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Les bibliothécaires et la conduite de projets informatiques

1993

    Les bibliothécaires et la conduite de projets informatiques

    Par Catherine Schmitt
    Invité le 18 septembre 1992, avec quelques confrères, à une conférence de presse organisée par Cap SESA Terliaire et la Bibliothèque de France et présentant la conception du système d'information de la Bibliothèque de France, le Bulletin de l'ABF avait tout d'abord songé à proposer un simple compte-rendu. La parution du numéro 6 (sept/oct 1992) de la Lettre d Information de la Bibliothèque de France et son dossier "spécial informatique" nous en a dissuadés: on y trouve un bon résumé du projet informatique de la Bibliothèque de France, que peuvent aussi compléter le dossier de presse rédigé par Cap SESA et la synthèse rédigée par la Bibliothèque de France, remis aux participants le 18 septembre. Suite à cette conférence de presse, et au vu de quelques observations relevées çà et là dans nos notes, il nous paru intéressant d'explorer plus avant, en compagnie d'Alain Giffard, directeur du département de l'informatique et des nouvelles techniques à la Bibliothèque de France, un aspect particulier: le rôle et la compétence des bibliothécaires dans ce type de projet.

    Quels sont selon vous les atouts et les handicaps des bibliothécaires en matière de conduite de projet informatique ?

    Il faut tout d'abord partir du constat que les bibliothécaires sont plutôt bien informés, en ce qui concerne, d'une manière générale, l'informatique. Le secteur des bibliothèques est en définitive assez largement informatisé. De nombreux agents et cadres utilisent des outils professionnels (et pas seulement personnels). C'est souvent dans les bibliothèques que s'effectuent les premiers contacts avec les CD-ROM, vidéodisques, bases de données.

    Par ailleurs, le bibliothécaire est un professionnel de l'information. La culture, la discipline professionnelle, les normes se centrent, en grande partie, sur la formalisation de l'information. D'une certaine manière, un projet informatique de bibliothèque revient à fusionner deux visions professionnelles de l'information : celle des bibliothécaires et celle des informaticiens. C'est une situation très particulière, différente de celle que l'on connaît en informatique de gestion par exemple.

    Les bibliothèques connaissent en revanche deux handicaps :

    • la surspécialisation ou surprofessionnalisation de leurs applications informatiques ;
    • des échéanciers beaucoup trop longs, car liés à des contraintes administratives ou financières.

    Il est clair que les bibliothécaires ont une vision et des délais exorbitants, par rapport à la normale, en matière de conduite de projet informatique. Le caractère exceptionnel des délais me semble lié à la particularité des logiciels (catalogage, prêt, etc), elle-même renforcée par une sur-spécialisation des études. Tout est un peu trop particulier ou par trop "sur mesure". Des systèmes mal assis sur le développement technique général, des études peu normalisées, des délais exceptionnels : tout est lié.

    Quand on passe par exemple plus de cinq ans entre un schéma directeur stratégique et sa mise en oeuvre, on est nécessairement en décalage par rapport aux cycles de lancement des produits, aux successions de générations techniques.

    La Bibliothèque de France donne peut-être dans l'excès inverse : ses délais sont très serrés, mais plus proches des règles de l'art.

    Un autre exemple est le dispositif d'information bibliographique qui est si difficile à mettre en place que l'on passe en fait son temps à le réajuster.

    Il ne s"agit pas seulement d'évolution technique, mais aussi de mémoire des projets. Ces projets trop longs connaissent, à chaque nouvelle équipe, une déperdition d'information non négligeable.

    Il s'agirait donc avant tout de questions de méthodes ?

    Bien sûr. La surspécialisation en France des projets informatiques des bibliothèques ne leur a pas laissé le temps de maîtriser les différentes catégories de prestations que peut offrir un fournisseur à un établissement.

    Or la réussite d'un projet, quel qu'il soit (schéma directeur stratégique, schéma directeur opérationnel, etc), repose sur la capacité à faire appel à toute une gamme de prestations et de prestataires.

    La plupart des bibliothèques ou organismes concernés organisent bien souvent leur conduite de projet, selon un seul et même modèle et avec la même équipe, je crois qu'il s'agit d'un mauvais principe.

    Pour illustrer ces aspects de méthode, prenons les projets de la Bibliothèque de France, qui s'organisent en cinq familles :

    Le schéma directeur stratégique

    Il s'agit d'une étude confiée à un seul consultant en liaison avec une toute petite équipe, dont les résultats sont présentés au patron de l'établissement. Son but est d'orienter ou de réorienter, ce n'est pas une opération à large consultation.

    L'étude d'impact

    Il s'agit d'une prospective technologique, entièrement confiée à un groupe de consultants dont le rôle est de trouver les personnes les plus compétentes dans les domaines concernés et de les écouter. La bibliothèque doit donc leur laisser une assez grande liberté de manoeuvre : elle est informée et formée au fur et à mesure, elle pose des questions.

    Il faut déplorer à ce propos qu'il n'existe pas en France à l'heure actuelle de système de veille technologique mis à jour pour les bibliothèques. Celles-ci n'ont aucun moyen d'être tenues au courant des évolutions technologiques qui les concernent. Il suffirait pourtant d'une étude par an, ce qui n'est pas très lourd... Les études pour des applications innovantes

    Dans ce cas, on ne peut pas se contenter de recenser les besoins fonctionnels, on ne commence pas par un cahier des charges. Pour conduire une application innovante, on doit généralement créer une structure spéciale et mettre en place tout un dispositif expérimental "panels", hypothèses, prototypes, bans d'essais,etc.

    Le schéma directeur opérationnel

    Il s'agit d'une prestation précise, calibrée, qui peut servir de base à des marchés ultérieurs. Elle est encadrée en France par des méthodologies connues, (Racine, Merise, etc) et constitue une opération tout à fait classique, faisant référence à un état de l'art partagé par l'ensemble du monde informatique. L'analyse organisationnelle doit être assez avancée, et associer l'essentiel des cadres et cadres moyens de l'établissement. Ceux-ci procèdent à une analyse assez intellectuelle de la manière dont la bibliothèque travaille (oublier l'ergonomie et les dispositifs techniques). L'informatique dépendant ici du fonctionnel, la planification ne peut être totalement industrielle, ni extrêmement fine.

    L'atout de la Bibliothèque de France dans ce domaine a été de pouvoir s'appuyer sur la méthodologie du bâtiment pour adopter un modèle très strict de répartition entre maîtrise d'ouvrage, assistance à maîtrise d'ouvrage, maîtrise d'oeuvre, modèle aujourd'hui admis en informatique.

    La Bibliothèque de France s'est notamment bien trouvée de la séparation stricte entre maîtrise d'ouvrage et maîtrise d'oeuvre. Une maîtrise d'oeuvre interne limite, en ayant des idées sur tout, le travail de conception du maître d'ouvrage. Par ailleurs, l'assistance à la maîtrise d'ouvrage doit être formalisée, elle est très utile, car elle oblige, par un effet miroir, à définir en permanence son propre travail.

    Il faut également abandonner l'idée que les études sont une phase de pure réflexion produisant des sortes de rapports administratifs. En informatique, les études sont aussi de "faire" : elles suivent des méthodes précises, et donnent des produits qui jusqu'à un certain point peuvent être aussi concrets que les systèmes eux-même.

    La conception informatique

    Il s'agit d'un type de travail extrêmement précis, très différent des autres phases, obéissant à des règles de travail strictes, et permettant d'arriver à une organisation de type semi-industriel.

    Tous les échanges avec le prestataire sont opérationnels (ils partent d'instructions et aboutissent à une décision), et gérés de façon contractuelle.

    Le projet de conception du système informatique de la Bibliothèque de France fait travailler, chez la société chargée de la conception, une centaine de personnes, et impose donc aux bibliothécaires une organisation interne solide. L'organisation en miroir fait que l'information n'a pas à remonter les hiérarchies. Plus d'une centaine de pages, dotées chacune d'un statut précis, est ainsi échangée chaque jour.

    L'emploi des techniques de prototy-page:

    • permet d'avoir, très tôt, une image de ce que sera le système et donne donc une plus grande visibilité au projet ;
    • L'approche orientée objet et toutes les méthodes de conception établies imposent des échanges beaucoup plus serrés avec les utilisateurs et leur permettent donc de peser fortement sur la conception;
    • Elles rendent nécessaire une normalisation des relations avec les fournisseurs, et permettent, indirectement, à la bibliothèque de tirer parti de l'organisation rationnelle de ces sociétés.

    En un mot, dans les prestations des sociétés, il y a les hommes, bons ou mauvais ; il y a les méthodes, l'organisation des projets, le style de travail ; ce ne sont pas seulement des contraintes, mais d'abord un levier pour multiplier l'efficacité de la bibliothèque ou de l'organisme maître d'ouvrages.

    Les principes appliqués à un projet de l'ampleur de la Bibliothèque de France sont-ils valables pour des bibliothèques moins importantes ?

    Oui, dans les grandes lignes. Et la Bibliothèque de France doit elle-même appliquer encore mieux ces principes. Ainsi tous les établissements, quelle que soit leur taille, doivent savoir s'organiser de façon différente selon les différente phases du projet et faire évoluer leur conduite de projet avec chaque phase.

    L'évolution des équipes, fonctionnelles et techniques, est particulièrement importante. Les utilisateurs n'apportent pas la même chose aux différentes étapes : leur participation doit être liée à la logique du projet, et aux méthodes (bonnes ou mauvaises) utilisées par le prestataire informatique. Les utilisateurs concernés sont différents à chaque étages :

    • schéma directeur stratégique : chefs d'établissements ;
    • schéma directeur opérationnel : cadres de l'établissement ;
    • conception informatique : professionnels au titre d'expert ;
    • réalisation : utilisateurs significatifs ou représentatifs ;
    • mise en oeuvre : utilisateurs réels.

    L'erreur consiste à croire que l'utilisateur final doit dès la première minute donner le maximum d'information, que cette information doit être d'emblée analysée dans ses moindres détails et que, si elle est maintenue dans son intégrité jusqu'à la fin du projet, le système sera bon.

    I Quelles conclusions tirer pour la formation informatique des bibliothécaires ?

    Cette formation doit être suffisamment générale (dépasser le cadre de l'informatique documentaire), et assez technique pour permettre de suivre l'évolution des outils. Elle doit inclure une initiation aux différentes méthodes utilisées par le milieu informatique : les bibliothécaires sauront alors mieux définir la prestation qu'ils peuvent espérer d'une société en fonction des besoins propres à un moment donné.

    La spécialisation des systèmes et fournisseurs de bibliothèques, qui sont aujourd'hui dans une sorte de niche commerciale, tenait certes à des spécifications qui n'existaient nulle part ailleurs, mais elle a doté les bibliothécaires d'une culture informatique qui risquerait de les couper du reste du monde informatique. Une formation plus large peut ouvrir de nouvelles perspectives.