Index des revues

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    La culture et son image

    Quel rôle pour les bibliothèques ?

    Par Maud Espérou, Conservateur à la Maison des Sciences de l'Homme.

    Vous pourriez vous demander, et à juste titre, si une bibliothécaire spécialisée est la personne la plus compétente pour parler de la culture, de son image et de son rôle dans les bibliothèques ? Qui ou quoi peut autoriser une bibliothécaire spécialisée à entrer dans le débat qui, a priori, semble concerner la lecture publique ?

    Nous, bibliothécaires municipaux et bibliothécaires spécialisés ou universitaires, partageons la même formation, les mêmes compétences techniques. Et si nous, bibliothécaires des BS ou des BU avons une connaissance plus approfondie de tel ou tel catalogue, de telle ou telle bibliographie ou base de données, les fonctions que nous avons à gérer ici ou là sont les mêmes, tout en tenant compte, bien-sûr, de la spécificité de chaque institution. Car cette spécificité tient, j'en suis persuadée, non pas au caractère institutionnel de nos bibliothèques, BM opposées aux BS/BU, mais à la couverture documentaire, ou pour être plus précis, savante et érudite de nos collections. Et combien de nos meilleurs lecteurs font appel néanmoins à vos fonds, que ce soit en se rendant eux-mêmes dans les municipales, que ce soit par notre intermédiaire, je veux dire, en utilisant le prêt inter- bibliothèques ?

    Certes, vous pourriez vous attendre à ce qu'une bibliothécaire, venant d'une institution très spécialisée en sciences sociales, s'interroge sur le fondement de la culture écrite : le livre est-il le seul et principal accès à la culture ? Je ne veux pas en débattre car le problème nous entraînerait trop loin et dépasse notre propos. On se cantonnera à la culture imprimée, bien que souvent des analogies puissent se dessiner ailleurs, dans le domaine musical ou artistique ; on ne peut nier les comparaisons qui obligatoirement s'établissent entre fréquentation des musées et des bibliothèques.

    Je ne me ferai pas apprentie-sociologue ; je ne disserterai pas sur la culture savante et sur la culture populaire, sur la culture légitime, sur la culture illégitime. On a trop souvent vu des bibliothécaires qui, après une lecture superficielle de Pierre Bourdieu, ou tout simplement par manque de culture sociologique, ou pis par démagogie, en tirent des conclusions que nous sommes loin de partager.

    En effet, j'ai interrogé Pierre Bourdieu, et il m'a confirmé ce que la lecture de ses oeuvres m'avait déjà appris. «La sociologie établit des constats et non des normes. Elle enregistre des relations entre propriétés sociales, comme la profession ou le niveau d'instruction, et les communications culturelles comme la fréquentation des musées ou la pratique de la lecture. Ce faisant, elle peut avoir l'air de ratifier des relations. Là où elle dit ce qui est, certains entendent ou veulent entendre : c'est comme ça et c'est bien ainsi ; ou bien c'est comme ça et c'est intolérable... On voit - je cite toujours Pierre Bourdieu - que le jugement de valeur que l'on peut tirer du constat, dépend des représentations que l'on se fait de ce que devrait être le monde social... A partir du constat que fait la sociologie on peut, si l'on s'en donne le projet, entreprendre une action rationnelle visant à réduire l'écart non entre la «haute culture» et la «basse culture», mais entre ceux qui sont ordinairement voués à la seconde et ceux qui ont le privilège d'avoir accès à la première». Bourdieu m'écrit encore : «Rien n'autorise à tirer du simple constat des conclusions pessimistes autorisant une démission. Au contraire, il fournit les instruments d'une action réaliste destinée à réduire l'écart entre certains individus et les oeuvres culturelles.» Je ne pense pas qu'il soit souhaitable de se donner des hiérarchies dans la culture imprimée ; ce serait audacieux et même présomptueux d'établir des tableaux d'honneur que la postérité démentirait ; ce n'est pas une question de «goût», ni de compétences, mais de bon sens tout simplement.

    Ronsard, Du Bellay, sont rejetés par les élites du XVIIè siècle. Tout notre XVIIIè siècle a ignoré Shakespeare : Voltaire n ' a pas de mots assez durs pour le dramaturge, l'oeuvre est sanguinaire, malséante; il ne cesse de revenir sur son «mauvais goût» ; rappelez-vous dans «les Enfants du paradis», le Comte qui reprend les mêmes attaques...Les exemples se multiplieraient à l'infini : en peinture, par exemple, sans Proust, Vermeer ne ferait pas naître autant d'enthousiasme. Mais à l'inverse, si les philologues alexandrins n'avaient pas édicté des codes et des normes, au lieu des sept tragédies de Sophocle connues aujourd'hui, nous pourrions peut-être, malgré vingt-cinq siècles, connaître la presque totalité des oeuvres, soit près de cent tragédies et comédies.

    Pas plus je ne vous dirai : aux bibliothèques spécialisées, Aristote, les tragiques grecs, Spinoza, Freud, Levi-Strauss..., les éditions chères et soignées, les livres soigneusement fabriqués ; aux BM, les éditions approximatives, la littérature au sens large, celle que l'on peut trouver dans les bibliothèques de gare, dans les maisons de la presse, uniquement celles dont parlent la télévision et la presse.

    Pourquoi laisser aux seuls intellectuels, ceux qu'autrefois on nommait les savants, les érudits, la fréquentation des auteurs qui ont marqué leur temps et leur espace ? Pourquoi séparer arbitrairement ceux-ci pour la recherche, ceux-là pour le grand public ? Je crois que les mêmes auteurs, les mêmes textes peuvent se retrouver dans nos bibliothèques.

    Ils ont le privilège de parler à tous, seulement de façon différente et peu importe le degré de réception.

    Nos lecteurs «savants et érudits» viennent chercher dans les BS des savoirs, enrichir leurs connaissances ; ils s'approprient ces textes dans le but d'interroger le passé, pour mieux le comprendre, mais aussi pour mieux comprendre le présent, pour imaginer de nouveaux systèmes, pour agrandir la vision du monde. Ces mêmes auteurs, ces mêmes textes, sujets d'analyses, de controverses pour nos lecteurs spécialisés, sont aussi présents dans les BM et tissent la mémoire culturelle commune.

    Si nous, bibliothécaires spécialisés, achetons par exemple, en dehors des oeuvres traduites en français, les oeuvres complètes en allemand de Freud et aussi tous les commentaires extrêmement savants qui permettent de mieux cerner l'originalité de la pensée freudienne, nous négligeons les manuels plus scolaires et les ouvrages destinés à initier ceux dont c'est la première lecture. Je veux dire que le texte se trouve chez vous, chez nous ; la littérature qui l'accompagne se différencie : ici, le projet est d'apprentissage, là, de recherche.

    Certes nos habitués, dans les BS, finiront par découvrir ce qu'ils cherchent, les fichiers fussent-ils mal faits, vétustes, les classifications incompréhensibles et désuètes. Ils ont pour les plus anciens, du moins, l'habitude des classements disparates. Mais qu'en est-il de ceux qui redoutent l'institution bibliothèque et qui ont tant de mal à en franchir le seuil pour la première fois ? Faut-il par démagogie, par désir de gonfler des statistiques, reproduire les classements des maisons de la presse ? Je pense à l'article d'un collègue dans le Bulletin des Bibliothèques de France (n°3, 1986) qui semble valoriser une classification dont les titres des rubriques sont consternants : «ROMANS CONTEMPORAINS : des destins captivants, passions et tourments, soifs d'amour et de pouvoir...érotisme, à l'heure des voluptés...VIE PRATIQUE : les secrets de votre personnalité, régalez-vous...». Faut-il coller à des désirs qu'on prête au plus grand nombre ?

    N'est-ce pas là le pessimisme ou la démission dont parle Pierre Bourdieu ? Je ne reviendrai pas sur les classifications et classements, sachant pertinemment que tous sous entendent une idéologie. Peu importe celle qu'on choisira, CDU, Dewey...mais j'ai bien peur que France-Loisirs, ou les Maisons de la presse, sans vouloir nier leur utilité, ne puissent nous servir de modèle. Leur exemple risquerait de nous faire perdre notre âme, pour parler plus simplement, nous serions tentés de présenter nos livres au gré des caprices de la mode et de la publicité, comme de vulgaires objets de consommation dans un supermarché. Il n'y a pas de solution miracle pour attirer, intéresser, motiver d'éventuels lecteurs. La publicité telle que les publicitaires l'entendent, ne pourra rien si l'école ne remplit pas sa mission. Nous ne sommes pas des spécialistes de la communication comme certains feignent de le croire, car que signifie communiquer si on n'a rien à communiquer ? Il faut beaucoup d'efforts de persévérance certes, mais aussi beaucoup de connaissances et de savoirs qui ne s'improvisent pas ; sur ce sujet, mes collègues des BM sont beaucoup plus experts que moi.

    Peut-être avez-vous l'impression que je m'éloigne du thème qui est le nôtre : l'image de marque des bibliothèques ne dépend-elle pas avant tout du crédit accordé à la culture ?

    Je suis frappée de voir ces oeuvres, ces textes qui nous semblent si nécessaires, si légitimes, dans les BU et BS, devenir aux yeux de quelques-uns poussiéreux, inutiles, ennuyeux dès lors qu'ils garnissent les rayons des BM. Qu'est-ce à dire? Ces mêmes livres sont considérés comme seulement bons à passer des examens, à servir à des professeurs qui n'acquièrent respect et admiration qu'après leur passage par «les étranges lucarnes». On admirera alors le savoir, la désinvolture élégante du «grand maître», sans penser aux journées, aux mois passés à fréquenter les rayons réputés poussiéreux et inutiles d'une bibliothèque de province. Je ne vois pas un tel écart entre savoir et culture. Les bibliothèques en témoignent. Une de leur mission est de reconstituer d'anciens savoirs devenus culture, et d'aider ceux qui travaillent sur la science, sur la recherche d'aujourd'hui, qui demain seront la culture de tous.

    La bibliothèque est une mémoire ; quand Ptolémée et Démétrius de Phalène fondent le Muséum, ils inventent un CNRS où se rencontrent poètes et philologues de Grèce et d'Asie mineure et où sont conservés tous les papyrus venus de tout le monde connu. Ils avaient établi, nous dit Luciano Canfora dans «La Bibliothèque d'Alexandrie», que pour rassembler à Alexandrie tous les livres de tous les peuples de la terre, 500.000 rouleaux étaient nécessaires. Toute cette science, réunie et classée par Callimaque en genres correspondant à autant de secteurs de la bibliothèque, a survécu en grande partie, grâce aux bibliothécaires alexandrins, pour être notre mémoire et notre culture.

    Qu'est-ce un homme sans mémoire ? Un beau sujet de pièce de théâtre, de roman, de film, mais en vérité un terrible malheur. Et les hommes sans mémoire ; aucun tyran n'estjamais arrivé à arracher à un peuple sa mémoire, malgré incendies, autodafés... Nous sommes là pour recueillir toute l'histoire écrite des hommes et en porter témoignage pour les générations suivantes. Est-ce là une vocation si mesquine dans notre société ? Par ailleurs, on a pu tenter de revaloriser l'image des bibliothèques et de nous-mêmes en mettant en valeur l'effort fait pour inscrire les bibliothèques dans la fin de ce siècle : c'est à dire pour adapter les techniques modernes à nos bibliothèques. Loin de moi l'idée de dénigrer ces techniques, elles sont indispensables pour affronter le nouveau millénaire ; mais elles ne sont finalement que des outils qui doivent servir notre projet, celui que nous nous sommes choisi, dont nous ne devons pas avoir honte mais au contraire dont nous tirons notre fierté, la vie avec le livre.

    Aussi, je ne peux pas m'empêcher de terminerpar une citation de Marcel Proust qui ouvre ainsi son texte sur «La lecture»: Il y apeu de jours de notre enfance que nous n'ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré».