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La bibliothèque municipale "Erasme" de Rotterdam

1989

    La bibliothèque municipale "Erasme" de Rotterdam

    Un "enclos" ou un chantier d'intégration ?

    Par Claude Boulanger, chef du service de l'accueil et de la formation B. PI.

    (1) C ette présentation de la bibliothèque publique et municipale de Rotterdam, trouve sa source dans une mission enecmee pour ta afi.

    Je devais étudier les solutions hollandaises apportées au problème de l'accueil dans ce grand établissement. Aussi, le lecteur comprendra et voudra bien excuser mes fréquentes comparaisons avec la BPI.

    Ma démarche était ciblée, mais il est vrai qu'aborder la découverte d'une bibliothèque par les problèmes inhérents à l'accueil du public, est d'une certaine manière, découvrir l'établissement dans sa totalité, du moins je le crois.

    Pourquoi choisir comme thème d'enquête la bibliothèque de Rotterdam ?

    Je vois trois raisons majeures :

    • 1. La beauté de l'architecture fait saisir, par l'émotion qu'elle suscite, des liens mystérieux entre des données apparemment étrangères les unes aux autres.
    • 2. L'intérêt de la comparaison entre la BPI et une bibliothèque :
      • analogue par ses dimensions : 24.000 m2 (BPI 15.000), son âge, sa mission d'être un pivot dans la vie culturelle de la région.
      • construite postérieurement à la BPI, à la fois en continuité de conception, et en contrepoint, presque en opposition, avec une capacité totale de création originale (dans un quartier neuf).
      • en liaison avec une très ancienne tradition culturelle européenne (commune à la France et aux Pays-Bas) et des moyens financiers similaires. Cette possible comparaison me paraît prioritaire pour la méthode du travail de découverte comme nous le verrons.
    • 3. L'expérience originale d'accueil des jeunes et des étrangers, et les préoccupations d'ordre social et culturel, pionnières pour nous Français. La population hollandaise compte un tiers de personnes originaires de Surinam. A Rotterdam, sur un million d'habitants, il y a 150.000 Turcs et 100.000 Marocains, sans oublier des minorités originaires d'Extrème-Orient. La question immédiate est donc : ces étrangers viennent-ils à la bibliothèque ? Et si oui, des formes spécifiques d'accueil sont-elles prévues ? Le problème de l'intégration des jeunes et des étrangers est évident à Rotterdam. La solution proposée conditionne t-elle la réussite de la bibliothèque ?

    Quelle méthode de travail ai-je choisie ?

    J'ai constamment voulu garder un double regard : celui du bibliothécaire et celui du «client».

    Je choisis volontairement le terme de «client», car il permet de préserver «l'étonnement» face au monde des bibliothèques de tous ceux qui ne pénètrent jamais en ces lieux. J'ai essayé de deviner comment des jeunes, des immigrés comprenaient, devinaient les lieux et ce que voulaient leur transmettre les bibliothécaires. La difficulté de la langue néerlandaise me donnait un comportement très «persan», et me permettait de mesurer la difficulté d'accès au document souhaité.

    J'ai été pilotée et aidée par le sous-directeur, vers qui va toute ma gratitude encore aujourd'hui. C'est lui qui pendant la construction et l'aménagement de la bibliothèque, a été l'interlocuteur des architectes.

    Il a donc défendu le point de vue de la bibliothèque, ses projets, ses rêves. Il a vu la bibliothèque en devenir, à travers le regard d'un constructeur, d'un décorateur, ce qui l'aconduit à modifier parfois son propre point de vue. J'ai d'abord vu la bibliothèque à travers lui. Puis circulant seule 24 heures, j'ai mis à l'épreuve comme bibliothécaire, les options prises par nos collègues néerlandais et j'ai pu constamment me poser la question : dans quelle mesure ce qui a été voulu par la bibliothèque, a-t-il été réalisé ? Est-ce concrètement perceptible pour les lecteurs, c'est-à-dire efficace ? Et quelquefois j'ai pu poser la question : n'aurait-il pas fallu choisir d'autres options ?

    Je crois aussi, qu'aucun modèle hollandais n'est brutalement transposable en France. Les données accumulées doivent être relativisées, situées chaque fois dans leur contexte. Il me paraît plus fructueux de poser la méthode de travail suivante : à Rotterdam, dans tel mode de vie, à la question de l'accueil des jeunes et des immigrés, les solutions suivantes sont proposées. Qu'est-ce que cela veut dire à Paris, à la BPI, ou dans telle ville française, avec pour chaque cas tel mode de vie, tel contexte différent du néerlandais, mais où pourtant la question se pose ?

    Ce qui revient somme toute, à dire que la découverte d'une bibliothèque étrangère, lors d'une mission, permet de mieux comprendre son établissement d'origine, mieux s'interroger sur la manière dont il accomplit ou non sa vocation, assume ou non son rôle.

    ROTTERDAM ET SA BIBLIOTHEQUE

    LA VILLE

    • C'est le premier port mondial : activité intense, chômage et cosmopolitisme sont partout perceptibles.
    • C'est une cité hollandaise, très reconstruite depuis 1945, où la forte densité procure à chacun un espace personnel, un «chez soi» exigu mais coloré et intime. Des couleurs gaies, crues comme des coques de navires, sont partout chez ces néerlandais marins.
    • C'est aussi la ville d'Erasme, de celui qui a voulu la liberté de conscience et la tolérance.

    L'IMPLANTATION DE LA BIBLIOTHEQUE DANS LA VILLE

    Par son architecture et sa situation topographique, la biblothèque apparaît comme un grand paquebot blanc. C'est donc une bonne image de marque, un symbole dans une ville portuaire, un lieu où l'on s'embarque pour une aventure culturelle, pour une croisière avec d'autres, ou pour une navigation solitaire (à la recherche d'un document trésor ou sans but défini).

    Les liaisons avec le monde extérieur sont bonnes (gare susceptible d'accueillir métro, RER et trains). Les clients potentiels sont donc nombreux. Et aux Pays-Bas, les distances sont transformées en minutes de transport. Cette bibliothèque se voit très bien du métro aérien, de tout le quartier, et ses tuyaux sont un signal pour toute la ville.

    Elle s'ouvre sur le marché et, sur sa place animée, paraît son parvis.

    Les frites, les fleurs, les bicyclettes sont comme le prolongement des livres... La bibliothèque est bien intégrée au cadre ; et en même temps le symbolise.

    L'architecture est celle d'un navire, dont le volume diminue d'étage en étage, pour finir par la «dunette» au 6ème. Ainsi les étages, tout en ayant une correspondance entre eux, bénéficient d'une autonomie claire.

    Deux avantages à cette solution : un moyen pratique de repérage, une luminosité évidente.

    L'ESPACE INTERIEUR

    C'est celui où «les clients» circulent, le lieu d'accueil, celui où chacun peut s'informer, chercher, s'approvisionner ou se contenter de passer, de stationner. C'est aussi le lieu où les richesses sont stockées, où le personnel travaille.

    Ce que je croyais que ce lieu serait :

    En me référant aux caractéristiques des villes hollandaises, je présumais que le lieu serait «douillet», intimiste, riche en petits recoins, éclatant de couleurs. Je présumais une accentuation du coloriage de la BPI, mais avec un fort compartimentage. Je croyais que les hollandais désiraient une bibliothèque chaleureuse, animée, presque «chahuteuse» comme certaines rues commerçantes. En pensant à la tradition érasmienne, je me demandais si elle était bien un espace de liberté et de tolérance, ouvert aux étrangers, respectueux des différences culturelles, favorisant la rencontre des êtres et de la lecture.

    Ce que j'ai découvert :

    Une extraordinaire impression d'espace, de vide, de calme, de silence.

    Chaque client semble disposer d ' un large espace vital. Ce cadeau d'espace et de silence, est encore rendu plus sensible, par l'absence de couleurs et l'usage du blanc, avec presque une touche monacale.

    Quelle est la signification de cette découverte pour les hollandais etpournous?: Espace et silence dans une ville surpeuplée doivent constituer le plus précieux cadeau. Celui-ci est directement lié pour les clients, à la notion de bibliothèque, de lecture, de recherche documentaire, de plaisir. Cela constitue donc, l'image publicitaire n°l. Le climat créé est fondamental pour 1 ' accueil hollandais. Mais pour nous français, que veut dire cette image de marque ? Le modèle est-il transposable ?, «porteur» ? Cela me paraît douteux, et d'après l'expérience de la BPI, ce serait bien plutôt la convivialité et la conception d'une bibliothèque-lieu de rencontre dans des couleurs vives, qui donneraient une image favorable d'une médiathèque. En ce cas, ne serions-nous pas entraînés par la volonté de plaire à tout prix, par le désir de gagner les foules, en oubliant l'architecture et la vocation de toute bibliothèque ? Je me garderai de trancher ici le débat.

    L'ACCUEIL

    Le premier principe est la volonté de donner à chacun le moyen de se repérer, de s'approprier l'espace pour ensuite le concquérir, et par là découvrir ses richesses intelectuelles.

    Il n'y a aucune différence entre la signalétique choisie par la bibliothèque et celle nécessaire à l'orientation dans la ville. Cette continuité, cette similitude dans le mode de signalisation, m'apparaissent à la fois évidentes et intelligentes. Sur une tonalité générale blanche (ponctuée du bois mordoré des meubles, du vert des plantes, du rouge des fauteuils), il y a des signaux d'arrêt jaunes.

    Dans la ville, tout ce qui incite le promeneur à s'arrêter est jaune (par exemple les bornes d'autobus).

    La familiarité avec la signalétique à l'intérieur de la bibliothèque est donc acquise d'emblée pour chacun. Comment ne pas comprendre la signification d'un bureau d'information totalement peint en jaune (y compris sa rampe lumineuse suspendue), l'arrêt possible devant lui pour interrroger les bibliothécaires quand, à 1 ' extérieur, la borne d'autobus sera, elle aussi, jaune ? La signalitique se caractérise par sa simplicité, sa sobriété, sa clarté. Peu de couleurs sont utilisées : le gris pâle comme fond, moins cru que le blanc, l'écriture noire toujours d'égale grosseur, et des flèches compactes rouges (du même rouge que les fauteuils) pour donner la direction. En indiquant de la même manière la direction des «toilettes», du «bar» et des «affaires économiques», la bibliothèque refuse toute hiérarchisation des valeurs. La bibliohèque est discrète, ne dicte aucune conduite intellectuelle ou morale. Pour Rotterdam, un comportement pratique s'identifie avec un possible comportement intellectuel. Le client est traité en adulte, capable de faire son choix ; aucune conduite n'est dictée. Les bibliothécaires ne sont pas des «mentors» qui suggéreraient qu'il est «bien» d'aller en philosophie, en tous cas «mieux» que de se rendre vers le bar ou la sortie... Le client est libre En France, les bibliothécaires sont-ils aussi tolérants ? Et pourquoi refusons-nous la signalétique d'un supermarché, d'une grande surface dans un établissement culturel ?

    L'impression ressentie par le client en franchissant le seuil Rotterdam a une âme. C'est un lieu imprégné de «gemütlich», («grizzele dirait-on en néerlandais, «cosy» en anglais) où le confort, le douillet s'allient au calme. Ce qui est merveilleux pour un lieu public. Le confort, le moelleux, le luxe, sont un cadeau pour chacun, comme le symbole du contentement culturel, procuré par la fréquentation de la bibliothèque.

    Et il faut noter que ce sentiment est d'autant plus fort que tout ce qui est communautaire et «public» dans la ville est strict, voire austère.

    Les sièges du métro (rouges eux aussi) sont de bois et de métal (alors que chez nous règne la moleskine sous terre, et le métal à la BPI).

    Cette impression de «club luxueux» est à l'opposé de celle procurée par la BPI. Mais la BPI est aussi aimée des lecteurs pour son métal, pour son aspect «échafaudage» inachevé, ses meubles à toute épreuve et sa moquette.

    La répartition de l'espace et de la lumière est savamment calculée.

    Les baies vitrées ensoleillées sont accordées aux jeunes, aux immigrés, aux lecteurs venus feuilleter les grandes revues générales et populaires. Ce qui sous-entend que moins les lecteurs sont «cultivés», plus ils sont privilégiés en espace et en lumière. Et ce volume d'air est vaste, ample pour chacun. Un volume vide d'occupation du sol devient un élément précieux.

    Les lecteurs munis d'un fort bagage intellectuel (ou supposés tels) se ressèrent dans de petites zones (des étages supérieurs). Il faut remarquer que les domaines «difficiles» comme l'économie, le droit, l'informatique des affaires, sont dans la hauteur comme si on avançait dans un labyrinthe, allant par des escalators, des couloirs, dans des «recoins», des zones de plus en plus restreintes. Cette disposition claire pour chacun, me paraît pratique et symbolique. Dans les contes, la course dans le labyrinthe aboutit à la chambre du trésor minuscule.

    Il est évident qu'il y a moins de demandeurs pour «la bibliothèque des affaires» que pour ce qui peut passionner les jeunes. Il est donc naturel que l'espace octroyé soit à la fois éloigné de l'entrée et petit. Mais cette marche vers la documentation des affaires, paraît symbolique. C'est comme si on allait vers le coeur du labyrinthe, vers le lieu secret ; et les murs se resserrent. Cela rend la démarche documentaire stimulante, semblable à un jeu.

    Cet aspect labyrinthe est parfaitement voulu, calculé. Le coeur de cette bibliothèque blanche existe. Il est au centre du bâtiment, au 3ème étage. C'est la «réserve» en semi-accès libre. Cette réserve, peinte en noire et partiellement vitrée, se détache de l'univers blanc. C'est comme un cube mystérieux, posé au coeur de l'architecture. Il a pour moi évoqué la «Pierre Noire» de la Mecque. Dans l'extraordinaire disponibilité du lieu pour chacun, ce noir ne donne pas le sentiment de l'exclusion des êtres, mais bien au contraire du «précieux» où l'on peut pénétrer, mais sans désinvolture. Chacun est capable de «se hausser» pour entrer dans cette réserve. C'est une manière intelligente de concevoir la liberté d'accès, de croire que chacun est capable d'aller à la réserve. Effectivement, j'ai vu deux adolescents entrer et demander à consulter un livre d'Erasme, ce qui leur a été accordé. J'ajouterai que ce lieu est «ouaté», silencieux.

    Les explications «intellectuelles», «géographiques» et «pratiques» sont fournies conjointement.

    Partout il y a des plans, toujours identiques dans leur représentation, visibles aussi bien sur un fond lumineux (une fenêtre) qu'opaque (un mur). Chaque fois, le plan indique nettement où le client se trouve par rapport à 1 ' ensemble du bâtiment, et donne le détail agrandi de l'étage concerné, avec des termes clairs, concis. Ces plans sont extrêmement abondants à travers le bâtiment. Chacun a la certitude de toujours pouvoir en trouver un, par conséquent de toujours pouvoir se repérer, de n'être jamais en posiiton d'infériorité physique, même si l'obstacle de la recherche documentaire elle-même demeure. L'hypothèse de départ est que chacun peut comprendre et «dialoguer» seul avec la bibliothèque ;

    Les moyens pratiques ont été donnés. En France, nous proclamons souvent cette capacité accordée aux «clients», mais la rendons-nous réalisable ?

    Ce qui sous-entend pour nous bibliothécaires : y croyons-nous vraiment ?

    J'ai évoqué plus haut la qualité de la signalétique suspendue au plafond, l'obligation pour le client de ne connaître qu'un seul code de la route (commun à la bibliothèque et la ville), la capacité laissée au lecteur de seul apprécier les informations fournies.

    Il faut souligner la rapidité d'information, quasi instantanée. Rotterdam reconnaît à ses clients des niveaux différents de compréhension. Pour les lecteurs de faible niveau culturel (amateurs de romans «de gare») la signalétique est spécifique. Des «logos», des dessins explicites, presque des hiéroglyphes sont proposés. Chaque livre est signalé, au dos de sa couverture, par un dessin exprimant la catégorie à laquelle il appartient (roman d'aventure, livre d'espionnage). Sur le côté opaque et blanc des étagères, les dessins sont reproduits avec leurs légendes. N'est-ce pas attirmer qu n y a des lecteurs à deux vitesses ? Opérer une discrimination et déclarer que les clients sont inégaux, peut choquer à priori des bibliothécaires français, partisans naturels de l'accès libre et égal pour tous. Mais le parti-pris hollandais mérite réflexion. La reconnaissance d'une différence de départ entre les clients, la mise au point d'un procédé pratique pour permettre aux «défavorisés» de surmonter leur «handicap», de devenir «autonomes» (comme les «bons» lecteurs) en trouvant le livre de leur choix, aboutit finalement à placer tous les lecteurs dans une situation analogue. Une fois admis et reconnu l'handicap de départ, tous se retrouvent égaux. Les «bons lecteurs» peuvent utiliser le code image ou en faire abstraction. Le but recherché semble atteint : les «faibles lecteurs» ont acquis confiance suffisante en eux, et peut-être le désir de revenir dans les lieux. Se sentant «chez eux», ils feront l'effort de pénétrer plus avant dans la bibliothèque, et d'entreprendre d'autres démarches documentaires.

    Cette formule «imagée» permet aussi d'intégrer les étrangers. La manière élégante avec laquelle sont insérés les logos, et le graphisme très publicitaire donnent une note d'humour.

    Le repérage des documents par l'interrogation en ligne (système informatique).

    Il semble bien admis. Il est confortable ; le client est assis face aux écrans. Il est vrai que les renseignements fournis concernent aussi le contenu des annexes (on peut ainsi savoir si le livre est emprunté dans une annexe, ou à quelle date il reviendra à la «maison-mère», à la centrale). Le client a le sentiment d'un vaste réseau mis à sa disposition, un peu comme s'il gérait les stocks d'une grande surface. Ainsi, la bibliothèque et le travail du personnel sont démystifiés.

    Par ailleurs, le fait de s ' assoir, de prendre son temps, veut dire que la recherche documentaire demande parfois qu'on lui consacre des minutes. Le travail supposé n'est pas masqué sous l'allure d'un jeu, d'un pianotage. N'est-ce pas une manière franche de présenter la bibliothèque, et de traiter les lecteurs en adultes ?

    «L'île aux journaux».

    En avant-poste de la bibliothèque, simple rez-de-chaussée creusé en son centre, se trouve le petit remorqueur ou «l'île» : il contient les journaux du jour en toutes les langues. Son austérité élégante, ses couleurs blanche et noire (évoquant 1 ' imprimerie), les banquettes, le soin apporté à sa gestion, en font un lieu d'accueil au niveau de la rue. Il rappelerait la Salle d'Actualité de la BPI, une salle de lecture de Stockholm. Le calme y règne. Lieu tolérant, il exige de ceux qui le fréquentent une certaine tenue (c'est donc croire que chacun en est tout à fait capable). Il est constamment rangé ; le bibliothécaire a un comportement ferme et courtois avec ses clients qui sont presque toujours des hommes venus du monde entier.

    L'IMAGINATION AU POUVOIR A ROTTERDAM: LA BIBLIOTHEQUE SUGGERE A CERTAINS DE SES LECTEURS, SANS QU'ILS S'EN DOUTENT, DES ITINERAIRES A TRAVERS LE BATIMENT

    (aucun fléchage n'est visible).

    Dans une grande surface, les marchandises proposées aux clients sont placées suivant une certaine stratégie sur les rayons. L'idée d'établir un rapport étroit entre une technique commerciale et une volonté culturelle est passionnante, et nullement dévalorisante pour les livres. Cela permet aux bibliothécaires de concevoir les lecteurs comme des «clients», et le lieu comme un centre de diffusion de produits culturels, même si on n'y «vend» pas au sens strict. Le désir n'est-il pas de voir les ouvrages «pris» ? Cette notion de marketing culturel me semble stimulante. Cette attitude permet d'affronter de manière originale, le problème de la fuite des jeunes lecteurs, de l'intégration des lecteurs réputés «difficiles» (étrangers, «illettrés», ayant des difficultés physiques de lecture). La question posée sera de savoir si, le respect dû aux lecteurs demeure, alors que le bibliothécaire «cache» ses intentions.

    Les adolescents et les jeunes adultes (1er étage). Comment les «capter» et les «garder» ?

    L'entrée, la liberté semble règner. Ce secteur possède deux entrées :

    soit depuis l'espace des enfants (par un escalier intérieur), pour les anciens fidèles de la bibliothèque enfantine ; soit par l'escalator commun à tous, en empruntant un trajet adulte, puis en bifurquant au 1er étage qui est tout proche de la sortie possible.

    L'accès : pas un «enclos», mais une relative séparation avec les autres domaines du 1er, par une paroi vitrée non agressive, qui est là pour indiquer une juste répartition des centres d'intérêt, et non un «parquage» des êtres.

    L'environnement : verticalement, ce secteur est juste au-dessus du domaine des enfants. C'est comme si l'enfant grandissait physiquement, et que 1 ' architecture en rende compte.

    Horizontalement, il est exactement à côté des livres «populaires» (romans pour adultes, policiers, romans d'amour et de gare), et des revues «générales» ; à côté aussi du «coin des immigrés». Or les classes ne sont-elles pas composées de jeunes tantôt hollandais, tantôt immigrés?

    Ce n'est donc pas un lieu de fixation, mais un simple point d'appui invitant à aller au-delà, tout en permettant de se rencontrer. C'est une reconnaissance sans complaisance d'une catégorie de lecteurs.

    Les immigrés (1er étage).

    Cette zone est caractérisée par son absence de toute manifestation raciste. Car à Rotterdam, être immigré est simplement ne pas être néerlandais. Ce qui veut dire que le Français, l'Allemand, le Turc et le Vietnamien sont placés exactement sur le même plan entre eux. C'est la reconnaissance d'un accueil privilégié, et le signe du respect dû à d'autres cultures.

    L'entrée : elle se fait soit par la zone des adolescents, sans aucune séparation, soit par celle des adultes lecteurs de romans.

    La présentation : elle se fait par langue, et le modèle est identique pour toutes les langues. L'exemple le plus typique serait celui de la langue turque où se succèdent (par ordre alphabétique d'auteurs) des romans turcs et des romans américains, français, allemands traduits en Turc. Puis viennent des «documentaires» en langue turque concernant la vie quotidienne, les problèmes juridiques et économiques, le tout centré bien souvent sur l'adaptabilité des familles d'Anatolie au régime néerlandais. De plus, des bibliothécaires vacataires d'accueil, assurent à certaines heures, des permanences pour les langues dites «difficiles» (turc, marocain, vietnamien...).

    Enfin, cette zone des immigrés est doublée, au rez de chaussée du bâtiment, par un service social de la ville (accueilli par la bibliothèque), meublé de la même manière que la bibliothèque (mais dans les teintes vertes au lieu de jaune pour les bureaux), qui aide tous ceux qui doivent entretenir des liens écrits avec la ville et le monde du travail. La bibliothèque ne se substitue pas aux services sociaux, mais en abrite des antennes.

    Les personnes âgées ayant de légères difficultés de vision (ler étage).

    L'entrée : Elle est à côté des romans «populaires», dans une zone moins lumineuse et plus silencieuse, à proximité de ce qui est réputé pour être de lecture agréable. A côté, une série de rayonnages consacrés aux grandes oeuvres classiques traduites en hollandais ou laissées en langue originale (Shakespeare, Corneille, Lamartine), destinées en priorité aux adolescents scolarisés, mais aimées de ceux qui les ont connues autrefois et les ont souvent apprises par coeur. A proximité également, se trouvent les rayons consacrés à la littérature enfantine incluse dans les livres pour adultes, présentant les chefs-d'oeuvre de ce domaine, et des dossiers consacrés aux auteurs. En effet, les adultes âgés aiment retrouver ce qu'ils ont aimé, d'autant que ce sont des oeuvres écrites en assez gros caractères ; de plus, nombre de ces ouvrages sont aussi des documentaires qui constituent de parfaits livres d'initiation sur différents thèmes.

    La signification : avec la reconnaissance d'un lieu particulier, la bibliothèque propose des contacts avec les autres générations autour du livre. Par ailleurs, les rayonnages de livres en gros ou assez gros caractères sont très fournis, suivant en cela la méthode anglo-saxonne. De plus, toutes les catégories de lecteurs peuvent user de ces rayonnages.

    Les adolescents scolarisés et les jeunes adultes (2ème étage).

    Il s'agit d'une nouvelle façon d'aborder le public adolescent, dans un autre moment de sa vie.

    Le plaisir est séparé du travail : Deux usages de la bibliothèque sont proposés, en deux lieux du même bâtiment, pour la même personne. Ici, le facteur d'intégration à la bibliothèque adulte est plus accentué : un noyau au milieu des livres d'adultes (et non à côté), et ce noyau est proche des escalalators menant vers la recherche documentaire.

    De plus, les dossiers documentaires suspendus, sur des sujets d'actualité ou proposés par l'école, sont en total libre accès (avec un bibliothécaire discrètement posté), et consultables par tous les lecteurs de la bibliothèque (adultes, jeunes et enfants).

    EN MATIERE DE CONCLUSION : LE CHARME D'UN LIEU OU MATURITE DE LA REFLEXION ET SENS DE LA REALISATION CONCRETE SE SONT ALLIES.

    Pour achever cette esquisse de la présentation de l'accueil à la bibliothèque de Rotterdam, je voudrais évoquer trois points :

    1. La manière dont les ouvrages d'initiation sont perceptibles pour le client.

    L'option hollandaise est rigoureuse et se traduit par le refus de signaler par des pastilles de couleur les ouvrages de «débutants».

    D'une part, parce que la politique de la direction est de déclarer que chacun a un mode de départ et un humus culturel différent (ce qui a pour conséquence que le niveau d'initiation est éminemment variable). En effet, n'est-il pas vrai que le métallo n'a pas le même mode de compréhension de l'histoire grecque antique, que l'ingénieur informaticien ? Ceci sans aucun préjugé défavorable. L'ingénieur est accoutumé aux index, tables des matières avec textes, alors qu'une telle forme de présentation peut être ardue pour le métallo, même s'il se passionne pour la poterie à fond rouge. Naturellement, aucune séparation physique des ouvrages d'initiation n'est envisagée dans ce domaine.

    D'autre part, argument pratique et sûr, les ouvrages ont tous des marques colorées au dos, ce qui permet de détecter immédiatement à quel étage ils appartiennent, au moment des rangements. Une pastille serait donc hors de propos.

    Néanmoins, circulant à travers le domaine historique (histoire de la Méditer-rannée), j'ai immédiatement détecté les livres d'initiation, et ceci grâce à deux méthodes:

    • Une extrême aération des ouvrages ; des vides entre chaque section, des ouvrages posés à plat, ce qui permet un agréable repérage.
    • La vision du plat des livres est éminemment parlante car tous les niveaux sont fortement mêlés ; le premier étant par exemple un documentaire coloré pour adolescents, de qualité scientifique incontestable, mais de lecture perçue comme facile pour chacun puisque destiné aux adolescents. Le niveau le plus élevé est caractérisé par l'austérité des jaquettes. Des ouvrages avec photographies, reproductions d'art.

    C'est donc une méthode d'approche du problème apparentée à celle d'un libraire, ou d'un publiciste. Cette méthode est familière aux clients, donc bonne.

    2. Si la bibliothèque paraît très modeste quant à l'usage des moyens audio-visuels, elle crée un lien direct entre les oeuvres et la création ; c'est-à-dire l'appropriation par chacun des biens culturels.

    Si l'écoute des disques est restreinte, la bibliothèque propose des partitions de musique de tous niveaux et pour tous instruments : piano, orgue, trombone à coulisse et clarinette compris. Des pianos sont à la libre disposition des lecteurs pour jouer les partitions ; chacun peut amener son violon ou sa trompette, et s'enfermer dans un petit local insonorisé pour tester le morceau qu'il aura choisi. N'est-ce pas une conception joyeuse et dynamique du libre accès de tous aux documents ?

    3. Enfin, le souci de formation permanente du personnel est évident.

    Si l'accueil n'est pas assumé par tous (contrairement à la BPI), si les tâches de prêt sont séparées de l'accueil, la volonté est manifeste d'avoir les «meilleurs vendeurs» des potentialités de la bibliothèque face aux «clients». La formation est toujours proposée dans un but pratique. Si la connaissance des ouvrages de référence par chacun des membres de l'équipe d'accueil (à chaque bureau) est voulue, une organisation fort simple m'a enthousiasmée. De manière très régulière, à l'heure matinale du café (réunissant l'ensemble du personnel), la totalité ou la quintessence des ouvrages achetés (depuis la précédente réunion) est proposée sur des tables de la salle de réunion. Tout le personnel peut consulter, 'regarder, feuilleter et interroger les bibliothécaires acheteurs. Il ne s'agit nullement de mettre en question la qualité du travail des collègues, ce qui serait un forme de tribunal non tolérable, mais uniquement de demander à quels types de questions du public, peut répondre l'ouvrage nouvellement acheté (avant sa mise en rayon). C'est bien se placer du côté de la vente fictive de l'ouvrage, du côté du vendeur-bibliothécaire face à son client-lecteur. Il est évident que ceux qui ne sont pas spécialisés dans un domaine, n'ont aucune qualification pour tester la qualité du choix d'achat. Mais la vie de la bibliothèque, la satisfaction de la clientèle, la réponse que devrait donner la bibliothèque aux questions de ses lecteurs, est 1 ' affaire de tous. Il ne faut pas oublier que souvent les bibliothécaires connaissent mal les livres de leurs rayons, et encore bien moins les ouvrages des domaines qui leur sont étrangers. Voici un moyen pratique, gratuit et agréable de se former et de mieux exercer son métier, de découvrir aussi d'autres lieux de l'établissement, et pouquoi pas de se reconvertir. Le spécialiste de l'informatique regardera les ouvrages de jardinage, et l'historien les manuels de navigation...

    Ainsi, pour les clients et pour les bibliothécaires, la bibliothèque de Rotterdam est bien l'affaire de tous, et un lieu où l'accueil est réussi

    1. *terme typiquement hollandais qui désigne un endroit où règne une ambiance intimiste et douillette. retour au texte