Index des revues

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    L'institut des textes et manuscrits modernes

    L'analyse des manuscrits et la genèse de l'oeuvre

    Par Pierre-Marc Biasi, chargé de recherche CNRS
    Pierre-Marc de BIASI, a réalisé l'édition des Carnets travail-Haubert toute d'érudition finesse, modèle l'analyse des oeuvres, dont l'auteur expose les méthodes.

    Dans le domaine littéraire, la plupart des discours critiques se donnent pour objet d'étude le texte publié de l'oeuvre, considéré comme un donné stable et définitif, et souvent même monumentalisé sous la forme du «chef-d'oeuvre» qu'il s'agit d'interpréter ou de décrire selon un point de vue variable qui, selon les cas, pourra être biographique, psychanalytique, sociologique, historique, poétique, linguistique, etc.

    Quelle que soit l'option choisie, la démarche de mise à distance métadiscursive consiste à mettre l'oeuvre «en perspective» en la considérant à travers un mode de représentation analogiquement spatiale ou architecturale. D'où, d'ailleurs, cette métaphore traditionnelle d'espace littéraire, qui peut dériver assez aisément jusqu'à une représentation essentialiste du texte, posé comme structure pure, essence immuable, idéalité esthétique.

    Mais une telle conception ne peut faire oublier que le texte, dans toute sa perfection formelle, reste le résultat d'un travail , la lente conquête d'un ordre sur ce qui est presque toujours initialement un chaos : bref, que l'oeuvre achevée s'est construite à travers une durée et qu'elle est avant tout l'effet de sa propre genèse.

    Des objets, particulièrement récalcitrants et souvent énigmatiques , en racontent l'histoire : ces liasses de papiers couverts d'écriture et de ratures que l'on appelle «les manuscrits de l'oeuvre». Mais il y a loin entre ces documents que le hasard ou la volonté des écrivains nous ont légués et la reconstitution des gestes qui ont produit, mot après mot, le texte tel que nous le connaissons sous sa forme publiée. Cette reconstitution est précisément l'objectif d'un nouveau type d'approche du phénomène littéraire, la critique génétique, qui cherche à fonder le principe d'une esthétique de la production du texte.

    Manuscrits anciens et manuscrits modernes

    L'invention de l'imprimerie dans la première moitié du XVe siècle marque pour la culture occidentale ce qu'il est convenu d'appeler le passage aux temps modernes. Progressivement, les livres imprimés, reproduisant les textes à l'identique et à de nombreux exemplaires, vont se substituer au manuscrit comme support d'enregistrement et de diffusion du savoir. Dès le XIXe siècle, la philologie s'est intéressée aux problèmes spécifiques que posent ces «copies» manuscrites de l'antiquité et du moyen-âge, qui donnent des versions différentes du même texte, sans qu'il soit possible de reconstituer l' «original» dont toutes les copies, exécutées les unes après les autres en divers lieux, dériveraient par filiations diverses. Dans le prolongement de ces recherches, l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes (CNRS) créé en France en 1937 s'est donné pour tâche de collationner et de microfilmer la totalité connue de ces manuscrits anciens pour en étudier le rôle historique, littéraire, culturel, scientifique et symbolique. Le manuscrit ancien ne disparut pas aussi vite qu'on pourrait l'imaginer: dans les premiers temps de l'imprimerie il conserva au contraire sur le livre imprimé un net avantage par sa qualité de reproduction .

    La technique éprouvée des scribes l'emporta pendant encore assez longtemps sur celle toute fraîche des imprimeurs. Quant à la productivité, la presse à bras allait incontestablement plus vite que le recopiage manuel, mais sans miracle quantitatif avant les premiers succès de la mécanisation.

    Il faut en fait attendre le courant du XVIIIe siècle pour que les progrès de la fabrication permettent au livre de supplanter totalement et définitivement le manuscrit dans son rôle traditionnel d'instrument de communication publique.

    En instaurant la liberté d'imprimer (1791), la Révolution prive (au moins en principe) le manuscrit de cette autre raison d'être que représentait sous l'Ancien Régime le système de censure et de privilège qui limitait parfois sévèrement le droit d'imprimer. A partir de cette époque le statut de l'objet manuscrit change de sens: à travers les papiers autographes, ce que l'on commence à définir comme valeur et véritable centre d'intérêt, c'est la personne de l'écrivain, son travail, sa démarche. On ne conçoit plus le manuscrit comme un instrument de communication, mais comme la trace individuelle de la création d'un texte par un auteur.

    Dès les premières décennies du XIXe siècle, au moment même où les philologues commencent à porter leur attention sur les manuscrits médiévaux, et où le livre imprimé et la Presse deviennent les outils d'une véritable communication de masse, on voit se dessiner dans la plupart des pays occidentaux, notamment en Allemagne et en France, une curiosité grandissante pour les manuscrits autographes des grands auteurs contemporains. Certains écrivains, au lieu de jeter leurs papiers après publication, commencent à conserver leurs manuscrits de travail, et parfois décident de les léguer à des collections publiques ou privées dans lesquelles vont progressivement se regrouper d'importants fonds de manuscrits littéraires.

    Le manuscrit moderne est l'effet de cette nouvelle pratique: comme support et instrument de travail de l'écrivain, il avait vraisemblablement toujours existé, mais c'est à partir de cette époque -il y a moins de deux siècles- qu'il commence à être conservé de manière délibérée et qu'il se trouve doté culturellement d'une véritable valeur symbolique. Cette valorisation du manuscrit de travail (non seulement le Manuscrit définitif, mais aussi les «brouillons» de l'oeuvre) peut s'expliquer par la convergence de très nombreuses mutations intellectuelles et culturelles dans l'Europe post-révolutionnaire et romantique: le développement d'une idéologie du sujet qui culmine en esthétique dans la théorie du «génie» et de l' «originalité», la constitution d'une science du devenir historique où la notion de «travail humain» acquiert une position centrale comme processus et médiatisation du devenir économique et socio-culturel , la reconnaissance progressive de la notion de «travail intellectuel» qui finit par s'inscrire juridiquement dans les définitions du «contrat d'édition» et de la «propriété littéraire» (1793 et 1825-1826); enfin, le clivage notionnel, qui commence à s'imposer dès le début du XIXe siècle entre «produit» (objet anonyme de la mécanisation) et «oeuvre» (objet personnel de l'artiste ou de l'artisan) et qui se traduit par une curiosité nouvelle du public cultivé pour le savoir-faire, le travail non-aliéné, les conditions des créations où le sujet a inscrit sa marque. Ce sont toutes ces déterminations qui se traduisent, dès le premier tiers du XIXe siècle, par une attitude inédite aussi bien chez les écrivains (qui changent de point de vue à l'égard de leurs propres manuscrits) que chez les «collectionneurs» et responsables du patrimoine qui commencent (d'abord individuellement, puis institutionnellement) à prendre au sérieux l'existence du manuscrit moderne.

    Le cas d'un écrivain comme Victor Hugo en France est exemplaire: à partir de 1826-1828, il se met à conserver scrupuleusement ses papiers et ne fournit plus aux imprimeurs qu'une copie non autographe du texte définitif de l'oeuvre en gardant par devers soi le manuscrit original. Il enferme ses documents autographes dans une «armoire de fer» , les fait relier, et dans les circonstances les plus dangereuses de sa vie publique (le coup d'Etat de 1851, le retour en France en 1870, la crise de 1877,etc.) prend en général plus de précautions pour ses papiers que pour la sécurité de sa personne physique. En 1881, rédigeant un Codicile à son testament, il écrit: «Je donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la bibliothèque nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des Etats-Unis d'Europe.» Cette décision de legs donnera précisément naissance au Département des manuscrits occidentaux modernes de la Bibliothèque Nationale de Paris, où se trouve réuni aujourd'hui un immense patrimoine de manuscrits littéraires.

    Le manuscrit moderne : un objet de recherche

    C'est l'existence de ces très importants fonds de manuscrits, dans les archives publiques et privées, en France et dans la plupart des pays européens, qui a permis d'envisager une étude systématique de la genèse des oeuvres littéraires modernes à travers leurs documents de rédaction. Bénéficiant de l'expérience acquise par la philologie classique sur les manuscrits anciens, les critiques se sont intéressés très tôt aux enseignements qu'ils pouvaient tirer des manuscrits modernes et contemporains pour l'interprétation des oeuvres sur lesquelles ils réfléchissaient. Parallèlement à ces études interprétatives, de grands chantiers d'éditions d'Oeuvres complètes et de Correspondances (comme celles de V.Hugo, de Balzac, de Flaubert, de Proust, etc.) qui nécessitaient le recours aux manuscrits inédits ont également permis de poser assez vite les problèmes fondamentaux de l'analyse des documents autographes de la modernité.

    Mais c'est sous l'impulsion des découvertes des sciences de l'homme et de la société, et dans le prolongement du vaste courant de renouvellement des discours critiques dans les années 1960 que se sont constituées les conditions d'une nouvelle approche, plus systématique et plus ambitieuse, des manuscrits modernes.

    Depuis une vingtaine d'années, un nombre croissant de chercheurs en génétique textuelle se sont consacrés à l'exploration de plusieurs grands corpus, dans le cadre d'équipes de recherche universitaires. En France, plusieurs de ces équipes se sont regroupées dans le cadre du C.N.R.S. à l' Institut des Textes et Manuscrits modernes ( lié par convention à la Bibliothèque nationale de Paris) avec le projet d'organiser la recherche sur les manuscrits en développant, à côté de l'étude des corpus, les instruments théoriques et techniques spécifiques à ce domaine. Analyser scientifiquement les documents autographes pour comprendre, dans le mouvement même de l'écriture, les mécanismes de la production du texte élucider la démarche de l'écrivain et le processus qui a présidé à l'émergence de l'oeuvre, tels sont les grands objectifs de la génétique textuelle et de la critique génétique .

    Comme pour les manuscrits médiévaux, la première tâche des chercheurs a consisté à centraliser sous forme de microfilms et de fac-similé l'ensemble des documents génétiques sur lesquels une étude était envisagée: tâche de simple recollection , mais qui peut s'avérer longue et fort délicate car ces documents sont souvent dispersés à travers le monde.

    Ainsi la filmothèque des manuscrits de l'écrivain allemand H.Heine rassemble les reproductions des fonds de la Bibliothèque nationale de Paris, de Düsseldorf, de Berlin, de Weimar, de la Pierpont Morgan Library de New-York et de la Yale University de New Haven.

    Cette dispersion des manuscrits originaux pose des problèmes encore plus difficiles à surmonter lorsque les documents sont conservés par des collectionneurs privés: il faut identifier le propriétaire, le retrouver et enfin le convaincre de laisser microfilmer son précieux objet de collection, ce qui ne va pas forcément de soi lorsqu'il s'agit de textes inédits. Malgré les difficultés, ce travail de recollection a pu être effectué à peu près complètement sur plusieurs grands corpus comme ceux de Balzac, Hugo, Bau-delaire, Nerval, Flaubert, Zola, Proust, Valéry, Joyce, Sartre, etc. , c'est à dire sur un ensemble d'oeuvres canoniques couvrant de manière significative la production littéraire des XIXe et XXe siècles.

    A quelques exceptions près, importantes mais encore isolées , comme Heine ou Joyce, l'exploration s'est jusqu'à présent plutôt portée sur la littérature française, sans doute parce que les fonds de manuscrits sont particulièrement riches dans les archives nationales et notamment à la B.N. (voir le Répertoire des Manuscrits littéraires français XIXe-XXe siècles, établi par A. Herschberg-Pierrot, éd. de la Bibliothèque Nationale, Département des Manuscits, Paris 1985,206 p.,) mais aussi parce que la génétique textuelle est un courant de recherche né en France et qui a pu s'y implanter durablement en se dotant de structures spécifiques ; mais de nouveaux corpus , notamment anglo-américains et latino-américains sont aujourd'hui l'objet d'analyses et d'éditions fondées sur les principes de la critique génétique.

    A partir de ces données, le travail des généticiens a consisté à construire et à organiser l'objet scientifique appelé avant-texte qui est le texte en travail, saisi et interprété dans le temps de son devenir-texte. Le premier objectif de ce type de recherche est de mettre en lumière la dynamique de la textualisation à l'état naissant, d'interpréter ce devenir pour mieux cerner les significations et la spécificité esthétique de l'oeuvre, et à une échelle plus large, d'en déduire des régularités généralisables pour la création écrite. Le second objectif, intimement articulé au travail interprétatif, est de fournir de nouvelles éditions de ces textes en les situant dans le cadre de leur élaboration, et d'autre part de publier les manuscrits inédits les plus significatifs, c'est à dire de promouvoir l'idée du work in progress dans des éditions d'un type nouveau qui rendent accessibles les découvertes souvent surprenantes de l'étude de genèse et qui permettent de lire les textes à la lumière de leurs «secrets de fabrication». Globalement, il s'agit d'ouvrir le texte sur sa quatrième dimension: celle du temps de sa propre élaboration tel qu'il se donne à lire à travers l'avanttexte de l'oeuvre.

    Méthodes et démarche de la génétique textuelle

    Lorsqu'il est suffisamment complet, un dossier de genèse d'une oeuvre publiée fait habituellement apparaître des documents d'une grande diversité qui peuvent être classés, chronologiquement et typologiquement, selon leur appartenance à l'une des quatre grandes phases du travail de l'écrivain.

    On peut distinguer une phase pré-rédactionnelle (qui est celle des plans, des scénarios initiaux, des premières notes de régie et de documentation), une phase rédactionnelle (où l'on trouve les scénarios développés, les ébauches, brouillons et premières mises au net), une phase pré-éditoriale (celle du manuscrit définitif, du manuscrit du copiste,des épreuves corrigées) et enfin une phase éditoriale (où le texte pourra encore se transformer d'une édition à l'autre, jusqu'à la dernière édition du vivant de l'auteur).

    Ces quatre grandes phases (qui peuvent évidemment varier considérablement selon les auteurs et selon les oeuvres) permettent de situer chaque élément du dossier de manuscrits sur l'axe de cette évolution qui va des toutes premières indications d'un scénario originaire jus-qu'aux corrections de la dernière édition du texte. A partir de ce redéploiement des documents sur l'axe du temps, il devient possible d'interpréter l'ensemble du processus, de donner une signification à chacun de ces choix qui ont été ceux de 1 ' auteur pour inventer son texte et donner forme à son oeuvre. Mais, bien entendu, le classement chronologique qui permet l'analyse critique de l'avant-texte n'est pas un donné; il faut tout d'abord le reconstituer. Ce travail est celui de la génétique textuelle qui se donne pour but de mettre en ordre et de rendre lisible le matériau manuscriptologique sur lequel la critique génétique pourra fonder son étude interprétative.

    L'ensemble de ce travail préparatoire, qui peut aboutir à l'édition de l'ensemble, ou plus fréquemment d'une partie du dossier de genèse, se résume à la mise en oeuvre successive et complémentaire de quatre grandes opérations de recherche:

    L'établissement du dossier : il convient tout d'abord de collecter l'ensemble des manuscrits se rapportant à l'oeuvre étudiée, c'est à dire de rassembler les pièces autographes et non autographes que l'auteur a utilisées ou produites pour créer son texte; elles peuvent, comme on l'a vu, être dispersées dans plusieurs collections publiques ou privées, et dans plusieurs pays. Ce travail d'inventaire et de prospection peut à lui seul demander plusieurs années de recherches et de négociations.

    Une fois que le généticien a rassemblé toutes ces pièces ( en général sous forme de reproductions : photo, photocopies, microfilms, disques optiques, etc.) et qu'il s'est assuré que son dossier est aussi complet que possible, il doit soumettre chacune des pièces à un contrôle d'authenticité (toutes les pièces dites «autographes» sont-elles bien de la main de l'auteur), de datation (tous les manuscrits sont-ils de la même époque ? ou a-t-on affaire à plusieurs ébauches du même projet?) et éventuellement à une nouvelle recherche d'identification et d'authenticité ( par qui les manuscrits «non autographes» du dossier ont-ils été écrits? par un ami de l'auteur, un secrétaire, un copiste, etc. Combien y-a-t-il de «mains» différentes? Quel rôle ont joué ces intervenants extérieurs? etc.).

    La spécification des pièces : la seconde opération consiste à classer grossièrement et provisoirement chaque pièce du dossier par espèce (les notes documentaires, les brouillons, le manuscrit définitif, celui du copiste, etc.) et par phase (pré-rédactionnelle, rédactionnelle, etc.) , en réservant un traitement particulier à l'ensemble «brouillons» qui représente le coeur de la genèse.

    Le principe consistera dans un premier temps à identifier chaque page manuscrite de brouillon par ses relations de similarité avec le texte définitif. Cette opération de classement, à présupposé provisoirement téléologique (posant le texte comme but exclusif du brouillon) permet de ranger les brouillons par liasses : pour la page 10 du texte imprimé, on trouvera par exemple 12 feuillets manuscrits ayant visiblement le même contenu ou un contenu approchant: ce sont les différentes versions de cette page. Pour les retrouver dans le dossier où elles sont conservées le plus souvent sans ordre, il faut évidemment avoir commencé à déchiffrer, au moins par sondages, tous les feuillets.

    Classement génétique : la troisième opération, principalement centrée sur cet ensemble «brouillons», va consister à affiner le premier classement : les différentes versions de la même page seront analysées et comparées dans chacune de leurs caractéristiques jusqu'à ce qu'il devienne possible de les situer sur un axe (paradigmatique : de similarité) où elles se suivront selon l'ordre chronologique de leur production.

    Ce classement donnera pour une page de texte imprimé, une série variable de folios où l'on pourra trouver par exemple successivement : le scénario initial, le ou les scénarios développés, les ébauches et brouillons, les mises au net corrigées, le manuscrit définitif. Ce classement paradigmatique une fois effectué pour chaque page de texte imprimé, il ne reste plus qu'à en reconstituer le chaînage.

    On voit alors apparaître (avec quelques décalages parfois profonds qui expriment les différences entre les diverses «versions» de l'avant-texte) des séquences de manuscrits, de même niveau d'élaboration, qui se suivent dans un ordre plus ou moins semblable à celui du texte définitif. Ce sont les syntagmes génétiques : les enchaînements des folios de manuscrit de même type donnant, de manière plus ou moins continue, l'image de ce qu'était l'oeuvre entière à chacune des étapes de sa genèse.

    Lorsque ces deux classements (sur l'axe paradigmatique pour les états successifs d'élaboration du même fragment; et sur l'axe syntagmatique pour l'enchaînement de ces différents fragments) sont achevés, on dispose d'un tableau à double entrée où se déploie l'ensemble des manuscrits de travail selon l'ordre de leur genèse. Les autres éléments du dossier (les notes documentaires en particulier) seront ensuite classés en fonction de leur utilisation dans les brouillons : à quel moment de la rédaction l'information est-elle intégrée ?

    Comment est-elle adaptée ou rejetée, etc.? Enfin, l'ensemble du classement doit , autant qu'il est possible, aboutir à une datation fine de chaque folio de manuscrit étudié.

    Déchiffrement et transcription : le classement génétique ne peut être mené à bien sans un déchiffrement intégral des documents. En fait, classement et transcription sont deux opérations qui ne peuvent être entreprises qu'en parallèle et simultanément. C'est le déchiffrement des folios qui permet de comparer, dans le détail, les différents états d'un même fragment et donc de les classer les uns par rapport aux autres; mais en même temps, c'est le classement relatif de ces différentes versions qui permet de résoudre les problèmes de déchiffrage les plus ardus.

    En effet, si un même passage est récrit successivement cinq ou six fois au brouillon, le classement génétique fournira un moyen très précieux pour lire ce qui se dissimule par exemple, dans une de ces versions, sous une épaisse rature à l'encre, ou pour déchiffrer un mot ajouté en tout petit entre deux lignes. Pour lire le mot devenu illisible sous la rature, il suffit en général de se reporter à l'état antérieur du texte où ce mot était encore écrit en clair puisque l'auteur n'y avait pas encore renoncé ; et pour déchiffrer la petite adjonction interlinéaire, il suffit inversement de se reporter à l'état ultérieur où elle sera, le plus souvent, intégrée en clair dans la nouvelle version du texte manuscrit.

    Bref, classement et déchiffrement sont deux opérations inséparables qui doivent être menées à bien sur l'intégralité des pièces manuscrites, et qui, en tant que telles, constituent l'essentiel de l'investigation propre à la génétique textuelle. Malgré une indéniable sensation d'aventure intellectuelle et quelques trouvailles parfois bouleversantes au cours de l'exploration, l'ampleur et la difficulté de l'entreprise n'ont d'égal que son austérité, ce qui a découragé à l'avance plus d'un critique, mais ce qui met aussi la génétique textuelle à l'abris des effets de mode.

    C'est cette obsession d'exhaustivité et de rigueur qui distingue le plus nettement la nouvelle génétique textuelle des anciennes études de genèse, condamnées par éclectisme à de fréquents constats d'impossibilité. Ainsi, pourne parler que d'un exemple flaubertien - Trois Contes : La Légende de saint Julien - dont les brouillons étaient connus et disponibles depuis longtemps au Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale (B.N. n. a. fr. 23 663 1-2), c'est bien l'exigence d'intégralité dans le classement et dans la transcription qui a, récemment, permis de réviser du tout au tout l'avis traditionnel des spécialistes de cette oeuvre.

    Il y a une trentaine d'années, en 1957, (Trois Contes, texte établi et présenté par René Dumesnil, Les Textes français, les Belles Lettres, Paris), ces manuscrits, étaient présentés comme «des ébauches absolument indéchiffrables (...) illisibles non seulement à cause des ratures, mais parce qu'il est presque impossible d'en rétablir l'ordre et parce qu'on y relève trop de lacunes.» Leur récente analyse a permis de démontrer qu'ils ne présentaient aucune lacune repérable; leur déchiffrement (certes parfois assez difficile, voir cliché p. 10) a permis de réduire les illisibles à une proportion négligeable (3 à 4%) ; et le classement général de ces brouillons a fait apparaître l'image parfaitement ordonnée d'une rédaction en effet complexe mais tout à fait logique et continue.

    L'erreur de Dumesnil était d'avoir voulu comprendre les brouillons de l'oeuvre par simples sondages par-ci par là dans les brouillons, sans entrer dans la logique même de l'écriture de Flaubert. Apercevant ainsi qu'une grande quantité de ces manuscrits étaient barrés d'une grande croix , Dumesnil en avait conclu «Il y a deux ébauches absolument indéchiffrables de ce conte...». Mais l'étude systématique des documents entreprise à l'I.T.E.M. a montré tout au contraire que ces croix étaient utilisées par Flaubert pour marquer les pages qu'il avait réécrites sous une forme plus élaborée. L'auteur n'apas produit une première version qu'il aurait barrée, puis une nouvelle qui serait restée sans biffure. Il a écrit son texte en suivant les indications d'un plan de programmation très précis, rédigeant son récit page après page, et barrant au fur et à mesure les pages saturées de ratures lorsqu'il les avait recopiées pour les corriger sur de nouveaux feuillets. Il fallait comprendre cette technique répétitive de l'écriture flaubertienne pour pouvoir s'y retrouver dans la jungle apparemment aberrante des brouillons et pour pouvoir déchiffrer par la technique de lecture progressive et régressive. Mais pour y voir clair dans le travail de l'auteur, il fallait s'être donné pour exigence de procéder à l'analyse complète des pièces autographes du dossier.

    Le déchiffrement des manuscrits est fixé dans une transcription qui pourra, le cas échéant, être publiée afin que le matériau génétique soit rendu disponible à la communauté des critiques qui auront alors la possibilité de s'y reporter directement pour leurs recherches interprétatives, sans avoir à refaire l'énorme travail d'établissement, de classement et de déchiffrement du dossier.

    Pour transcrire des manuscrits de rédaction, il est indispensable de bien faire apparaître les caractéristiques propres à l'avant-texte que sont notamment les «ratures» (fragments de texte, phrases, expressions ou mots barrés par l'auteur) et les «adjonctions» (fragments de texte, phrases, expressions ou mots ajoutés par l'auteur, en interligne ou dans les marges du feuillet). Une des solutions les plus communément adoptées est celle du code de transcription. On utilisera par exemple les soufflets <...> pour isoler les éléments manuscrits ajoutés, et les crochets [...] pour les éléments biffés, raturés, ou effacés par l'auteur. Les codes les plus simples sont toujours les plus efficaces pour la lecture, mais ils ont évidemment le désavantage de simplifier l'image du document original. On peut par exemple estimer que la disposition du texte manuscrit sur le feuillet joue un rôle déterminant. Dans ce cas, le généticien pourra choisir la solution de la transcription «diplomatique» qui consiste à reproduire le document en clair et «à l'identique», en respectant la disposition du texte que l'on trouve sur l'original, avec ses blancs, ses renvois, ses marges , ses hauts de page, etc.. L'inconvénient de cette méthode, optimale du point de vue scientifique, c'est qu'elle occupe beaucoup plus d'espace que celle de la transcription simplifiée avec code.

    En fait le problème ne se pose pas exactement avec la même acuité pour tous les documents génétiques. Il est extrêmement difficile à résoudre pour les «brouillons» proprement dits, surtout dans le cas des manuscrits intensément corrigés comme ceux de Flaubert où la page peut être littéralement saturée de ratures et d'adjonctions.

    Mais le problème est plus facile à résoudre pour la transcription d'autres types de documents de rédaction : si l'on veut éditer les dossiers de recherches documentaires d'une oeuvre, les «carnets de travail» de 1 ' auteur par exemple, on pourra certes rencontrer de grosses difficultés de déchiffrement et de datation, mais ces manuscrits, peu raturés et dénués en général d'adjonctions importantes, poseront beaucoup moins de problèmes de restitution que les brouillons; il en va de même pour la plupart des «plans», «scénarios», «notes de régie», «mises au net», etc. que l'écrivain a pris soin de rédiger le plus souvent assez proprement puisqu'il s'agissait de documents qu'il devait lui-même pouvoir relire facilement.

    Les techniques d'expertise scientifique

    En règle générale, un dossier de manuscrits, même très complexe, peut être entièrement déchiffré et classé par la simple mise en oeuvre des quatre opérations précédemment décrites, sans autre secours qu'une bonne connaissance de l'écriture de l'auteur et une constante vigilance dans l'analyse des documents. Mais certains dossiers peuvent comporter des pièces posant certains problèmes d'identification, de classement ou de datation hors de la portée de l'expertise directe. Des techniques spécifiques, utilisant les ressources des sciences contemporaines ont été mises au point pour les résoudre. Comme dans une enquête policière, ce sont souvent des indices matériels qui servent alors à fournir les informations indispensables.

    La codicologie : c'est la science des supports matériels de l'écriture : encres, crayons, papiers, filigranes, etc. La composition chimique d'une encre, le tracé d'une plume, la qualité d'une mine de crayon, la présence dans le papier utilisé par l'auteur d'un type particulier de filigrane (tous les papiers en étaient pourvus jusqu'au XXe siècle), la nature même de ce papier (son épaisseur, sa couleur, sa dimension, etc.) peuvent devenir des indices particulièrement précieux pour classer et dater des documents problématiques.

    En se référant à une base de données où se trouvent enregistrées toutes les informations concernant la provenance géographique et les dates de production des filigranes utilisés par les fabriques de papier au XIXe siècle, on pourra par exemple établir que tel manuscrit, écrit sur un papier italien produit à Milan entre 1842 et 1865, ne peut assurément pas être antérieur à 1842 et a probablement été écrit après le voyage en Italie fait par l'auteur en 1857...

    Un papier peut évidemment être conservé très longtemps par l'écrivain avant d'être utilisé, mais le filigrane permet en tout cas d'établir une date limite en amont qui, croisée avec les informations biographiques dont on dispose, peut se révéler très précieuse pour étayer des hypothèses de chronologie, notamment dans le cas de dossiers comportant des pièces écrites à des périodes très différentes.

    L'analyse optique par technique laser: cette technique mise au point par un laboratoire d'optique du CNRS associé à l'ITEM, repose sur l'utilisation de l'imagerie optique. En combinant les ressources d'un faisceau laser, d'un hologramme, d'un ordinateur et de quelques modèles mathématiques, il est devenu possible d'apporter des réponses scientifiquement fiables sur plusieurs problèmes fondamentaux en génétique textuelle.

    Ce dispositif permet notamment de détecter les faux, de déterminer si un manuscrit à été écrit d'un bout à l'autre par la même personne, s'il a été écrit de manière continue ou discontinue. Si l'on dispose d'un nombre suffisant d'échantillons datés d'une écriture, il est en outre devenu possible de suivre le vieillissement de la graphie au cours de la vie de l'écrivain, et par suite, de dater (à deux ans près) un manuscrit de manière automatique. Des manuscrits de Heine, de Claudel, et de Nerval ont été analysés et le résultat de ce traitement optique-numérique sont venus enrichir, quelquefois en les modifiant, la compréhension que la critique littéraire avait de leur oeuvre.

    Le traitement hybride consiste à faire traverser le microfilm négatif d'un manuscrit par le faisceau laser: la figure de diffraction obtenue, qui contient sous la forme d'un spectre lumineux la plupart des caractéristiques individuelles de l'écriture, est captée par une caméra électronique, digitalisée puis analysée numériquement.

    L'analyse informatique : les opérations qui interviennent au cours d'une genèse sont si nombreuses et souvent si complexes que l'approche directe ne peut porter que sur des corpus assez restreint. En revanche l'outil informatique rend possible le traitement de corpus de n'importe quelle dimension.

    En s'inspirant des raisonnements, méthodes et concepts de la linguistique, et en schématisant les opérations génétiques par le croisement de deux axes, «paradigmatique» (lieux variants) et «syntagmatique» (chaînes séquentielles), il a été possible de construire plusieurs logiciels servant à réaliser les premières «éditions automatiques» de manuscrits, et les premiers «dictionnaires de substitution». Beaucoup plus que l'édition traditionnelle en livres (limitée en dimensions, en moyens logiques, et très coûteuse) c'est la saisie informatique qui paraît d'ores et déjà la meilleure perspective pour le développement des recherches sur les grands corpus : elle devrait permettre de jeter les bases d'un véritable calcul en matière de genèse. La création de bases de données assez larges pour exploiter de nombreux documents de genèse devrait aboutir, dans un avenir assez proche, à une refonte complète des études du «style» (calcul systématique des transformations) et des structures de l'oeuvre littéraire. Avec sans doute, à l'horizon, de nombreuses applications techniques dans la maîtrise de la production écrite et des traitements du texte en général.

    L'I.T.E.M, laboratoire du CNRS

    1968: A l'initiative de Louis Hay, le CNRS crée une petite équipe de recherche chargée d'analyser les manuscrits du poète allemand Heinrich Heine qui viennent d'arriver à la Bibliothèque nationale. A partir de ce noyau initial, les recherches vont se développer très rapidement.

    1974 : D'autres groupes de chercheurs travaillant sur des manuscrits de Proust et de Zola s'associent à la jeune équipe Heine pour former avec elle le «Centre d'Analyse des Manuscrits modernes» (C.A.M.) . La parenté des problèmes techniques, méthodologiques et théoriques rencontrés dans ce type de recherche amène progressivement des spécialistes des manuscrits de Flaubert, Valéry, Joyce, Nerval et Sartre à s'associer à l'entreprise.

    1976 : Ces recherches éveillent l'intérêt des écrivains : Louis Aragon lègue ses manuscrits et ceux d'Elsa Triolet au CNRS, à charge pour celui-ci d'en confier l'exploitation scientifique au C.A.M. Son geste instaure une collaboration entre écrivains et chercheurs qui inaugure un changement dans les relations entre créateurs et critiques.

    1982 : Après avoir signé, en 1975 et 1977, des Conventions associant le CAM à l'Ecole Normale Supérieure et à la Bibliothèque Nationale, le CNRS transforme le CAM en laboratoire propre qui prend le nom d' «Institut des Textes et Manuscrits modernes» (ITEM). Actuellement, l'ITEM regroupe 120 chercheurs dont 9 conservateurs de la B.N., 62 chercheurs des Universités françaises et 27 chercheurs étrangers. Ce laboratoire est implanté à Paris au 61 rue de Richelieu, à deux pas des précieuses collections du Département des Manuscrits de la B.N.