(1) Fondé à l'issue de l'Exposition Universelle de 1878, le Musée d'Ethnologie du Trocadéro a été officiellement inauguré en 1882. Toutefois, cette création n'était que l'aboutissement de toute une série de projets de musées ethnographiques, qui remontait au début du XIXe siècle. En effet, on doit à Louis-François Jauffret (1770-1850), membre de la Société des Observateurs de l'Homme, le plan d'un Muséum anthropologique (1803), dont la portée novatrice réside dans la volonté de rupture avec la tradition des cabinets de curiosités et d'histoire naturelle. Il s'ébauche ainsi pour la première fois, une tentative de compréhension des objets ethnographiques, en dehors des critères de beauté, rareté et étrangeté. En ce sens, Jauffret fait acte de précurseur dans la muséologie ethnographique, par son système de classification des objets ethnographiques basé selon leur utilisation.
Laissé à l'état de projet, le Muséum anthropologique n'exercera pas moins une profonde incidence sur la réflexion muséologique d'Edme-François Jomard (1777-1862), conservateur du dépôt de géographie à la Bibliothèque nationale. Ce dernier avait amorcé en 1831 l'esquisse d'un Musée Géoethnographique, réunissant à la fois les objets provenant des pays lointains et les dessins et les manuscrits. En d'autres termes et selon une perspective empruntée à Cari Ritter, la description du globe était inséparable de l'histoire et moeurs de ses habitants. De ce fait, les collections ethnographiques seraient à leur juste place dans l'établissement de la Rue Richelieu, à côté des documents géographiques. Influencé par le cabinet ethnographique de Gôttingen, Jomard avait saisi l'importance tant scientifique que politique d'un musée ethnographique, au moment où de nouveaux territoires étaient mis sous la tutelle des puissances européennes. De 1831 jusqu'à sa mort survenue en 1862, ce conservateur multiplie - sans succès d'ailleurs - ses démarches auprès des pouvoirs publics ; son projet a été tiré de l'oubli par le fondateur du Musée d'Ethnographie du Trocadéro, Ernest-Théodore Hamy (18421908) qui s'en est inspiré pour classer les collections du nouveau musée. Il est à peine exagéré de dire que Jomard innove la muséologie ethnographique, par son système de classification des objets ethnographiques basé selon «l'ordre dans lequel se développent les besoins de l'homme». La référence à la taxinomie de Cuvier étant explicite dans ce système de classification, qui privilégiait la fonction de l'objet au détriment de l'ordre géographique et de la nature des matériaux (voir la classification tripartite, âge de la pierre, du bronze et du fer, en usage dans les musées scandinaves d'ethnographie). L'assemblage d'objets identiques, en usage chez des peuples séparés dans l'espace , frayait la voie à une étude comparative des cultures. Or, paradoxalement, ce système de classification totalement méconnu en France, aura une large audience à l'étranger, et notamment dans les pays germaniques, grâce à la collection de Gustav Klemm (1802-1867). On comprend aisément que des hommes, tels que Hamy et Klemm aient pu être séduits par ce système de classification, qui transposait sur un tout autre plan, les principes de la systématique naturaliste, avec la division en classes, ordres et espèces.
Il convient cependant de souligner, qu'entre le projet de Jomard et la création du Musée d'Ethnographie du Trocadéro, un demi-siècle s'écoule, ponctué par des projets muséologiques, dont la réalisation semble de plus en plus lointaine. Entre-temps, des musées ethnographiques voient le jour dans les principales capitales européennes, à la suite des Expositions Universelles, dans le sillage de l'expansion coloniale et à l'initiative de sociétés commerciales et géographiques.
Sans doute faut-il imputer la création tardive d'un musée ethnographique en France à une politique coloniale peu concertée et à l'existence de plusieurs annexes ethnographiques dans les musées d'histoire naturelle, d'archéologie et de beaux-arts (comme c'était le cas du musée américain du Louvre). Mais plus encore, la cause de ce retard réside dans le faible développement de l'ethnographie, qui délaissée par les «arm-chair anthropologists», était pratiquée par les explorateurs, les missionnaires et les agents coloniaux. Il est vrai que, le champ anthropologique étant dominé, à cette époque, par la Société d'Anthropologie de Paris, l'étude des caractères physiques l'emportait sur celle des manifestations morales et intellectuelles. En ce sens, la démarche d'Hamy de conjuguer, dans un même cadre, l'anthropologie physique et l'ethnographie, l'étude des races et celle des cultures, marque un tournant dans les études anthropologiques. Par la suite, ces deux voies d'approche seront reliées théoriquement et institutionnellement, puisque le Musée d'Ethnographie du Trocadéro sera sous la dépendance de la chaire d'anthropologie du Muséum d'Histoire naturelle, et de ce fait, le titulaire de la chaire étant forcément chargé des collections ethnographiques.
Malgré l'apathie des milieux gouvernementaux, un courant d'opinion animé par des personnalités liées aux milieux politiques, artistiques et archéologiques, favorable à la création d'un musée ethnographique se faisait sentir en France aux alentours des années 1870. L'imminence de l'Exposition Universelle de 1878 avec l'arrivée de collections qui, faute d'un espace susceptible de les conserver, seraient dispersées vers l'étranger, a conduit les pouvoirs publics à prendre toute une série de mesures. C'est ainsi que, quelques mois avant l'ouverture de l'Exposition Universelle, une exposition provisoire, le Muséum Ethnographique des Missions Scientifiques, a eu lieu au Palais de l'Industrie aux Champs Elysées. D'une durée de six semaines, cette exposition devait valoriser le travail des voyageurs du service des missions du Ministère de l'Instruction publique, tout comme"tester" l'intérêt d'une fondation ethnographique permanente. Rien d'étonnant dès lors, que face au succès de cette entreprise et à celui de l'Exposition Universelle, un mois avant la clôture de cette dernière, une commission officielle ait été chargée d'étudier la création définitive d'un musée ethnographique. Celui-ci avait pu bénéficier non seulement des locaux de l'exposition, le Palais du Trocadéro, mais aussi des collections qui y étaient exposées, auxquelles sont venues s'ajouter les fonds ethnographiques du Muséum d'Histoire naturelle, du Musée des Antiquités nationales, les dons de musées étrangers et de particuliers.
Désigné en 1880 pour remplir les fonctions de conservateur, Ernest Hamy (fig.1) a été chargé de l'inventaire et du classement de plus de 30.000 objets, chiffre qui a doublé en moins de dix ans, suite aux donations, aux échanges et à l'expansion coloniale (l'accroissement des collections africaines et océaniennes se faisait au rythme de la conquête coloniale, ce qui rend compréhensible, la quasi-absence d'objets d'Afrique noire jusqu'en 1890). Les objets ethnographiques ont été d'abord répartis en aires géographiques ; ensuite divisés en groupes, classes, et ordres selon une «méthode naturelle basée sur l'ordre dans lequel se développent les besoins et les tendances de l'homme» (Hamy). L'analogie avec le système de classification de Jomard est manifeste, mais contrairement à ce dernier, sont du ressort de l'ethnographie aussi bien les peuples vivants que disparus, c'est-à-dire, le «primitif» dans le temps et le «primitif» dans l'espace, au même degré que cet autre «primitif» situé à un degré plus «élevé» de l'échelle de la civilisation, le «populaire». Il était possible de voir au Palais du Trocadéro des salles d'ethnographie américaine, africaine, océanienne et européenne (les collections asiatiques avaient été déposées, faute d'espace, au Musée Guimet en 1890) ; mais c'était surtout la salle consacrée à l'ethnographie française, la «Salle de France», qui attirait un nombre considérable de visiteurs. Ce succès auprès d'un large public n'était en rien contradictoire avec l'esprit scientifique qui animait les organisateurs du musée. D'ailleurs, l'intérêt scientifique allait de pair avec le souci pédagogique et le thème patriotique. Tout concourait à démontrer cette triple fonction attribuée au musée : la présentation des objets en panoplies, avec des mannequins représentant des scènes de la vie quotidienne, le parcours du visiteur, ainsi que le système de classification.
Il convient de remarquer que le système de classification adopté par Hamy, comme toute taxinomie, se fondait sur un postulat, celui de l'universalité des besoins humains (nourriture, défense, habillement, moyens de transport) ; les objets attestaient des étapes parcourues par l'humanité et plus encore, de l'unité de l'espèce humaine, que venait conforter la similitude des moyens mis en oeuvre par l'homme pour faire face à ses besoins. Il s'ensuit que les objets ethnographiques sont intégrés à l'intérieur d'une systématique déjà établie, un jeu comme des témoins d'un stade d'évolution. En d'autres termes, l'objet ethnographique acquiert le statut d'"archive matérielle" susceptible d'éclairer de grands pans de l'histoire, jusque-là insoupçonnés en raison de l'absence de documents écrits. L'objet est la source d'information, et, au même titre que les documents historiques, soumis aux mêmes règles méthodologiques (déchiffrement, datation, authenticité). Cette démarche positiviste n'a pas été sans conséquences sur le développement ultérieur de l'ethnographie ; la conviction que les objets «parlent» d'eux-mêmes, indépendamment de leur contexte d'origine, modes et moments d'utilisation, éclaire l'absence de préoccupations en matière méthodologique qui caractérise l'anthropologie française. De ce point de vue, il n'est guère surprenant que la première mission de collecte ethnographique, la mission Dakar-Djibouti, n'ait lieu qu'en 1931.
Cette notion d"'archive matérielle", que ce soit sous forme de collections anatomiques ou d'objets fabriqués par l'homme, est contemporaine de l'émergence d'un savoir portant sur l'homme. En effet force est de constater que, jusqu'au milieu du XXe siècle, chaque renouveau théorique de l'anthropologie s'accompagne d'un projet muséologique. Tout se passe comme si la création de musées ethnographiques répondait à un besoin interne au processus scientifique de l'anthropologie. L'institution muséale est en quelque sorte ce laboratoire d'expérimentations dont tout champ de recherches s'inspirant du modèle naturaliste, ne peut faire l'abstraction. En, ce sens, la notion de «musée à thèse» prend tout son relief lorsqu'on confronte avec ces étapes inhérentes à toute démarche scientifique ; élaboration d'hypothèses, vérification et démonstration. Faut-il rappeler l'importance de l'expérience muséologique dans les itinéraires intellectuels de Tylor à Boas, en passant par Kroeber ? De même, c'est par sa pratique de conservateur qu'Hamy a été sensibilisé aux problèmes d'emprunts culturels, d'arrêts de développement, combinant ainsi l'approche évolutionniste avec le point de vue diffusioniste.
Institution vouée à la conservation, le Musée d'Ethnographie du Trocadéro avait également pour fonction la recherche qui, faute de moyens financiers se résumait au travail muséographique. Il faudra attendre la réorganisation du musée entamée par Paul Rivet (fig.2) et Georges-Henri Rivière en 1928, pour que cet établissement puisse remplir les tâches de conservation, recherche et enseignement. Du fait de son appartenance (officielle) au Muséum d'Histoire naturelle et de son étroite collaboration avec l'Institut d'Ethnologie de l'Université de Paris, créé en 1926 par Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Mauss et Paul Rivet, le Musée d'Ethnographie du Trocadéro est devenu dans les années 30, un lieu de formation des chercheurs. Héritier de la tradition anthropologique «au sens large» (combinant l'étude des caractères physiques avec celle des faits culturels), Rivet a réuni les collections d'anthropologie physique et de préhistoire du Muséum d'Histoire naturelle à celles du Trocadéro; pour cette raison, un changement d 'appelation s'imposait, ce qui s'est produit en 1937. Modèle en matière muséographique, le Musée de l'Homme était, selon la formule de G.H. Rivière, un «musée-laboratoire» où les fonctions de recherche l'emportaient sur la conservation, les laboratoires occupant autant, sinon plus, d'espace que les salles d'exposition.
Cependant et malgré les divergences en matière muséologique qui opposaient Rivet à Hamy, un dénominateur commun les unit, à savoir, le souci de vulgarisation des connaissances. Or, c'était par le biais du musée que l'anthropologie pouvait répandre le savoir et obtenir, de ce fait, une reconnaissance sociale auprès d'un vaste public. Parmi tant d'autres institutions - rappelons que la fondation du Musée d'Ethnographie du Trocadéro s'inscrivait dans un mouvement d ' institutionnalisation de l'anthropologie, à côté de la Société d'Anthropologie de Paris, de l'Ecole d'Anthropologie, de la Revue d'Anthropologie - seul le musée pouvait conférer à l'anthropologie une légitimité, d'autant plus nécessaire qu'il s'agissait d'un champ de recherches encore jeune et novateur. L'anthropologie a su tirer parti de cet instrument de diffusion du savoir, peut-être parce que la prise en compte de l'Autre, ne pouvait se faire que sous forme de représentation, d'exhibition, d'étalage... Les mannequins (fig.3) si nombreux dans les salles, donnaient en spectacle des scènes de la vie quotidienne, tout comme les «primitifs» vivants qu'on exposait dans le cadre «naturel» du Jardin d'acclimatation.
Instruire les visiteurs sans les fatiguer, allier l'utile et l'agréable, montrer les bienfaits de la civilisation occidentale et la route inexorable du progrès, attester de l'unité de la nation française au-delà des particularismes régionaux (comme témoignait la «Salle de France»), telles étaient les leçons à extraire de la visite au musée. A l'heure de l'enseignement obligatoire, le musée apportait un concours non négligeable en matière pédagogique. C'est à peu près la même conception que nous rencontrons chez Rivet ; constatant le fossé existant entre les recherches des savants et la divulgation des résultats auprès du public, Rivet concluait à la nécessité, en 1919, d'un «Flammarion à l'Anthropologie». Inutile de préciser que ce voeu n'a pas été totalement exaucé et qu'on peut espérer, en tenant compte des rythmes de changements muséologiques, en moyenne tous les cinquante ans, qu'il puisse s'accomplir dans un proche avenir...