Index des revues

  • Index des revues

    Droit de prêt

    L'ABF enquête...

    Par Alain Pansu , BM de Taverny

    Un serpent de mer nommé droit de prêt

    La parution de la directive européenne en octobre 1992 a fait l'effet d'une bombe dans le monde « calme et poli- cé des bibliothèques et des biblio- thécaires. Avant cette date, l'ABF avait déjà noué des contacts de plus en plus étroits avec les membres de l'interpro- fession et en particulier avec le Syndicat national de l'édition. Lors de ces contacts, l'ABF avait évoqué officieuse- ment le problème du droit de prêt pour lequel le SNE n'avait alors pas de phi- losophie particulière (cf. l'intervention du président du SNE au congrès de Chambéry fin mai 1993).

    Mais c'est dès cette période que les choses se sont accélérées. Face à de nombreuses déclarations d'auteurs, d'éditeurs pensant avoir trouvé l'Eldo- rado mythique, l'ABF décidait, sur la base des propositions adoptées lors du congrès de Chambéry, de lancer conjointement deux enquêtes sur les formats bibliographiques et sur le droit de prêt. Réalisé immédiatement après le congrès, le questionnaire sur le droit de prêt était adressé à l'ensemble des bibliothèques municipales et de comi- tés d'entreprises ainsi qu'aux biblio- thèques universitaires.

    L'enquête de l'ABF

    L'enquête sur l'utilisation des fonds avait pour objectif de cerner rapide- ment quelques ratios, quelques grandes indications sur la rotation des docu- ments imprimés des collections des bibliothèques. 251 établissements (bibliothèques municipales, universi- taires, spécialisées, de comités d'entre- prise) ont répondu.

    Et si l'on pouvait s'attendre à des ré- ponses incomplètes de la part de biblio- thèques non informatisées (et les comprendre), la surprise est venue des différences importantes dans le niveau des réponses des bibliothèques gérées par informatique, quelquefois avec le même logiciel ! Surprise également de constater que des bibliothèques tou- jours en gestion manuelle se paient le luxe de répondre à toutes les ques- tions !

    Un autre intérêt de ce questionnaire est qu'il a permis de tester, en grandeur réelle, la capacité des moyens tech- niques, des systèmes utilisés (les logi- ciels), à répondre à des questions certes peu fréquentes, mais indispensables à tout équipement pour analyser périodi- quement son activité, ou certains as- pects de cette activité.

    Il apparaît donc, actuellement, impos- sible d'assurer une étude exhaustive sur les prêts, notamment pour asseoir un système de rémunérations, sans aupa- ravant établir un moyen pertinent et fia- ble d'assurer de manière systématique (et nationale) les statistiques détaillées. Et de plus, la question reste posée : qui paierait... l'étude ? L'installation et l'a- ménagement des logiciels ?

    Les réponses n'ont malheureusement pas toutes atteint une qualité minimale pour une utilisation statistique. Si les chiffres de réponses utilisées vont de 234 pour les plus simples (population desservie, budget, nombre de docu- ments), pour les plus complètes (docu- ments non sortis sur un exercice, prêté 1 fois, 2 fois) il ne reste que 94 ques- tionnaires utilisables, soit seulement 37,45 %.

    L'échantillon de population concerné par les réponses (totales ou in- complètes) représente 8 160 550 per- sonnes (habitants, étudiants, salariés d'entreprise). Il porte donc sur près de 15 % de la population hexagonale et est loin d'être insignifiant, même si, au fur et à mesure des réponses, il se réduit de plus de la moitié.

    L'originalité de cette enquête, c'est de s'être adressée à des types d'éta- blissements aussi différents que peu- vent l'être les BM, les Bu, les BS et les BCE. Seule l'ABF pouvait réaliser ce type d'enquête très diversifiée comme elle l'a d'ailleurs prouvé dans le passé avec ses nombreuses enquêtes, par exemple sur les bibliothèques des comités d'en- treprise.

    Sans doute, le caractère scientifique de l'enquête, son dépouillement pourront être contestés, mais ce qui a priori in- téressait l'ABF, était de se doter rapide- ment d'un matériel d'évaluation don- nant les grandes tendances de prêt, pour pouvoir répondre de façon perti- nente, et dans des délais courts, aux questions que se posent un nombre sans cesse croissant de nos collègues comme des autres acteurs de l'éco- nomie du livre. A partir des chiffres, dont l'intérêt réside en ce qu'ils indi- quent les grandes tendances, en ce qu'ils vérifient les réalités que connais- sent par leur pratique les biblio- thécaires, l'ABF peut esquisser des lignes directrices, des ratios, des cumuls d'informations qui, dans le cadre d'une enquête plus scientifique, mais sur un échantillon moins large, ne devraient guère évoluer.

    Vignette de l'image.Illustration
    Répartition des prêts

    Notre dessein n'était, en aucun cas, de nous substituer à l'enquête diligentée par l'Observatoire de l'économie du li- vre, mais bien de nous doter des infor- mations nécessaires à une prise de po- sition collective sur le droit de prêt.

    Les prêts... quels prêts ?

    En complément aux questions concer- nant le budget d'acquisition, les prêts et les ratios de rotation de stock, l'en- quête portait sur les ouvrages les plus prêtés, toutes sections confondues, avec et sans les bandes dessinées.

    Les ouvrages les plus prêtés

    Cette partie de l'enquête semble n'avoir concerné que les bibliothèques de lec- ture publique. Les questions posées ap- paraissent élémentaires et pourtant tous les logiciels présents dans les biblio- thèques ne semblent pas en mesure d'y répondre. Ne serait-ce point un premier critère d'évaluation des logiciels, digne de figurer dans un cahier des charges ? Peut-être pourrions-nous aussi nous in- terroger sur notre pratique de gestion informatique ?

    Nous avions, avant même d'envoyer les questionnaires, une idée de ce qui était généralement prêté par les biblio- thèques de lecture publique, et en par- ticulier le type d'ouvrages le plus em- prunté. Le simple fait d'avoir prévu, dès l'origine, deux niveaux de réponses, avec, puis sans bandes dessinées, indi- quait déjà que notre naïveté avait ses limites.

    Les réponses ont été encore plus radi- cales que ce à quoi nous nous atten- dions. A travers les réponses, à chaque questionnaire, à chaque niveau du questionnaire, nous avons été obligés de constater que de ces réponses se dé- gageait une constante.

    Qu'empruntent donc les usagers ?

    Tous types de documents confondus, les lecteurs empruntent principalement - et en nombre - des bandes dessinées et des albums pour tout petits. Hergé puis Goscinny ou Goscinny puis Hergé et quelques autres derrière eux forment le gros du peloton, et Rosenthiel, Bi- chonnier, Lebrun pour les albums.

    Cette énumération n'est pas exhaustive ni réellement scientifique. Elle exprime surtout les tendances qui apparaissent au dépouillement des listes. Chaque établissement peut se singulariser sur un auteur, un type d'ouvrage, à partir de ses conditions de fonctionnement, de constitution ou d'organisation de son fonds. Mais il ne peut lutter dura- blement contre la majorité de ses lec- teurs.

    Ce qui ressort encore de ce palmarès - si l'on peut dresser un palmarès - c'est l'importance des jeunes lecteurs dans les usagers des bibliothèques et le pour- centage de prêts qu'ils induisent. Si l'on se réfère aux statistiques 1991 de la DLL qui sont parues en mars 1994, les jeunes représentent 40 % des usagers et 46 % des prêts.

    Que fait l'ABF ?

    L'ABFpouvait dès novembre 1993, prendre position sur le droit de prêt en s'appuyant sur une enquête qui antici- pait déjà sur les résultats de celle de l'Observatoire de l'économie du livre.

    Parler de droit de prêt pour annoncer que Franquin, Goscinny et Hergé (leurs héritiers pour ces deux derniers) se ré- partiraient la grande masse d'une future taxe ou redevance sur le prêt gratuit, n'était pas franchement révolutionnaire, mais au contraire, l'annonce que nos pratiques culturelles ressemblaient beaucoup à celles de nos voisins euro- péens. Ce qui nous a malgré tout sur- pris quelque peu. Annoncer dès le mois de novembre 1993 que les auteurs de bandes dessinées, suivis de près par les auteurs d'albums pour enfants ne fai- saient que précéder la cohorte des au- teurs anglo-saxons de best-sellers n'était pas surprenant. Shocking peut- être.

    Ne voir émerger Daniel Pennac qu'à la fin de cette cohorte pour cohabiter avec Sulitzer ne peut que nous inciter à faire encore plus pour Daniel Pennac et ses pairs. Mais le droit de prêt nous en lais- sera-t-il encore les moyens ? Car si le droit de prêt n'est pas un roman, l'effet Pennac devrait s'atténuer dans le temps et nul doute qu'il devrait logiquement rétrograder si nous faisions à nouveau cette enquête.

    Voilà un petit extrait de cet étrange pal- marès présenté sans ordre ni volonté exhaustive. On peut en trouver d'au- tres... plus ou moins organisés à la ma- nière d'un inventaire à la Prévert.

    Que dire encore sur le droit de prêt après le tableau inquiétant des em- prunts que nous venons de dresser ?

    La conjoncture économique

    L'âpreté du débat s'explique peut-être par le contexte économique actuel. L'émergence de la revendication légi- time des auteurs sur le droit de prêt sur- vient à un moment où les bibliothèques sont dans une situation financière diffi- cile. Surtout pour les bibliothèques de lecture publique qui voient s'éloigner la période d'expansion des années 1981-1990.

    Les professionnels des bibliothèques sont depuis longtemps conscients des difficultés des auteurs :

    • difficulté économique d'un secteur où peu nombreux sont ceux qui peuvent vivre de leur plume ;
    • difficulté culturelle de ceux qui, s'ils bénéficient d'une reconnaissance so- ciale, doivent souvent exercer une ac- tivité professionnelle autre ;
    • difficultés d'une politique économi- que et éditoriale qui accélère les pro- cessus de concentration des structures et de banalisation des produits ;
    • durée de vie abrégée des livres dans leur grande majorité (combien de li- vres-produits peuvent espérer une du- rée de commercialisation supérieure à 5 mois ?)

    Dans le même temps, les bibliothèques affirment un peu plus leur rôle :

    • Où trouver tel titre paru il y a six mois et aujourd'hui indisponible, manquant, en réimpression, si ce n'est dans une bibliothèque ou, peut-être, un jour pro- chain chez un soldeur?...
    • Qui assure, inconsciemment, le volant initial d'achat qui permet la fabrication d'un livre, sa mise en place, si ce n'est les bibliothèques ?

    Mais tous les intérêts ne sont pas tou- jours conflictuels. Auteurs, éditeurs, li- braires et bibliothécaires ne travaillent pas chacun de leur côté, pour la dé- fense de leur secteur au détriment des autres. Il existe des lieux où ils se ren- contrent. En dehors des salons et autres « Fureur de lire », le CNL offre un lieu de rencontre, de travail en commun et quelquefois de débats.

    Vignette de l'image.Illustration
    Les versements du CNL

    Économiquement, le Centre national des lettres puis le Centre national du livre remplissent leur rôle d'aide aux auteurs, à l'édition et à la diffusion. Sur plusieurs années, les versements du CNL en faveur de ces trois secteurs par- lent d'eux-mêmes :

    La part versée aux bibliothèques est de loin la plus importante, mais c'est aussi celle qui redistribue à toute la chaîne du livre, ces subventions étant réser- vées aux achats d'ouvrages. La moyenne annuelle des 49 millions de francs affectés aux achats des biblio- thèques bénéficie donc à tous les ac- teurs du réseau économique du livre qui les précèdent. Les libraires, les dif- fuseurs, les éditeurs et les auteurs re- çoivent tous, en retombée, une part de ces crédits.

    L'emploi de ces crédits est strictement défini et les réformes, initiées par Éve- lyne Pisier quand elle était directeur du Livre et présidente du CNL (l'institution des crédits thématiques) ont permis de diminuer la part affectée à cette ligne budgétaire, bien qu'il y ait eu inflation de petits dossiers.

    Si les bibliothèques voient leur capacité d'acquisition diminuer, les autres ac- teurs de la chaîne du livre en pâtiront aussi. D'autant plus que cette baisse si- gnificative des crédits du CNL, prévue pour 1994, va malheureusement se conjuguer avec une baisse importante des crédits de fonctionnement de la quasi-totalité des bibliothèques. En ef- fet, selon les informations, souvent of- ficieuses, obtenues des établissements entre le début de l'enquête et la fin du premier trimestre 1994, il apparaît une coupe sombre - de l'ordre de 20 % en moyenne - des crédits d'acquisitions, notamment ceux des bibliothèques pu- bliques. Même si quelques rares biblio- thèques ont vu leurs crédits rester au même niveau ou augmenter.

    Alors parler de droit de prêt...

    Les bibliothèques, dans le débat sur le droit de prêt, semblent servir de bouc émissaire à un secteur économique mal en point (en oubliant quelquefois la réalité de l'économie des collectivités territoriales). Elles donnent l'impres- sion, avec les enquêtes sur la lecture, d'être un secteur florissant, séparé des contingences communes, et où il y au- rait de l'argent à ramasser. Si les biblio- thécaires se battent pour affirmer le contraire, ils ont bien du mal à faire en- tendre leur discours sur la réalité de la lecture dans notre pays.

    Sans doute, les bibliothèques ont de plus en plus d'usagers. Mais cela tient surtout au nombre de bibliothèques, et à leurs surfaces qui ont considérable- ment augmenté dans les dix dernières années. Car dans cette même période, on constate une stagnation du nombre de livres prêtés par inscrit dans les bibliothèques municipales, une diminu- tion des horaires d'ouverture au public. L'augmentation du prix d'achat des do- cuments (la limitation des remises est aussi à l'ordre du jour), les dépenses de personnel elles aussi en progression sont des facteurs aggravants qui vont jouer de façon négative sur l'activité des bibliothèques.

    Livres difficiles : livres achetés ? livres prêtés ?

    Afin de compléter l'enquête première l'ABF a lancé, en s'appuyant sur l'Asso- ciation des directeurs de bibliothèques départementales de prêt (ADBDP) et de l'Association des directeurs de biblio- thèques universitaires (ADBU), un son- dage sur des ouvrages d'accès difficiles. Il portait sur 16 ouvrages de sciences humaines édités par les éditions PUF, Minuit, Seuil, Gallimard, Complexe dans les collections « Arguments », « Sens-Commun », » Hautes-études »...

    Ont répondu à ce sondage : 14 biblio- thèques municipales, 61 bibliothèques départementales de prêt, 22 biblio- thèques universitaires (sciences hu- maines). Il apparaît important de noter que ce sondage s'appuie essentielle- ment sur les réponses de 61 BDP (soit les deux tiers de l'ensemble des biblio- thèques départementales), biblio- thèques longtemps soupçonnées de ne diffuser que des ouvrages extrêmement faciles.

    Quelques résultats...

    Même si quelques ouvrages sont peu présents, aucun n'est totalement absent et ceci quel que soit le type de biblio- thèque. Globalement, chaque établisse- ment possède au moins 10 titres sur 16.

    BM : 86 documents soit en moyenne plus de 5 titres présents sur 16 ; BU : 220 documents soit en moyenne 10 titres présents ; BDP : 681 documents soit en moyenne plus de 10 titres présents.

    En conclusion, les indications de ce ra- pide sondage permettent de confirmer la présence importante d'ouvrages ré- putés d'accès difficile, dans les biblio- thèques, notamment dans les BDP qui développent une grande part de leurs activités dans la France rurale.

    Ainsi peut se démontrer que le simple développement des fonds des biblio- thèques alimente bien l'économie de ce secteur du livre à diffusion restreinte.