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    Retour d'Allemagne

    Le congrès des associations de bibliothécaires allemands

    Par Didier Guilbaud, Bibliothèque municipale deDunkerque
    Par Dominique Lahary, Bibliothèque départementale du Val d'Oise

    Leipzig est depuis longtemps une ville de culture. Jean-Sébastien Bach y fut L maître de chapelle, Leibniz y enseigna, Goethe y situe, dans la cave un estaminet, une scène de son Faust. Et une foire du livre, désormais jumelle de celle de Francfort, s'y déroule chaque année.

    C'est durant cette foire que s'est tenu, du 1"au 5 juin 1993, le premier congrès commun à tous les bibliothécaires d'une Allemagne réunifiée. C'était aussi un congrès commun aux principales associations de bibliothécaires allemands, dont la multiplicité frappe l'observateur français (1) .

    Un congrès de ce type, c'est plus de 2000 participants (6 fois plus que dans un congrès de l'ABF), une organisation impeccable, un salon professionnel très visité. Pas de séance plénière, mais une multitude d'assemblées, réunions ou carrefours (jusqu'à cinq simultanément) où les participants affluaient.

    Le thème du Congrès : "les bibliothèques : service de l'avenir" s'est révélé particulièrement mobilisateur pour tous les types de bibliothécaires. L'opuscule distribué aux congressistes et comportant le résumé des interventions prévues avait de quoi d'ailleurs largement motiver les participants.

    Il s'agissait de sujets très professionnels, traités presque exclusivement par des professionnels, avec clarté, rigueur et sérieux, mais aussi, à l'occasion, avec humour : grâce au talent d'un orateur, un exposé très technique sur l'utilisation d'un catalogue collectif californien a provoqué l'hilarité permanente de l'assistance.

    Il ne peut être question ici de rendre compte de manière exhaustive d'un tel congrès mais seulement d'évoquer quelques-uns des débats essentiels qui agitent actuellement nos collègues d'outre-Rhin, tels qu'ils ont pu être perçus à Leipzig par deux participants français qui ne partagent pas forcément les points de vue qu'ils rapportent.

    Marketing et management des bibliothèques publiques

    Parmi les multiples débats qui agitent la profession en Allemagne, nous retiendrons particulièrement ceux qui portent sur le marketing et le management des bibliothèques publiques. Qu'on nous pardonne l'utilisation de termes anglais pour deux notions effectivement importées des pays anglo-saxons mais qui, largement utilisées dans le monde de l'entreprise, peuvent à l'usage se prêter à des interprétations erronées : il s'agit plutôt de la Promotion des bibliothèques et de l'organisation des services, voire de leur évaluation (controlling). C'est sur ces thèmes qu'Ute Klaassen, de la Bibliothèque publique de Gùtersloh, et Bettina Windau, de la fondation Bertelsmann (2) sont intervenues en se plaçant souvent d'un point de vue très pratique.

    Tout d'abord plusieurs constatations :

    • » depuis environ 20 ans l'évolution de la société a conduit à l'expression de besoins d'informations totalement différents. On n'attend plus de la bibliothèque publique qu'elle soit seulement le lieu de présentation de différentes collections mais qu'elle joue de plus en plus le rôle de prestataire de service.
    • * Le marché des média et des technologies s'est complètement transformé en l'espace de dix ans. Les nouveaux supports, que les utilisateurs des bibliothèques possèdent souvent déjà pour leurs propres loisirs, ont été introduits dans les bibliothèques publiques où on a dû définir les modalités de leur utilisation.

    Dans le même temps des restrictions budgétaires draconiennes (de 15 à 20 % en moyenne pour l'ensemble des budgets propres affectés aux bibliothèques - NDLR) font pression sur les équipes et les amènent non seulement à modifier le mode de fonctionnement des établissements mais à engager une autre relation avec les lecteurs.

    Ces transformations ont obligé à définir de nouveaux modes de prise de décisions qui se traduisent notamment dans le monde communal par une complexification de la gestion des bibliothèques. Leurs équipes de direction sont appelées à prendre plus de responsabilités. Ces évolutions qui de toute façon se seraient révélées nécessaires à un moment ou à un autre, ont été précipitées par la situation de crise.

    Ces nouvelles méthodes de "pilotage des bibliothèques" (sic) devraient amener dans les années à venir les bibliothécaires à réorienter le fonctionnement des équipements dans le sens d'une meilleure prise en compte de la demande des usagers.

    Il est indéniable que le secteur privé a dans ce domaine quelques longueurs d'avance. Le marketing, le contrôle stratégique, l'analyse des coûts sont des méthodes qui y sont depuis longtemps largement répandues. Il serait toutefois dangereux de se contenter de calquer mécaniquement les méthodes de gestion de l'entreprise dans le domaine de l'administration publique.

    Il s'agit donc de mettre en place une nouvelle approche des directions des bibliothèques : c'est le sens des séminaires de management de Gùtersloh.

    Les stages de formation de la Fondation Bertelsmann à Gütersloh

    Gütersloh est une ville moyenne de 50 000 habitants qui dispose d'une bibliothèque financée à 49 % par des fonds privés, ceux de la Fondation Bertelsmann, et à 51 % par la ville. Cet établissement, qui remplit pour la population de la ville les missions traditionnelles d'un équipement lecture publique, est aussi un laboratoire des modes de fonctionnement possibles d'une bibliothèque publique, ce qui se traduit en particulier par le fait qu'il organise de nombreux stages de formation.

    L'organisation de sessions sur le thème promotion, direction des bibliothèques a permis de poser le problème de la formation nécessaire pour occuper ce type d'emploi.

    Première hypothèse : une bibliothèque doit être dirigée par un bibliothécaire diplômé (3) expérimenté et ayant le cas échéant suivi une formation continue.

    Deuxième hypothèse : les postes de direction ne doivent être attribués qu'aux "diplômés de service supérieur", c'est-à-dire à des titulaires de thèses de doctorat ayant accompli une formation complémentaire en bibliothéconomie. Les postes de directions sont, en effet, souvent réservés aux titulaires de ce type de diplôme.

    L'étanchéité entre ces emplois et ceux de bibliothécaires diplômés est encore plus importante que celle qui existe désormais en France entre les conservateurs et les bibliothécaires (territoriaux ou d'Etat).

    Ute Klaassen nous raconte qu'il y a une dizaine d'années elle avait été amenée à participer à un débat sur le sujet et elle avait fait ressortir l'inadaptation à certains postes de candidats pourtant bardés de diplômes. Elle cite le cas d'une annonce parue en vue de pourvoir le poste de direction d'une section d'une bibliothèque importante.

    La société allemande subit de tels bouleversements que nos collègues comparent volontiers ces vingt dernières années à celles qui en France ont immédiatement suivi la Révolution de 1789. Dans ce contexte, la mutation des valeurs amène les professionnels à redéfinir le rôle et les missions des bibliothèques dans un cadre social renouvelé.

    Si jadis il s'agissait de créer des bibliothèques pour le Peuple afin qu'il puisse accéder au savoir, aujourd'hui les bibliothèques doivent se transformer en service dont le mot d'ordre doit être la satisfaction des usagers. Si jadis il suffisait de rassembler, de conserver, de protéger, aujourd'hui il s'agit plus d'explorer les besoins et de suivre les exigences du marché. Nous sommes à une époque où l'usager revendique son autonomie.

    Ces changements de valeur ont une profonde influence sur l'administration, et notamment parmi les bibliothécaires qui veulent prendre des responsabilités, agir de manière autonome et se réaliser dans leur travail.

    Bien que marquée par un fédéralisme plongeant ses racines dans l'émiettement politique d'autrefois, la culture administrative allemande demeure profondément influencée par l'Etat autoritaire prussien. Mais aujourd'hui, nombreux sont les bibliothécaires qui débattent du "modèle de Tillburg", du nom de cette ville du sud des Pays-Bas où tous les services sont gérés comme des entreprises indépendantes, après passation d'un contrat d'objectifs avec le conseil municipal.

    Il s'agit donc, pour les bibliothèques, de s'engager dans la voie d'une gestion indépendante et responsable, en rupture avec les pratiques antérieures. Ceci implique trois axes de formation :

    • la modification du mode de pensée traditionnel des bibliothécaires en vue de la mise en oeuvre d'une gestion par objectifs ;
    • « le controlling, c'est-à-dire l'évaluation périodique des résultats par une meilleure appréhension des tâches effectuées et des services effectivement rendus ;
    • « la gestion des ressources humaines.

    Les organisateurs des séminaires de la fondation Bertelsmann se sont efforcés de promouvoir les changements jugés nécessaires dans les conceptions et des pratiques professionnelles. Il s'agit notamment, dans un contexte marqué par de sévères restrictions budgétaires, de faire preuve de créativité et d'un plus grand sens des responsabilités...

    La réflexion d'une bibliothécaire parue dans un organe de presse professionnel est significative de ce nouvel état d'esprit : "Les bibliothécaires sont trop introvertis. Ils se préoccupent surtout de leur propre image. Ils se disent peu reconnus par leur public, mais justement ils ne concentrent pas l'essentiel de leurs activités sur le public [...] Les bibliothécaires devraient se comporter comme des chefs d'entreprise."

    3 La formation et le métier en mutation

    Les intervenants du carrefour consacré à ce thème ont notamment analysé l'influence de la formation et de l'image du métier sur les motivations des étudiants en bibliothéconomie, et relaté une expérience d'analyse des débouchés respectifs du secteur public et du secteur privé menée par une association de bibliothécaires demandeurs d'emplois. Mais l'exposé le plus roboratif a été celui du professeur Helmut Jûngling, de l'école de bibliothéconomie de Cologne.

    Le professeur Jûngling constate que, comme beaucoup de professions, celle de bibliothécaire subit d'importantes mutations, notamment en raison des innovations technologiques qui affectent notre environnement professionnel aussi bien que privé. Le profil du métier doit donc changer, gagnant de nouveaux champs d'activité au détriment d'une partie des fonctions traditionnelles. En termes de formation, cela doit se traduire, comme pour d'autres secteurs d'activité, par une spécialisation accrue dans certainsdomaines.

    Le contexte dans lequel s'opèrent ces mutations est contradictoire. L'enseignement des écoles de bibliothéconomie est revalorisé mais les carrières dans le service public sont très limitées. Le secteur de l'information et de la communication offre de nouveaux emplois tandis qu'on assiste à une baisse des effectifs dans les bibliothèques publiques. Les progrès techniques interviennent dans une situation où baisse des coûts et rationalisation sont à l'ordre du jour.

    Les écoles de bibliothéconomie proposent pour la plupart un cycle de six semestres (plus stages pratiques) aboutissant au diplôme de bibliothécaire. Il serait intéressant de prolonger cette préparation de deux autres semestres.

    Les attributions traditionnelles des bibliothécaires de "service supérieur" (équivalent approximatif de nos conservateurs) tournaient essentiellement autour de la constitution des fonds et de leur mise en valeur. Ces tâches devraient perdre de leur importance au profit de spécialisations notamment scientifiques et d'activités telles que le management, la direction de personnel, la mise en oeuvre de services d'informations, la formation professionnelle, la coordination de messageries. On assisterait à la suppression de certaines activités bibliothéconomiques, tandis que les services, dont on attend une meilleure productivité se traduisant notamment par une baisse des effectifs, seraient soumis à évaluation.

    Les étapes de l'informatisation des bibliothèques peuvent se résumer en trois phases :

    • « première phase : systèmes de prêt, catalogues, logiciels intégrés, OPAC ;
    • * seconde phase : OPAC, base de données en ligne, PC pour utilisateurs ;
    • 'troisième phase : CD-ROM, mailing, hypermédia, multimédia, virtual library (4)

    Le papier est encore le véhicule de 95 % des informations, mais la part des autres supports double tous les ans. Si les bibliothèques savent prendre ce tournant, on continuera à avoir besoin des bibliothécaires. Sinon, le vide sera comblé par d'autres.

    Les bibliothèques seront orientées d'avantage vers leurs utilisateurs que vers leurs collections. Plus ouvertes aux nouvelles techniques, elles deviendront de véritables centres d'information, tout en conservant, dans le domaine culturel, leurs missions traditionnelles.

    On verrait émerger deux spécialités : culture et information. La formation professionnelle, étendue à sept ou huit semestres d'études, devrait être renforcée dans le domaine du management et des sciences de l'information, et être d'avantage orientée vers les besoins de l'économie privée, avec tronc commun entre bibliothécaires, documentalistes et nouvelles offres de formation, notamment dans les domaines suivants : management des ressources d'information, librairie et édition, documentation multimédia.

    M Et la culture dans tout ça ?

    Après ces exposés nourris, un jeune collègue a demandé la parole pour déclarer : "excusez-moi, je suis de Leipzig et c'est mon premier congrès. J'ai l'impression d'avoir tout faux. J'avais l'habitude de répondre aux gens qui me demandaient pourquoi j'étais devenu bibliothécaire, que j'avais choisi un métier culturel et que je voulais contribuer à diffuser le patrimoine littéraire dans la population. Mais depuis le début de ce congrès je n'entends parler que d'innovations technologiques."

    La culture devait finalement retrouver ses droits au cours de la soirée de gala organisée à l'opéra de Leipzig dans le cadre de la foire du livre. Entre musique, ballet et discours officiels, deux écrivains prirent la parole : le russe André Siniavski et l'allemand Günter Kunert. Il fut donc enfin question d'écriture, et de lecture : "Nous n'écrivons que parce que le meilleur, le plus beau n'a pas encore été écrit" a dit l'un. Et l'autre : "Le lecteur cherche à compenser un manque. C'est pourquoi il y a toujours de gens qui lisent."

    M Conclusion

    En dépit de quelques problèmes (difficulté de logement dans une ville où la vie est devenue chère, salles parfois trop petites pour le nombre d'auditeurs), on ne peut qu'être impressionné par la qualité de l'organisation d'un congrès réunissant autant de participants et d'associations distinctes. Mais il n'est pas sûr que le dialogue entre professionnels des différents types de bibliothèque ait pu à cette occasion progresser, gêné qu'il a été par le gigantisme de la manifestation et l'émiettement des réunions et carrefours. Si bien que les membres de la VBB (association des bibliothécaires de lecture publique) avaient tendance à regretter les congrès de leur association, plus conviviaux.

    Avant la clôture, chacun s'est finalement retrouvé dans l'assemblée générale de son organisation, avec à l'ordre du jour la fusion dans une grande association des bibliothécaires allemands. Ce processus prendra certainement du temps. En attendant, les membres de la VBB ont décidé la formation d'un groupe de travail ad hoc.

    Au-delà des problèmes d'organisation, la question qui a dominé ce congrès est celle des mutations profondes que connaît le métier de bibliothécaire. Ces mutations portent d'abord sur les techniques : technologie de l'information (5) mode de gestion des établissements. Mais elles affectent également les missions des bibliothèques : glissements progressifs de l'accès au document à l'accès à l'information, du service public à la prestation de service, éventuellement tarifée. Reste à savoir comment concilier dans l'avenir ces nouvelles fonctions avec le maintien des "missions culturelles traditionnelles", qu'on cite au passage sans plus guère en parler.

    Le grand paradoxe est que ces mutations s'opèrent sur fond de crise. La question de la survie matérielle de nombreuses bibliothèques, comme celle du chômage des bibliothécaires, se pose outre-Rhin avec une acuité bien plus grande qu'en France, du moins pour le moment, au point qu'un congressiste a pu présenter notre pays comme un "paradis des bibliothèques publiques". Durant le congrès, tout autour de la grande place du marché qui est le coeur de Leipzig, stationnaient des bibliobus flambants neufs, remplis de livres, de disques compacts et de cassettes vidéo également neufs. Développement des services de lecture publique ? Non. Il s'agissait de véhicules achetés par les nouveaux Lânder, pour maintenir un service minimum après le démantèlement d'une grande partie du réseau de bibliothèques de proximité de l'ex-RDA.

    1. Alors qu'en RDA n'existait que des associations de bibliothèques, l'Allemagne fédérale réunifiée comprend des associations de bibliothèques et des associations de bibliothécaires. Ces dernières, pour la plupart regroupées à une fédération, la 111. sont organisées suivant le double critère de la formation initiale et du secteur d'activité. Alors que l'association des assistants (l'équivalent de notre catégorie 13) regroupe les personnels de tous les types d'établissements, la YÏÎB regroupe les bibliothécaires des bibliothèques publiques tandis que ceux des o thèques scientifiques" (nous dirions des bibliothèques universitaires ou spécialisées) ont deux associations distinctes suivant leur diplôme. retour au texte

    2. Fondation créée par Bertelsmann, puissant groupe allemand de distribution de livres par correspondance analogue à France-Loisirs retour au texte

    3. Voici comment se présentent les différents niveaux de formation en Allemagne : service supérieur (hôherer Dienst): doctorat (= formation non professionnelle bac + ou 5) + fondation professionnelle (direction d un établissement ou d'une section d'un grand établissement!: bibliothécaire diplômé (Diplom-Bibliolhekar) : bac + 3 ans de formation professionnelle (direction de petits établissements ou autres emplois. correspond à une situation intennédiaire entre bibliothécaire et assistant assistant (Assistent) : niveau seconde + formation professionnelle (intennédiaire entre nos assistants de conservation et nos agents qualifiés du patrimoinel. retour au texte

    4. Le concept de vinual library est déjà mis en oeuvre à la De Mont-fort L'niversitv (Rovaume-Uni). retour au texte

    5. Le thème des réseaux bibliographiques allemands, très présents dans ce congrès ainsi que dans le salon professionnel, sera abordé dans un numéro ultérieur du Bulletin d'informations consacré à l'information bibliographique. retour au texte