire depuis dix-neuf siècles environ ? L'ordre, c'est toujours le contraire du chaos, de l'arbitraire, du hasard. Symboliquement, la perfection de l'ordre dans lequel la pensée se donne à voir se porte garante qu'elle n'est pas délirante. Quelle ruse habile d'une culture qui loge sa pensée dans un objet qui lui garantit un sens, et un bon sens... Ce message symbolique est né avec le christianisme qui, dès ses origines, puis à partir du moment où il devient religion d'empire - c'est-à-dire idéologie du pouvoir -, à la fin de l'antiquité (début du Vème siècle), affirme que la Bible contenait toute la Vérité, tout le Savoir, toute l'explication du monde. A la renaissance, quand les nouvelles hiérarchies sociales vinrent s'exprimer dans le livre, quand elles y remirent tout en question, leurs discours restèrent parés de la sacralité de l'objetqui garda la même forme, la même présentation que son illustre prédécesseur..., affirmant par là que, quoi qu'il contînt, il transmettait une parole de vérité.

    En effet, elles y remirent tout en question, y compris les fondements de la religion, tout sauf une chose : que le savoir s'exprimait dans le livre, à travers son langage - et à travers lui seul, dans les contraintes de son espace écrit. Ce fut bien le livre qui maintint la cohérence d'une culture en pleine mutation, et dont le langage symbolique en se laïcisant, resta pratiquement le même, transmis aux jeunes générations à travers l'institution scolaire. Par cet objet resté le même en tant que contenant, il affirmait son ancrage dans le passé ; par la permanence de sa forme, il prouvait que le temps n ' avait pas prise sur lui. Aux grandes questions métaphysiques angoissantes qui se posent un jour ou l'autre à chacun d'entre nous : quel est le sens de la vie ? comment admettre l'horreur de la mort ?, le livre apportait ses réponses : la pensée de l'homme est immortelle, elle a vaincu la mort ; elle est structurée dans un ordre indiscutable et reconnu, ce qui lui donne un sens.

    Toute culture établit des modes de relations entre ses membres. Ces relations sont étayées par les moyens de communication qu'elle valorise prioritairement ; ils sont porteurs de sens. Dans la plupart des cultures orales par exemple, la parole des anciens porte et alimente la mémoire collective. Dans notre culture, ce fut le livre qui fut particulièrement valorisé en tant que moyen de communication ; il resta élitiste cependant, transmettant le message d'une catégorie sociale privilégiée : celle des auteurs édités, mais dissimula cet élitisme sous une forme démocratique de diffusion populaire.

    Aujourd'hui, les moyens de communication se sont multipliés. L'image et le son, médiatisés par des appareils sophistiqués et coûteux, présentent l'information sous une forme fondamentalement différente de l'écrit. Si l'écrit y tient une place importante cependant, il établit avec le lecteur un rapport instable : il apparaît et disparaît sur nos écrans, dans les prospectus, les journaux et revues que l'on jette - après les avoir simplement parcourus parfois... - et ne saurait prendre en charge symboliquement cette forme d'immortalité que le livre, en tant que support de l'écrit, nous avait offerte. La parole, par contre, qui pendant tant de siècles avait été vécue comme insaisissable, fuyante comme le temps, insécure, aujourd'hui se conserve, se corrige, se manipule, donc se contrôle puisqu'elle peut être figée.

    Les objets chargés de transmettre la communication et de stocker l'information sont aujourd'hui nombreux et se perfectionnent sans cesse. Ils ne sauraient représenter pour les jeunes générations ce qu'apu représenter le livre pour les générations qui nous ont précédés. Par ailleurs, ils n'ont pas cette spécificité qu'avait le livre d'être à la fois un contenant et un contenu : l'un et l'autre sont complètement dissociés par l'auditeur et le spectateur ; un minitel, une télé, une cassette ne sont qu'une potentialité de communication ce qui ne peut que modifier fondamentalement le rapport que nous entretenons avec eux.

    Il apparaît donc évident que le livre, pour nos enfants, est inadéquat pour traduire à lui seul notre perception du monde. Il ne saurait représenter la mémoire collective et le passé, la totalité du savoir ; les jeunes sont conscients que le livre impose ses contraintes et son ordre aux messages qu'il transmet, et ils ne sont pas forcément prêts à les accepter.

    Dans la mesure même où notre rapport au livre impliquait un certain mode de rapport à l'espace, les modifications profondes qui interviennent dans le domaine de la communication où l'écrit tient une autre place entraînent la disparition du faisceau de symboles dont le livre avait été porteur, et peut-être avec elle la lente instauration d'un autre rapport avec l'espace-temps.

    Tout se passe comme si, pendant des siècles, tous les spots de notre culture avaient été dirigés sur le livre, en tant que porteur de la connaissance, de possibilités uniques d'ascension sociale, de maîtrise du pouvoir ; aujourd'hui - et c'est la variété de nos moyens de communication qui nous le permet - ce pourrait être sur l'information elle-même que nous focalisions les éclairages, pour parvenir à la saisir ainsi par une série d'approches différentes, nous amenant à une réalité beaucoup plus conforme aux critères actuels.

    C'est l'extraordinaire richesse de cette pluralité d'approches qui me semble caractériser le monde moderne et pouvoir enthousiasmer nos jeunes. A nous de leur faire réaliser que, parmi elles, il y a le livre, c'est-à-dire de les rendre conscients de la spécificité de son message.

    Cet ordre du livre, dont nous avons vu combien il était contraignant, même si nous n'en faisons plus le symbole de l'ordre du monde, présente pour l'assimilation de la connaissance des avantages considérables. La localisation des informations dans l'espace où l'auteur les hiérarchise selon un enchaînement signifiant permet de les loger dans notre tête en fonction des rapports qu'elles entretiennent les unes avec les autres et de les mémoriser dans les meilleures conditions. L'image par contre est saisie dans le désordre où les informations sont dispersées, souvent non perçues, souvent perdues par des utilisateurs qui n'ont que rarement jugé utile d'apprendre à les décrypter...

    D'autre part, la très grande rigueur exigée par le travail d'écriture nous offre un texte (quand il est bon...) d'un très haut niveau de conceptualisation, dont l'expression a pu être améliorée, épurée, clarifiée. Il demande, pour en prendre connaissance, cette merveilleuse concentration qui nous permet de déconnecter du monde environnant et de nous plonger dans la lecture.

    Il y a, dans la construction de 1 ' imaginaire autour d'un texte, un apport personnel exceptionnel : pensons à des romans que nous avons aimés ; c'est dans nos décors, dans des appartements que nous connaissons, dans des campagnes où nous nous sommes promenés que nous plaçons des personnages dont les traits peuvent prendre ceux des gens que nous avons rencontrés. Le pouvoir de suggestion de l'écrit rnet en marche notre imagination, notre propre pouvoir créateur d'images, bien plus que le cinéma ; et il en naît un plaisir spécifique. Et puis, ce savoir ou ce rêve où nous convie le livre, ici à portée de main, qu'il est facile de relire, d'annoter, de souligner, cet espace écrit où il est simple de se repérer... nos jeunes trouveront peut-être un plaisir à le posséder, à le décrypter sans intervention d'un matériel qu'on n'a pas toujours à sa disposition, et pas toujours en bon état...

    Le livre ne me paraît aucunement dévalorisé parce que descendu de son piédestal; il doit laisser la place aux autres, mais en conservant en tant que lieu d'une information écrite et complexe un statut privilégié.

    Nous ne parviendrons à enrichir la connaissance que dans la mesure où nous saurons utiliser chaque moyen de communication dans sa spécificité. Et c'est là qu'est le danger : trop de films sont des romans mis en images - donc trahis ; trop de livres sont des décryptages d'entretiens oraux où l'oralité perd son caractère vivant et où l'écriture est privée de ses caractères propres de concision et de rigueur. Cette difficulté même de tirer de la communication tous les partis possibles n'est-elle pas, au niveau de la saisie de l'information aussi bien qu'à celui de la création, l'un des aspects exaltants de la culture contemporaine ?

    Il serait souhaitable que l'école ou- à défaut - toute association d'animation culturelle encourage les jeunes à approcher un sujet par l'image, le film, le son, la revue et le livre et à comparer la valeur de chacun des apports. Ils pourront du même coup se montrer exigeants par rapport au contenu du livre, dans la mesure où il n'est bon que s'il apporte une base d'information sur laquelle pourront se greffer toutes les autres.

    Et c'est peut-être par l'exigence des lecteurs que le livre retrouvera, dans un nouveau cadre symbolique, son vrai statut culturel.