J e suis allée aux Etats-Unis en mai et juin 1987 avec pour objectif d'étudier les nouvelles technologies au service des handicapés visuels dans les bibliothèques américaines. Bien que les visites de plus de 30 bibliothèques publiques et privées, associations, organismes destinés aux malvoyants m'aient conduite à observer avec intérêt ces nouvelles technologies en action, leur présence quasi constante m'a moins frappée que la formidable volonté d'organisation américaine. Un programme national a fait d'une extraordinaire diversité d'organismes, de moyens de productions, de personnels, de collections, un remarquable réseau destiné à répondre le mieux possible aux besoins en lecture des handicapés visuels.
Ce programme national établi dès 1931 par un acte du Congrès en faveur des aveugles, a été, par une loi de 1966, étendu aux handicapés physiques. C'est le «National Library Service for the Blind and Physically Handicapped» (NLS), service de la Bibliothèque du Congrès, basé à Washington DC qui est le responsable légal de ce programme et doit fournir aux bibliothèques et par elles aux aveugles et handicapés physiques américains, une grande partie des documents nécessaires à leurs besoins de lecture. Cette mission oblige également le NLS à coopérer et coordonner ses actions avec toutes agences ou organismes existant pour les handicapés visuels. Ce programme national spécifie que les handicapés visuels doivent avoir accès aux mêmes ouvrages et à la même information que les voyants (respect des droits de chacun à la lecture).
Le NLS sert de noeud central à un réseau national de bibliothèques régionales (56) et subrégionales (103) sur tout le territoire des Etats-Unis. Toutefois dans ses règlements le NLS n'est pas rigide puis-qu'il se réserve le droit de faire appel pour alimenter ce réseau national à toutes les productions : professionnelle, commerciale, associative, et également bénévole pour la fourniture de productions d'intérêt local ou n'existant pas dans ses propres collections.
Le National Library Service a donc une mission à poursuivre, sans monopole de production ni de distribution. Le NLS sélectionne et (après cession gratuite des droits par les éditeurs) fait produire des livres et périodiques dans leur texte intégral, en braille, en disques souples ou en cassettes. Ces documents sont ensuite diffusés par le réseau des bibliothèques régionales et subrégionales qui les font parvenir aux utilisateurs autorisés (par poste et en franchise le plus souvent). Ainsi en 1985, 20 millions de documents Braille, sonores, livres, périodiques, partitions de musique ont été prêtés à 565.000 personnes.
Ces beaux résultats ne satisfont pas encore le NLS : il estime que 3 millions de personnes pourraient bénéficier de ces services de prêt, si elles les connaissaient.
Sont disponibles dans le réseau national 46.000 titres de livres, soit 11 millions d'exemplaires.
Le NLS ne fabrique pas lui-même, mais confie les travaux techniques à différents partenaires privés (studios d'enregistrement et pressage de disques souples à l'American Printing House for the Blind à Louisville, studios de l'American Foundation for the Blind à New-York, autres studios à Denver...).
La production sonore très réglementée (existence de normes précises) est assurée par des professionnels rémunérés à l'heure d'enregistrement et eux-mêmes contrôlés par un «moniteur». De nombreux contrôles sur la lecture, et la qualité d'enregistrement sont faits par le NLS tout au long de la fabrication des documents. La production du Braille (confiée à 5 producteurs) est, elle aussi, réglementée et contrôlée par des «proofreaders» aveugles. Certaines productions Braille demandent un haut niveau de technicité et de connaissances (mathématiques, musique...). Des programmes de formation à ces langages Braille sont offerts à des transcripteurs volontaires dans tous les Etats-Unis.
La production des périodiques est faite soit sur disques souples que 1 ' usager peut garder, soit en Braille. Dans les deux cas la fabrication est remarquable : pour certains périodiques (sportifs, par exemple) la rapidité de fabrication compte beaucoup pour le lecteur : ainsi un journal publié le lundi et expédié par avion de New-York à Denver où sont les studios, est enregistré dès le mardi. La bande est envoyée par avion en Floride où s'effectue le pressage industriel de disques souples et l'usager aura son journal à la fin de la semaine.
Pour les périodiques en Braille, un producteur privé travaillant pour le NLS, le National Braille Press de Boston, utilise matériel et logiciel informatiques sophistiqués : le texte des journaux est récupéré chez l'éditeur sous forme de bandes de photocomposition, décodée par un logiciel : l'ordinateur commande alors directement l'embossage de plaques métalliques à partir desquelles sont imprimées les revues Braille.
Toute personne pouvant bénéficier des services de prêt du NLS, reçoit en prêt gratuit un matériel d'écoute spécifique : en effet pour éviter leur utilisation par un public non autorisé, les documents sonores sont enregistrés à vitesse lente et nécessitent un matériel d'écoute particulier (magnétophones à cassettes 4 pistes, électrophones ayant une vitesse lente de 8 tours/minute...).
L'avantage de ces vitesses lentes est aussi de permettre des heures d'écoute sous un faible encombrement (1 cassette de 90' = 6 heures d'écoute sur 4 pistes). La moyenne des enregistrements ne dépassant pas 2 cassettes, le NLS a choisi pour leur diffusion par poste un modèle de boite-container en plastique incassable, ne nécessitant aucun emballage pour l'expédition. Chaque matériel adopté : magnétophone, électrophone, casque de tête, écouteur d'oreiller, boitiers d'expédition de disques, de cassettes, reliure des livres et partitions en Braille.... a fait l'objet d'études et de test. Plusieurs ingénieurs (dont un aveugle) travaillent en permanence en laboratoire aux tests et à la sélection de matériels ; des prototypes d'appareils simplifiés à l'usage des personnes âgées sont mis au point et testés en petite série par le NLS avant d'être produits industriellement par la General Electric par exemple. L'influence du NLS est telle que beaucoup d'associations privées produisant pour les aveugles se sont pliées à ses normes (d'enregistrement, de type de matériel d'écoute, de boitiers d'envois) ainsi d'un Etat à l'autre voit-on les mêmes façons de faire, les mêmes pratiques dans les bibliothèques publiques et privées.
Pour un travail en réseau des 160 bibliothèques régionales, le NLS édite un catalogue collectif accessible en ligne et sur microfiches. Ce catalogue collectif recense non seulement les documents du réseau NLS, mais aussi les productions d'organismes privés qui participent à cette coopération (par exemple y figurent les 70.000 titres de l'important organisme privé de Princeton produisant ouvrages documentaires et spécialisés sur cassettes pour les aveugles).
Chaque usager reçoit chez lui régulièrement des publications lui indiquant les nouvelles productions Braille ou sonores. De nombreux catalogues par thèmes, bibliographies, catalogues spécialisés sont aussi distribués gratuitement.
Le NLS a d'ailleurs un secteur d'édition très développé : brochures d'information générale destinées au grand public, formulaires normalisés d'inscriptions en anglais et en espagnol (2ème langue des Etats-Unis et dans laquelle le NLS produit des livres), magazines et publications d'information en noir et en Braille, circulaires de références (normes, conseils, guides...).
Cet ambitieux programme se réalise grâce aux fonds votés par le Congrès (33 millions de dollars en 1986) pour le NLS, mais aussi pour les bibliothèques régionales et subrégionales, qui combinent fonds provenant du gouvernement fédéral, des Etats, des Collectivités locales. Le programme revient approximativement à 60.000.000 de dollars par an, dont seulement 13 % pour le personnel, la production étant sous-traitée par des organismes ou industriels privés sous contrat temporaire avec le NLS.
Le NLS ne gardant que les masters, toutes les collections disponibles au prêt sont réparties dans les bibliothèques régionales (approximativement une par Etat) et subrégionales (desservant plusieurs comtés). Les collections différent parfois d'une bibliothèque à l'autre car dans la production annuelle du NLS (2.000 titres de livres en cassettes, 700 titres en Braille, une centaine de best-sellers sur disques souples et les magazines eux aussi sur disques souples...), chaque bibliothèque choisit d'après les fiches critiques envoyées par le NLS, les titres qu'elle désire et le nombre d'exemplaires de chaque. Si une bibliothèque subrégionale n ' pas un titre réclamé par un usager elle s'adresse d'abord à la bibliothèque régionale, puis aux autres bibliothèques ayant ce titre (après consultation du catalogue collectif). Si l'ouvrage désiré n'existe pas dans les collections du NLS, le catalogue collectif indiquera peut-être une association, une bibliothèque privée possédant ce livre en cassette ou en Braille. Si vraiment il n'est pas possible de se le procurer, un enregistrement peut être demandé à un bénévole : toutes les bibliothèques régionales et subrégionales possèdent au moins une cabine d'enregistrement, des bancs de duplication et gèrent une équipe de «volontaires» utilisés à toutes sortes de travaux selon leur compétence, leurs goûts, leur disponibilité : certains trient les cassettes, ou les effacent pour le recyclage. Certains dupliquent, d'autres enregistrent des ouvrages, des magazines locaux, d'autres encore réparent bénévolement les matériels détériorés, magnétophones, électrophones... d'autres encore vont à domicile expliquer aux personnes âgées le fonctionnement d'un matériel...
La plupart des bibliothèques visitées étaient logées dans le bâtiment de la bibliothèque centrale d'une grande ville (Washington, Arlington, Louisville, Cleveland). Bien que la plupart des prêts soient faits par poste, quelques bibliothèques ont installé le service régional pour aveugles et handicapés comme une véritable section accessible au public, accueillante. Ainsi la Bibliothèque Martin Luther King de Washington DC proposait un plan de la ville en Braille etprésen-tait une exposition de sculptures tactiles itinérantes ; la Bibliothèque de Louisville (Kentucky) possède un ascenseur codé en Braille, des bandes de guidage en caoutchouc au sol pour rendre accessible ses locaux et ses rayonnages aux aveugles. Certaines de ces bibliothèques régionales possèdent une machine à lire Kurzweill (Philadelphie, Washington, Arlington) mise à la disposition des usagers intéressés après un apprentissage de quelques heures, ou des vidéoscopes électroniques agrandisseurs (Washington, Louisville....). D'autres, bien que logées dans une bibliothèque publique, sont surtout des lieux de stockage et de distribution (Chicago, Cleveland, New-York...). Il est vrai que les contacts avec les usagers se font énormément par téléphone et les envois par poste (les camions postaux passent journellement prendre livraison des cassettes à la bibliothèque même).
L'informatisation a aussi apporté une amélioration notable dans la qualité et la rapidité de services aux usagers : là encore des disparités existent dans chaque Etat, qui peut décider de confier ou non le service de lecture des aveugles à une bibliothèque publique : c'était le cas des bibliothèques visitées, sauf à Boston où il est hébergé dans une célèbre école pour les aveugles la «Perkins School». De même le NLS laisse à chaque Etat le soin de choisir le système informatique qui lui plaît : parfois bien sûr le service régional aux. aveugles, hébergé dans une bibliothèque publique est gérée par les ordinateurs de cette bibliothèque (Cleveland par exemple) par contre le logiciel utilisé pour une gestion intégrée du service régional aux aveugles est souvent un produit spécifique conçu par la société exclusivement pour ce type de bibliothèque : l'exemple le plus caractéristique est celui du logiciel développé par Data Research (Société de St louis, Missouri) et équipant 17 bibliothèques pour aveugles et handicapés qui assurent 35 % des circulations de documents du NLS aux Etats-Unis. J'ai pu voir ce logiciel en usage à Chicago, à Cleveland, à New-York : il permet de gérer bien sûr sorties, retours, réservations, fichiers de lecteurs, catalogues, mais possède la particularité de garder en mémoire (si on lui demande) le profil d'un usager : goûts en matière de lecture, sujets de livres à rejeter, langue, périodicité désirée des emprunts, livres déjà lus, etc. Toutes choses qui seraient bien sûr interdites en France par la Commission Informatique et liberté, mais bien pratiques aux Etats-Unis pour desservir sans trop d'erreurs les milliers de clients d'une bibliothèque surégionale ou régionale. Si l'usager a autorisé l'entrée en mémoire de son «profil de lecteur», l'ordinateur sera capable de sortir après retour des livres précédents et sans délai, non seulement des propositions de titres non encore lus et répondant en nature et en nombre au profil de l'usager, mais également d'éditer sur imprimante les étiquettes portant les cotes des ouvrages proposés, permettant aux employés d'aller chercher directement ces livres-cassettes en rayon, et d'introduire l'étiquette portant déjà l'adresse du destinataire dans les fentes des containers de cassette, il ne reste plus qu'à les mettre dans les chariots en attendant le ramassage des services postaux. Ce système de propositions est surtout utilisé bien sûr par les usagers n'ayant pas le désir d'un titre ou d'un auteur précis mais seulement d'un genre, et n'empêche pas les lecteurs de faire savoir les ouvrages désirés par lettre ou (le plus souvent) par téléphone. Les ouvrages peuvent être envoyés à domicile (dans la plupart des cas) ou dans une bibliothèque publique proche du domicile du demandeur, voire même à la poste, selon ce qui est le plus commode pour l'usager, ainsi qu'apportés aux hôpitaux et maisons de retraite par un système de bibliobus ou camionnettes de la bibliothèque publique hébergeant la bibliothèque régionale. L'importante circulation de documents n'empêche pas les bibliothèques régionales d'avoir d'autres activités et de dépasser le stade de la distribution : prospection de nouveaux lecteurs auprès des bibliothèques et d'organismes divers en présentant film ou montage audiovisuel (Louisville), accueil d'expositions (Washington) ou organisation de séances de rencontres entre utilisateurs des livres-cassettes et lecteur professionnel du NLS (Chicago)... sans compter la conception et la distribution d'un abondant matériel publicitaire pour faire connaître le service, et d'un important travail de coopération avec tous les organismes pour aveugles existant sur le plan local.
En dehors du programme national (NLS) chargé principalement de répondre aux besoins de lecture «loisirs» des handicapés visuels américains, il existe un grand nombre d'organismes privés produisant soit dans un cadre national, soit dans un cadre régional ou local, des documents pour les aveugles, et qui sont des organismes de prêt sans but lucratif. Un des services privés à rayon d'action national est «Recording for the Blind». Cette fondation privée, dont les principaux services se trouvent à Princeton (New-Jersey) utilise des technologies de pointe dans la production de documents sonores. Les ouvrages sont enregistrés à la demande des aveugles. Il s'agit surtout de ce que les américains appellent "Textbooks» c'est à dire d'ouvrages destinés aux études ou à l'exercice d'une profession.
Le demandeur aveugle doit fournir 2 exemplaires du livre à enregistrer, l'un d'entre eux lui étant remboursé et l'autre retourné avec les cassettes enregistrées. Dans tous les cas il s'agit de prêt et non de vente ou de don : le demandeur peut les garder le temps de ses études mais il doit ensuite retourner les cassettes confiées (le service central se réserve ensuite le droit de les «recycler», un master sur bande étant toujours conservé et redupliqué lors d'une demande ultérieure). La plupart des étudiants américains aveugles utilisent les services de Recording for the Blind. Ce service soutenu à 50 % par des fonds privés (tel Kellogs) utilise 4.000 lecteurs bénévoles sévèrement sélectionnés, souvent spécialistes du sujet dans lequel ils enregistrent (29 studios aux Etats-Unis) et soumis à une formation quasi professionnelle. Recording for the Blind utilise le logiciel Minisis sur du matériel Hewlet-Packard, pour la gestion du catalogue et des demandes des usagers : système interrogeable par téléphone 24 heures sur 24 grâce à une intelligence à voix synthétique. L'ensemble des magasins de stockage est également géré par ordinateur et robotisé.
L'usager reçoit la première cassette du livre demandé sous 3 semaines, le reste du livre sous 3 mois (beaucoup moins si le titre est déjà enregistré et disponible bien sûr !).
L'équipe de bibliothécaires récupère à 90% les notices de catalogage de la base OCLC (récupération par bandes transcrites du format MARC au format Minisis).
Il serait aussi intéressant de pouvoir parler de la répartition des tâches en fonction des besoins des aveugles entre bibliothèques régionales du NLS et bibliothèques d'organismes privés pour les aveugles ayant non seulement leur propre production mais offrant des services complémentaires : formation à l'informatique pour les aveugles, centres d'essai et de test de nouvelles technologies de lecture pour les mal-voyants (Associated Services for the Blind de Philadelphie, Veterans Administration de Washington, Cleveland Society for the Blind à Cleveland, Caroll Center for the Blind à Newton, etc.).
Le secteur foisonnant des radios pour les aveugles (150 connues aux Etats-Unis et que j'ai pu visiter à Chicago, à Louisville, à Cleveland...), souvent logées dans des bibliothèques, mériterait aussi un long développement !
Au fur et à mesure des visites effectuées j'ai découvert d'autres projets, d'autres organismes offrant des services aux aveugles... l'impression curieuse que plus on reste et plus il y a à découvrir, tant les Etats-Unis offrent une richesse de services en tous genres pour les handicapés visuels et pas seulement dans le domaine de la lecture : musées, arts plastiques, jardins pour les aveugles...
P.S. à l'article: Ce voyage a été effectué grâce à l'aide des bourses Full-Bright accordées chaque année à quelques bibliothécaires français par la Commission franco-américaine d'échanges universitaires - Programme et itinéraire ont été librement choisis par M.J. Poitevin qui a visité des bibliothèques publiques et organismes privés pour les aveugles dans les villes de Philadelphie, Washington, Louisville, Chicago, Cleveland, Toronto, Québec, Montréal, Boston, New-York et Princeton.