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    Chronique d'une mort programmée

    Par Jean TABET, Bibliothécaire Directeur du Centre de Formation aux métiers Bibliothèques de Marseille

    27 OCTOBRE 1990 MARSEILLE

    Elus, bibliothécaires, enseignants, fonctionnaires des différents ministères, au total 450 personnes étaient réunies pour les assises régionales de l'illettrisme. Réflexions sur la lecture publique dans le cadre de la politique des villes, appel à projet pour des "villes-lecture" lancé par la Préfecture de région, bref des mesures très concrètes étaient annoncées, débattues, pour lutter contre l'illettrisme et favoriser le développement de la lecture.

    Ayant eu communication par les syndicats du projet de statut de la filière culturelle, c'est avec tristesse que je me suis résolu à prendre la parole pour avertir les participants sur les risques de voir s'éteindre la base de la lecture dans les villes : la lecture publique.

    Tout en engageant dès cette date un processus de lutte, nous étions incrédules. Combien de fois avons-nous entendu : "Ce n'est pas possible, ils vont se rendre compte, il faut leur ex-pliquer". J'avais l'impression qu'une sorte de diplodocus brejnevien avait accouché de 120 pages, fixant pour la lecture publique les conditions objectives d'une dégénérescence bureaucratique avec militarisation des équipes en 17 grades. En prenant le temps d'étudier attentivement ce document, il nous apparaissait qu'il avait une grande cohérence : il programmait la mort de la lecture publique.

    Qui était derrière ce projet et pourquoi ?

    L'expérience du CAPES Documentation nous avait démontré comment l'on pouvait transformer des documentalistes en professeurs qui n'enseigneraient pas et ne seraient jamais professeurs ; le projet de statut de la filière culturelle nous indiquait que des professeurs qui ne pouvaient plus enseigner pourraient devenir bibliothécaires sans formation professionnelle.

    Ce n'était plus du partenariat mais de l'échangisme. Une sorte de théorie fumeuse sur les flux et les stocks plane autour de ce projet. Pétris de l'unité des bibliothèques nous avions du mal à comprendre que pour l'Education Nationale "l'union est un combat".

    Avec les syndicats et l'A.B.F. nous avons décidé de lutter, il ne fallait pas chercher à aménager, collaborer, il fallait résister à cette entreprise franco-française étriquée.

    Ne risquions-nous pas de voir dans deux ou trois ans débarquer des bibliothécaires allemands très bien formés apparaissant comme des SUR-bibliothécaires, à côté de nos jeunes professionnels englués dans des soi-disant formations post-recrutements ?

    Revenons un peu en arrière

    Nous avons pris la mauvaise habitude dans ce pays, d'accoler le mot documentation à toutes les sauces, on appelle ici Bibliothèque Centre Documentaire (B.C.D.) ou Centre de Documentation et d'Information (C.D.I.) ce que tous les autres pays appellent bibliothèque scolaire, peutêtre ont-ils en tête la définition de l'UNESCO pour les bibliothèques : "Toute collection organisée de livres et de périodiques ou de tous autres documents graphiques et audio-visuels pour le prêt et/ou la consultation sur place. Organisme ou partie d'un organisme, chargé de constituer les collections organisées de documents, de les tenir à jour, et grâce au service d'un personnel spécialisé, d'en faciliter l'utilisation par les usagers, à des fins d'information, de recherche, d'éducation ou de loisirs".

    Un rédacteur de la revue Inter-CDI se félicitant de la création du nouveau Capes-Documentation propose le titre de "professeur certifié en communication-documentation-informa- tion. responsable de centre de documentation et d'information". Cette inflation de titres pour désigner un bibliothécaire scolaire laisse de côté la lecture et si l'on adopte le vocabulaire de ce monsieur "émetteurrécepteur" que doit-on faire avec un récepteur en panne ? Doit-on le lancer malgré la panne (50 % des enfants entrant au collège) dans la documentation fût-elle auto ?

    Que veut-on ? Des déchiffreurs de messages dans une société self-service ou des lecteurs enrichis par la littérature et la création, capables d'aborder comme tous les gens cultivés les différents types de documents ?

    Aujourd'hui

    Le projet de la filière culturelle prévoit 17 grades avec quelques perles qui n'ont rien à envier à la formulation â'Inter-CDI, par exemple : "as-sistants qualifiés de conservation territoriaux du patrimoine et des bi-bliothèques", qui dit mieux ?

    A ceux qui ont oublié la littérature jeunesse dans les programmes des écoles normales, alors que nous le réclamons depuis 20 ans et qui. dans le même esprit préparent un Capes-Documentation avec un zeste de littérature jeunesse ; à ceux qui prônent à la place d'annexes de quartiers normatives des B.C.D. tenues par des bénévoles, ouvertes à tout le quartier (je me demande comment les adultes dépassant dix ans d'âge mental pourraient y trouver leur compte) ; à ceux qui appliquent aux B.U. ces fortes paroles du Prince Salina dans "le Guépard" : "il faut tout changer, pour que rien ne change". A ceux enfin, qui ont oublié de prévoir des mesures transitoires pour les étudiants du C.A.F.B. actuel, nous dénions le droit de manipuler la lecture publique à l'abri d'un confortable cadre institutionnel où tel ministère cherche l'hégémonie sur l'autre. A ce propos, nous ne nous attendions pas à ce que l'un d'entre eux, sur lequel nous comptions, abdique si vite.

    Pour mieux comprendre le "pourquoi" peut-être faut-il évoquer également la carrière de l'un ou de l'autre ou plus précisément le carriérisme jésuitique de l'un, ou peut-être encore la lutte entre les différents courants du P.S... Tout cela est possible, sans doute probable, mais pas très intéressant.

    Nous allions oublier le rôle du S.N.B. dans cette affaire. Ses positions confirment ce que nous en pensions : il est devenu un syndicat de caste, corporatiste au sens salazariste du mot ! Mais au fait y-a-t-il encore du personnel des bibliothèques territoriales affiliées à ce syndicat ?

    Aux fossoyeurs de la lecture publique, aux technocrates, aux carriéristes, la masse des bibliothécaires-adjoints et d'autres catégories de personnels bibliothécaires, employés, ont répondu en s'organisant avec l'A.B.F., avec les syndicats et l'appui d'un certain nombre d'élus, démontrant tous ensemble qu'ils avaient le sens du public, le sens de l'intérêt général.

    La formation

    Lors de la création des nouveaux centres régionaux de formation en 1987, les Ministères de l'Education Nationale et de la Culture, préconisaient l'articulation du C.A.F.B. sur une formation universitaire de 1er cycle (DEUST). C'était reconnaître clairement que la formation moyenne ne pouvait plus être le seul fait des professionnels des bibliothèques mais qu'il fallait à la fois s'inscrire dans le cadre universitaire et s'ouvrir à l'in-terprofession. Les professionnels du livre de notre région s'en félicitèrent, eux qui avaient travaillé avec les universitaires dès 1982 sur un projet d'I.U.T. dans un premier temps, puis sur un projet de DEUST "Métiers du Livre et Médias" qui a été créé à l'Université de Provence en 1986.

    Avec l'option "Métiers du Livre", de la licence Information Communication, l'Université de Provence propose dès 1989 une véritable filière "Métiers du Livre" (C.A.F.B.. DEUST. Licence).

    Aujourd'hui notre université a élaboré un projet de DESS Métiers du Livre/Direction de médiathèque publique inscrit dans la contractualisation. Voici comment l'Université de Provence concevait la filière M.D.L. dans une brochure du C.R.F.C. parue en Novembre 1989 :

    Extraits de l'introduction de Jean-Claude BOUVIER, Président de l'Université :

    "La création en 1987 du Centre Régional de Formation aux carrières des Bibliothèques du Livre et de la Documentation a été un moyen de regrouper l'ensemble des activités de formation -initiale et continue- de l'Université dans ce domaine et de leur donner ainsi plus de cohérence et d'efficacité. Je crois pouvoir dire que c'est un succès.

    L'Université de Provence a souhaité se doter. dans ce domaine de la formation initiale, d'un parcours complet allant du premier au troisième cycle et permettant des insertions professionnelles à différents niveaux. Après le DEUST. diplôme de 1er cycle à finalité professionnelle, créé en 1986. nous avons maintenant pour la présente rentrée dans la Licence Information et Communication, une option "Métiers du Livre", qui devra se prolonger dans une Maîtrise. Enfin un projet de diplôme professionnel de 3e cycle a été élaboré, qui sera examiné par les instances de l'Université et soumis au Ministère, pendant cette année 1989-1990 : le Diplôme d'études supérieures spécialisées (DESS) Métiers du livre-Direction de médiathèque publique, destiné à former en particulier les responsables des bibliothèques ou médiathèques territoriales."

    Extraits de la présentation du C.A.F.B., B. COIGNET, Bibliothécaire-adjoint, C.R.F.C. :

    "Face à la difficulté de concilier en une seule année technique, culture générale et ouverture à l'interprofession du livre et de la culture (librairies, éditions, archives...), quelques universités ont créé des DEUST intégrant sur deux ans enseignements généraux, enseignements professionnels et C.A.F.B.

    Le rapprochement des C.R.F.C. et des universités devrait permettre à tous en formation initiale ou continue de bénéficier d'une formation réellement adaptée, formation à laquelle pourraient participer les différentes professions du livre, qui sur le terrain ont des pratiques communes et nécessairement travaillent en collaboration.

    La formation du personnel des bibliothèques ne peut privilégier les aspects techniques, ni la spécialisation de haut niveau dans un domaine de la connaissance. Le bibliothécaire est avant tout au service du public (chercheur ou illettré) ; si durant sa formation il ne lui a pas été possible d'assimiler les techniques, de comprendre globalement les problèmes et les pratiques culturelles, de se forger une culture dans un domaine, d'approcher avec réalisme l'environnement dans lequel il évolue, il risque de se comporter comme le bibliothécaire "érudit" enfermé dans ses choix culturels ou se croire un technicien de haut niveau, spécialiste de l'information.

    Le problème de l'équilibre entre les différents domaines qui doivent nécessairement être abordés, réside non seulement dans l'acquisition mais surtout dans l'assimilation : le développement d'une réflexion, d'un esprit critique ne peut se réaliser simultanément à l'apprentissage, surtout si le temps de formation est limité."

    Extraits de la présentation du DEUST et de la Licence Option Métiers du Livre, Anne ROCHE, Universitaire chargée de la filière :

    "Il nous fallait prendre en compte la recherche de nouveaux débouchés, d'une part (donc développer l'insertion dans la vie culturelle et économique de la région), la redéfinition de nouveaux profils de formation, d'autre part. Certains de nos étudiants se dirigeaient vers les bibliothèques, mais - mises à part la culture générale dispensée dans l'Université, et les spécialités scientifiques dont ils avaient pu faire l'apprentissage - aucune réflexion spécifique, dans l'Université, ne les préparait à cette fonction.

    Du côté des étudiants, la bibliothèque, même si elle est différente des "B.U." qu'ils ont appris à utiliser pendant leurs années d'études, leur apparaît, plus qu'autrefois, comme un lieu privilégié où faire se rencontrer le public et la culture. Le temps n'est plus de la "bibliothèque - refuge" où l'on peut fuir le contact humain derrière une barricade de livres ! et si le métier leur semble souvent plus attractif que celui de prof, (car le bibliothécaire n'impose rien il suggère, il suscite... et il n'a devant lui, plus ou moins que des volontaires...) c'est parce qu'ils y voient l'occasion de renouveler constamment leur contact avec les cultures vivantes, et de communiquer ce contact."

    Extraits de la présentation du projet DESS : Métiers du Livre/Direction de Médiathèque Publique, Jean TABET, C.R.F.C. :

    "Délivré des contraintes techniques puisque le C.A.F.B. sera supposé acquis, le DESS aura pour axes les domaines suivants : bibliologie, création et développement culturel, politiques culturelles, direction d'équipement.

    Au moment ou les cadres d'emplois des collectivités territoriales sont regroupés dans une filière culturelle, notre projet de DESS devrait être un élément d'émulation grande école / Université, nous permettant, je l'espère, ensemble et en coordination, innovation et complémentarité.

    Ce projet qui se situe tout à fait dans l'esprit de la décentralisation, pourrait redonner des perspectives aux nombreux Bibliothécaires-Adjoints titulaires du C.A.F.B. qui ressentent un risque d'étouffement, avec une carrière bloquée pour de très longues années !

    Les étudiants en formation initiale pourraient choisir après le C.A.F.B. ou le DEUST d'entrer dans la vie active, et plus tard avec l'expérience professionnelle de reprendre la filière "Métiers du Livre". Formation, expérience et recherche devront de plus en plus se nourrir et se compléter. La liberté pour les collectivités territoriales serait de pouvoir choisir parmi les candidats ayant un même niveau de formation. La liberté pour les agents en formation continue serait de pouvoir accéder à un moment de leur vie professionnelle à la filière "Métiers du Livre" sans passer une ou plusieurs années à Paris ou à Lyon. La liberté pour les étudiants en formation initiale c'est aussi de pouvoir faire une filière des Métiers du Livre sur cinq ans, en région.

    Un DESS comme celui que nous proposons n'existera pas s'il n'apparaît pas comme une exigence : l'exigence de pouvoir choisir sa formation !

    Permettons encore à quelques bibliothèques, définies il n'y a pas encore si longtemps comme "lieu d'éducation permanente", d'être dirigées par des agents territoriaux issus de la formation continue !"

    Que doit-on rajouter aujourd'hui ? Si l'E.N.S.B. s'axe de plus en plus vers la recherche, l'information scientifique et technique en ouvrant ses DEA et ses DESS, voire demain des doctorats, la lecture publique n'est pas son axe principal. Il nous faut aussi constater que pour la formation continue, elle ne permet aucune souplesse, en particulier pour les agents des collectivités territoriales. Il faut un cycle long permettant à chacun d'y trouver la culture générale interdisciplinaire indispensable, la culture pratique et professionnelle, et enfin la problématique de direction et les très grands axes culturels nationaux et internationaux. C'est le sens du projet de DESS ouvert aux seuls candidats ayant déjà une formation professionnelle moyenne.

    Débouchés et profils

    Dans les amendements au projet de statut le C.A.F.B. en 2 ans est apparu pour les corps B+, sans doute pour calmer le jeu car le B type demeure, tout cela "corseté dans des hyper-normes" :

    • Ville de 20 000 habitants : 1 conservateur ;
    • Ville de 40 000 habitants : 1 conservateur + 1 conservateur-adjoint.

    Mettons-nous à la place d'un Maire, obligé d'embaucher un conservateur et un conservateur-adjoint, ne va-t-il pas préférer pour compléter son équipe les B types et les C au B+, laissant ainsi le titulaire du C.A.F.B. sur 2 ans sans débouchés pour un corps vide.

    Nous ne sommes pas attachés au C.A.F.B., nous l'avons écrit à maintes reprises, ce qui est souhaitable c'est un C.A.F.B. inscrit dans un DEUST ou un DUT (Bac + 2), laissons au passé des bibliothèques, les Bac + 1 et les B type.

    Les B.U. auraient besoin également de postes au profil culturel Bac+2. Ce qui est en cause aujourd'hui, ce n'est pas leur axe de recherche, mais plutôt leur capacité d'être un foyer d'animation des campus, c'est-à-dire leur aptitude à accueillir au plein sens du terme, la masse des étudiants du 1er cycle qui sont souvent aussi perdus que les habitants d'une ville face à une bibliothèque municipale. Quelle que soit leur spécialité, les B.U. doivent mettre à la disposition de leur public un fonds encyclopédique, un fonds de culture générale ; les étudiants aujourd'hui plus que jamais doivent être tentés par des lectures hors programme, des lectures buissonnières.

    Ce n'est ni le concours de bibliothécaires-adjoints, ni l'hypothétique licence avec mention documentation avec ses dérisoires 125 heures de formation professionnelle qui prépareront les cadres moyens des B.U. pour leurs nouvelles tâches. Il faut former des agents de tous les types de bibliothèques, mettre le prix, c'est-à-dire prévoir un minimum de 1000 heures adaptées aux besoins actuels. 90 % des étudiants du Centre de Marseille, diplômés du DEUST Métiers du Livre incluant le C.A.F.B. trouvent rapidement un emploi en Bibliothèque Publique, mais de plus en plus en librairie, un tout petit peu en documentation, en archives et en B.U.

    Nous savons aujourd'hui que les professions bibliothécaires/libraires peuvent être des professions "Couples" ou si l'on préfère des professions partenaires, exigeant un savoir nécessaire commun et un autre regard. Au cours d'une vie professionnelle offrons à nos étudiants par une formation commune pour l'essentiel, de pouvoir passer d'une profession à l'autre. Ils enrichiront les deux professions et les rapprocheront.

    Parmi les nombreux dangers qui guettent notre profession, il en est trois particulièrement redoutables, la gestionite, la documentation desséchée, la privatisation rampante. Avec la gestionite certains ont pu redécouvrir l'Amérique, c'est ainsi que l'un d'entre eux, se posant en modèle, en expert, après de savantes élucubrations scientistes sur la gestion des fonds, le taux de rotation, nous dit : "Pour nous le critère de retrait d'un document... est qu'il n'est pas prêté depuis un an". Allons "Roberte ce soir" (P. Klossovski, Editions de Minuit, 1954), nous te pilonnerons, sans érotisme, en gestionnaire !

    L'absence de formation solide et fondamentale laisse la place à tous les dérapages, et très souvent dans les discours professionnels apparaissent des préoccupations glauques, d'opportunité, stratégiques, de modernité, d'images où le sponsoring emboite le pas aux bibliothécaires-ingénieurs. A quand les bibliothécaires battants ou gagneurs ? A quand des DESS informatique, baptisés DESS de documentation ?

    Une formation solide évitera de surfer entre les crêtes de la mode, elle devrait permettre d'articuler une culture générale interdisciplinaire correspondant aux champs de toutes les collections des bibliothèques avec une culture professionnelle incluant les savoir-faire techniques et pratiques ainsi qu'un sens du service public et du civisme. Avec la crise des valeurs religieuses et militantes, les Universités populaires et les enseignements parallèles s'estompent. De nombreux enseignants qui autrefois allaient au peuple enseigner dans la rue, manquent aux itinéraires autodidactes d'aujourd'hui. Les Bibliothécaires n'ont-ils pas dans leur nouvelle mission la responsabilité de rendre le livre présent sur le chemin de tous : celui de l'école de la vie. Ne doivent-ils pas aussi favoriser les rencontres entre public désireux d'apprendre et enseignants à la recherche d'un auditoire adulte motivé et par exemple proposer des cycles de conférences thématiques, ouvertes à tous, correspondant au désir de connaissance qui passe encore par le besoin de contact direct.

    Alors que Virgin-Mégastore s'affiche à travers tout le pays, le public des librairies recherche de plus en plus les "librairies-conseil", que sont les bi-bliothécaires-conseil devenus ? Pourtant la question aujourd'hui posée est celle de retrouver un tissu de dis-quaires-conseil et pourquoi pas de disposer de vidéo-club d'art et d'essai. Ne traitons plus les collections comme des marchandises, retrouvons la passion de l'oeuvre ! Risquons la formule, le bibliothécaire sera bibliothécaire-conseil ou ne sera pas.

    L'avenir :

    Les nouvelles technologies, les logiciels informatiques, la transmission des données progressent à grands pas, et pourtant n'est-ce pas légitime d'être impatient et las ?

    Canac, Libra, catalogue collectif, bases bibliographiques régionales supports optiques, ces moyens étaient et sont des conditions nécessaires mais malgré une abondante littérature, le bibliothécaire est perplexe face à cette forêt de réseaux et de réservoirs bibliographiques.

    Il a cru et doit croire encore que ces avances technologiques lui permettront d'agir pour le développement culturel, le public qu'il dessert, mais il observe la dispersion et l'éclatement des moyens, la juxtaposition des bases bibliographiques et il s'interroge quant aux capacités régionales, nationales, et mêmes internationales pour aboutir. Des idées simples, comme le partage du travail, la mise en commun de la documentation, la localisation des documents sont des idées toujours justes, la technique est semble-t-il au point. Dans ce contexte favorable quels sont les enjeux qui bloquent les réalisations : la lutte pour l'hégémonie ? la guerre des fabricants ?... alors que la principale préoccupation devrait être uniquement professionnelle.

    Une chose est sûre, c'est que les coûts (du matériel dépassé ou redondant, mais aussi des missions, congrès, débats et autres colloques) deviennent insupportables alors qu'on ne reconnaît pas le rôle fondamental du personnel des bibliothèques en maintenant des salaires indécents ; la question des salaires à tous niveaux est la condition nécessaire, certes insuffisante, pour que l'ensemble des agents retrouvent du sens à leur vie professionnelle.

    La Bibliothèque de France est un grand projet, ce qui peut la différencier de la Bibliothèque Nationale, c'est qu'elle doit irriguer et être irriguée par un tissu dense de bibliothèques publiques, incluant des pôles associés régionaux.

    Risquons-nous à une nouvelle définition de la lecture publique, une définition élargie:

    • La lecture sur le lieu d'habitation : B.M., Bibliothèques départementales / desservant toute la population.
    • La lecture sur les lieux de séjours et sur les lieux de travail : bibliothèques de prisons, d'hôpitaux, de vacances, bibliothèques scolaires, B.U., bibliothèques de C.E. desservant une fraction de la population.

    C'était tout cela pour nous le grand réseau de la lecture publique. Ce grand réseau devrait être prolongé par les bibliothèques spécialisées, les centres de documentation.

    Beaucoup de choses intéressantes ont été dites sur les rapports entre démocratie et lecture, sur le rôle irremplaçable de l'environnement familial. Si l'alphabétisation de tous et l'instruction pour tous sont censées mettre les citoyens à égalité, nous savons que c'est l'environnement familial qui jouera un rôle déterminant pour qu'un homme devienne un véritable lecteur, parce qu'il permet pour les classes privilégiées l'offre quotidienne de lecture en favorisant le temps de lire et en trouvant à ses enfants des raisons de lire. A défaut d'environnement familial, l'instruction pour tous reste insuffisante, il faut créer un environnement social favorable avec la présence du livre et de la lecture sur tous les chemins de la vie, à l'école, au lycée, à l'Université, à l'usine, au bureau, dans les crèches, les hôpitaux, les prisons, sur les lieux de vacances, bref sur tous les lieux de travail et d'habitation. Alors qu'encore trop peu d'ouvriers et d'employés fréquentent les bibliothèques municipales, il nous faut être particulièrement attentifs aux principes de proximité et d'immédiateté définis par Michel Verret dans son livre "la culture ouvrière" (ed. ACL) : "Pour l'ouvrier le lointain ce n'est pas seulement l'immaîtrisable, c'est l'impraticable. Il lui faut s'approprier le proche et le reste en le rapprochant... Il aura le sentiment de maîtrise que donne la proximité de l'immédiat".

    Changer la vie dans les quartiers, tel est le thème d'un grand débat lancé par le Président de la République. Dans les 20 mesures que le Premier Ministre vient de rendre publiques il n'est nullement question de bibliothèques annexes de quartier.

    Louis Yvert, dans un article, particulièrement intéressant, récemment paru dans la revue "Interlignes" dit :

    "Le formidable atout dont disposait la lecture publique avec ses équipements de proximité est pratiquement oublié et la programmation des médiathèques telles qu'on l'enseigne désormais ne tient plus compte ni du public total de la ville, ni des distances à parcourir, ni du temps libre dont dispose les usagers potentiels. Les villes ne construisent plus guère d'annexes de quartier. Les obstacles réglementaires à leur co-financement par l'Etat ont d'ailleurs été renforcés par le décret du 12.3.1986. Ce dernier exclut certaines villes du bénéfice d'une subvention pour la construction d'un équipement de quartier, même si l'opportunité s'en présente ou si la sociologie et la géographie urbaines l'exigent.

    Exemple : sur les 24 communes de plus de 25 000 habitants que compte la Seine Saint-Denis, une quinzaine seulement pouvaient, en 1988, bénéficier d'une aide de l'Etat pour la construction d'une annexe. Les autres en étaient exclues faute d'avoir une bibliothèque assez grande en centre ville."

    Il faut pourtant bien inventer une fa-miliarisation collective à la lecture. La bibliothèque publique de quartier n'est-elle pas la première pierre d'une pratique culturelle qui doit s'inscrire dans une pratique sociale ?

    Peut-être est-il venu le temps des Etats généraux de la Lecture Publique ? Pourquoi pas "Lecture Publique et démocratie" suivis d'un grand débat parlementaire ? Peut-être est-il trop tard pour l'unité des bibliothèques, la logique de 1975 doit-elle être poussée jusqu'au bout ?

    Nous avons essayé de tout mettre à plat sur cette crise, avec colère, avec tristesse, avec amertume.

    Veillons à ce que le terrible "alphabet de la vie sociale" dont parlait Jean Jaurès n'exclut pas les nouvelles générations de "l'alphabet des lettres" : celui de la lecture et de l'écriture. L'emploi, la participation, la démocratie, et la culture sont à ce prix. Plus que jamais une loi sur les bibliothèques et la lecture publique est indispensable.

    Le 2 décembre 1990.