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Félix Ravaisson et les débuts de l'inspection générale des bibliothèques

1989

    Félix Ravaisson et les débuts de l'inspection générale des bibliothèques

    Par Philippe Hoch, Conservateur à la Bibliothèque municipale de Metz

    Félix Ravaisson et les débuts de l'inspection générale des bibliothèques. Par Philippe Hoch, Conservateur à la Bibliothèque municipale de Metz. Le concours d'agrégation de l'enseignement secondaire, institution contestée entre toutes, périodiquement accusée de porter et de propager les maux les plus pernicieux, possède au moins le mérite immense, dans les disciplines littéraires, de faire figurer à son programme et, par voie de conséquence de tirer d'un oubli souvent injuste des auteurs dignes, pourtant, de la plus studieuse attention. Nombreux sont ainsi les candidats à l'agrégation de philosophie qui ont découvert ces dernières années, à la faveur de la préparation de l'oral, quelques-uns des représentants de la pensée française du XIXème siècle, victime jusqu'alors d'un incompréhensible préjugé défavorable. Parmi eux figure l'une des personnalités très originales du siècle dernier, fortement liée au monde des bibliothèques, Félix Ravaisson, né à Namur, alors ville française, en 1813 et mort à Paris en 1900 (1) .

    Lauréat, dès vingt ans, de l'Académie des sciences morales et politiques avec un Mémoire sur la Métaphysique d'Aristote, docteur, quelques années plus tard, avec une thèse sur L'Habitude, qui reste l'un des textes les plus stimulants de la langue française, Ravaisson étonne par la diversité et l'étendue de ses préoccupations intellectuelles et de ses responsabilités.

    Nommé professeur à l'Université de Rennes, poste qu'il n'occupa jamais, on le voit successivement chef de cabinet de Salvandy, alors ministre de l'instruction publique, rapporteur d'une commission chargée de proposer une réforme de l'enseignement du dessin dans les lycées, inspecteur de l'enseignement supérieur, président du jury de l'agrégation de philosophie...

    Soucieux d'esthétique et d'histoire de l'art autant que de Méthaphysique et Morale - selon le titre d'un de ses articles célèbres publié dans le numéro inaugural de la revue du même nom - Ravaisson devient conservateur au musée du Louvre, chargé des antiques. A ce titre, il installe la Victoire de Samothrace dans l'escalier Daru, où le public peut encore l'admirer ; il rétablit la Vénus de Milo, découverte quelques années plus tôt (1820), dans sa posture véritable, après qu'elle eut été victime d'une restauration indue ; enfin, il protège les chefs-d'oeuvre dont il a la charge en les plaçant, en 1870, dans les caves du musée, à l'abri des menaces ennemies. A la faveur de la fréquentation quotidienne des pièces de maître, il élabore une esthétique de la grâce, où l'Aphrodite inventée dans l'île de Mélos et Mona Lisa dialoguent avec Aristote, Plotin et Marsile Ficin (2) .

    Mais, avant d'entrer au Louvre, Ravaisson, on ne le sait guère, occupa pendant une dizaine d'années, de 1839 à 1852, la charge d'inspecteur général des bibliothèques publiques, qui avait été créée quelques années auparavant. Si Charles-Hyacinthe His en fut le premier titulaire "théorique", honoré du titre d"'inspecteur général des bibliothèques et dépôts littéraires du royaume", c'est Ravaisson qui inaugura véritablement et activement la fonction (3) . Fraîchement nommé, par ordonnance royale du 15 mars 1839, le jeune érudit - il avait alors vingt-six ans - fut d'emblée chargé d'une mission d'inspection dans les bibliothèques des départements de l'Ouest, zone prioritaire aux yeux de l'administration. Cette tournée, longue de plusieurs mois et comparable, à certains égards, à celles qu'entreprit, vers la même époque, Mérimée pour les monuments historiques, donna lieu à de volumineux rapports, remis au ministre de l'instruction publique, qui n'était autre que Victor Cousin (4) .

    Ce dernier, philosophe, chef de l'école éclectique, à laquelle on rattacha d'ailleurs indûment Ravaisson lui-même, régnait non seulement sur l'université française, mais exerçait également une puissante influence sur l'Institut de 'France, dont il était l'un des membres éminents. Il avait, dès 1834, à l'occasion du concours sur Aristote, reconnu en Ravaisson un esprit hors du commun et, pour ainsi dire, un disciple possible. Il convient de préciser qu'à ce dernier égard, les attentes de Cousin furent toujours déçues, l'auteur de L'Habitude n'ayant point cessé de se défier de l'éclectisme.

    Cousin, donc, qui avait voulu récompenser les mérites du jeune philosophe, le nomma, nous l'avons dit, au poste d'inspecteur général des bibliothèques ; "fonction facile", si l'on en croit la notice que Pierre Larousse -lequel, comme on sait, ne manquait pas d'humour - consacra à notre auteur. Qu'elle fut aisée ou non, Ravaisson s'acquitta de sa tâche avec rigueur et minutie, ainsi qu'en témoigne le rapport publié en 1841. Tout laisse à penser que le voyage de mai-juillet 1839 fut rien moins qu'une promenade, n'en déplaise au directeur du Grand dictionnaire universel du XIXème siècle ! Cousin, en tout cas, avait assorti son ordre de mission d'instructions on ne peut plus précises, laissant deviner derrière le ministre autoritaire et l'homme d'ordre, le grand savant, familier des bibliothèques, fussent-elles de province. Le pair de France chargé de l'instruction publique tenait tout d'abord à ce que Ravaisson ne se contentât point d'inspecter les établissements existants, mais qu'il rendît également visite aux responsables des villes encore dépourvues de bibliothèque ouverte au public. Si l'importance des collections réunies le justifiait, Ravaisson se trouvait invité à encourager, avec toute la fermeté requise et en promettant le concours du ministère, leur mise à la disposition des citoyens. Cousin enjoignit également le jeune inspecteur général de prendre contact, séance tenante, avec les élus, de les interroger sur les actions passées et futures en faveur de leur bibliothèque. "Vous vous informerez, écrivit-il, de la somme votée annuellement pour le matériel et le personnel par le conseil municipal, et, dans le cas où cette somme semblerait insuffisante, vous aurez soin de conférer soit avec le maire, soit même avec les membres les plus influents du conseil des moyens d'y faire l'augmentation nécessaire" (5) .

    Le montant du budget n'intéressait pas seul le ministre, qui souhaitait également être informé des horaires d'ouverture, "du nombre moyen des lecteurs, de leur composition ordinaire", ainsi que des conditions de chauffage, d'éclairage, de propreté et de confort. Cousin accordait aussi, bien naturellement, la plus grande importance aux collections elles-mêmes, à leur classement, à leur signalisation, sans parler de leur conservation. Entre tous les documents du patrimoine français, les incunables et, plus encore, les manuscrits semblaient à Cousin devoir être mis en valeur, notamment - nous y reviendrons - par le biais de catalogues imprimés. Les compétences administratives de Ravaisson s'étendaient en outre aux autres types d'objets susceptibles d'être conservés par les bibliothèques communales : estampes, médailles, antiques, pièces d'histoire naturelle, etc..., ce qui n'était assurément pas pour déplaire à cet ami des arts et de l'Antiquité.

    On ne saurait, bien entendu, rendre compte de là mission de Ravaisson, exposée au fil de plusieurs centaines de pages nourries de détails. Leur intérêt reste, pour le lecteur d'aujourd'hui, le recensement des richesses contenues dans les établissements inspectés, la mise en valeur de leurs plus belles pièces par une plume élégante non moins que savante.

    A l'image de son supérieur hiérarchique (qui, éditeur, traducteur et commentateur de textes anciens, notamment de Platon, connaissait, on l'a vu, toute l'importance des manuscrits dans la vie scientifique), Ravaisson, rompu lui aussi, dès sa jeunesse, à la philosophie grecque et latine, était tout désigné pour veiller sur la réalisation d'une immense oeuvre collective, le Catalogue des manuscrits des bibliothèques publiques des départements, décidée par ordonnance royale du 3 août 1841.

    En sa qualité d'inspecteur général, Ravaisson avait reçu une mission de révision des catalogues achevés et de surveillance de leur impression. Il prit cependant une part plus active à l'édification de ce monument en rédigeant luimême le catalogue de la bibliothèque de Laon (Aisne), publié dans le premier volume, en 1846. Les quelque 477 notices y sont précédées d'une préface dans laquelle l'auteur retrace, à grands traits, l'historique de l'établissement et met en valeur quelques-uns de ses documents les plus dignes d'intérêt. L'attention du philosophe avait été particulièrement retenue, lors de son exploration systématique du fonds de Laon, par un manuscrit anonyme qu'il employa toute son érudition à identifier. Il y reconnut un commentaire de Saint-Jean par Scot Erigène, auteur médiéval qu'il' tint toujours dans la plus haute estime et dont il se plut à souligner la "modernité", au point de le comparer, à certains égards, à Schelling (modèle, si l'on peut dire, de sa jeunesse, personnellement rencontré à Munich)...

    Félix Ravaisson abandonna sa charge d'inspecteur général des bibliothèques en 1853, au profit de l'inspection de l'enseignement supérieur, bien qu'il n'eût cependant jamais professé... Son travail au service des bibliothèques n'était toutefois pas encore achevé, puisque le 22 avril 1861, il était nommé rapporteur d'une commission de douze membres chargée d'étudier un problème particulièrement délicat. Il s'agissait, en effet, de savoir "s'il convenait de transférer des Archives de l'Empire à la Bibliothèque impériale les documents qui par leur nature appartiennent plutôt à une bibliothèque qu'à des archives et réciproque-ment" (6) . Une partie des collections de deux institutions vénérables et le zèle jaloux de certains de leurs conservateurs étaient donc en jeu.

    Pour résoudre la question posée, selon son habitude, Ravaisson entreprit de remonter patiemment aux sources, profondément convaincu que le passé éclaire le présent et permet de préparer l'avenir. Evoquant d'abord la situation originelle de confusion entre archives et bibliothèques au long de l'Antiquité, puis du Moyen-Age, le rapporteur de la commission relata ensuite les péripéties multiples de la constitution des dépôts d'archives, de leur dispersion, de leurs transferts nombreux et de la "concurrence" qui existait parfois entre eux. La conclusion à laquelle les membres de la commission, au terme de leur investigation historique, étaient parvenus allait dans le sens de la cohérence des collections : "... il y a lieu : premièrement de transférer des Archives à la Bibliothèques impériale les documents littéraires ou scientifiques, ou pièces de bibliothèque que possède le premier de ces deux établissements ; deuxièmement de transférer de la Bibliothèque impériale aux Archives de l'Empire les papiers publics, chartes, diplômes et pièces diverses d'archives qu'elle renferme" (7) .

    Ce Rapport fut aussi, pour Ravaisson, l'occasion de plaider auprès des autorités compétentes, la cause des archives et, plus généralement de la recherche historique dont elles sont l'un des instruments essentiels. "Peu de dépenses seraient, ce nous semble, mieux justifiées que celle qui fournirait les moyens, en faisant pénétrer la lumière dans toutes les parties de ce grand trésor national, d'y découvrir et de mettre à l'entière disposition du public comme de l'administration toutes les richesses qui y sont accumulées" (8) .

    Dans tous les domaines de compétence où, parallèlement à ces incessants travaux d'esthéticien, d'historien de la philosophie et de métaphysicien, il exerça ses responsabilités - bibliothèques, enseignement supérieur, musées - Félix Ravaisson s'est toujours imposé comme un défenseur sincère et zélé de la plus haute culture, dont il était un si remarquable représentant.

    1. A ne pas confondre avec son frère , François Ravaisson (1811-1884), bibliothécaire, puis conservateur à la Bibliothèque de l'Arsenal. retour au texte

    2. Voir notre thèse de doctorat : Ravaisson : art et philosophie, esthétique de la grâce et spiritualisme, soutenue à l'Université de Strasbourg-II en 1982. retour au texte

    3. Ravaisson, Félix.- Rapports au Ministre de l'instruction publique sur les bibliothèques des départements de l'Ouest...- Paris : Joubert , 1841. retour au texte

    4. Cailler, Maurice.- L'Inspection générale des bibliothèques.- In : Bulletin des bibliothèques de France, 1970, pp. 597-605. retour au texte

    5. Ravaisson, Félix.- Op. cit., p. 2. retour au texte

    6. Ravaisson, Félix.- Rapport adressé à son Excellence le Ministre d'Etat au nom de la commission instituée le 22 avril 1861.- Paris : Panckoucke, 1862, p. 5. retour au texte

    7. Ravaisson, Félix.- Op. cit., p. 225. retour au texte

    8. Ravaisson, Félix.- Op. cit., p. 220. retour au texte