Index des revues

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    Il y a un an disparaissait Michel Roussier...

    Par Michel Sineux, Bibliothèques de la Ville de Paris Discothèque des Halles

    Avec la disparition de Michel Roussier (1) , c'est une figure remarquable et atypique qui déserte le monde des bibliothèques et de la documentation. C'est peu dire que sa personnalité aura marqué d'une empreinte singulière la plupart de ceux qui l'ont approché, comme élève, stagiaire, collègue ou collaborateur. Et le signataire de ces lignes n'était pas le moins impliqué dans une relation dont la qualité aura certainement influé sur l'orientation autant que les comportements professionnels.

    De cette personnalité si riche et contrastée, l'image la plus prégnante que gardent de Michel Roussier ceux qui l'ont connu est à coup sûr celle du pédagogue, dont la démarche originale éclairait l'enseignement, ce qui va sans dire, mais se décelait aussi bien dans l'exercice quotidien de son métier de bibliothécaire documentaliste que dans la nature et la forme mêmes des missions dont il fut chargé. On ne saurait mieux qualifier cette pédagogie que de socratique, car elle prêchait d'exemple et de parole plus que de manuel ou de polycopié. Et quiconque a suivi son enseignement de la bibliographie attestera qu'avec lui les travaux pratiques » relevaient davantage de la chasse au trésor ou du rallye documentaire que du pensum caverneux ». Car, pour filer plus loin la métaphore, ce type d'exercice, pratiqué avec d'autres, me plongeait le plus souvent dans la situation peu enviable des prisonniers de la caverne platonicienne, alors qu'un voyage dans les tables du Journal officiel sous la conduite de Michel Roussier pouvait surprendre et fasciner comme une filature dans un bon roman policier. Bien qu'il descendît en droite ligne de l'espèce à peu près disparue des bibliothécaires érudits, façon XIXesiècle, il avait aussi coutume de dire qu'un bibliothécaire ou un documentaliste (pour lui, c'était la même chose) ne doit pas « savoir », mais (seulement !) savoir chercher ». Aussi l'induction et la déduction tenaient-elles une place exceptionnelle dans sa démarche de bibliographe, qu'il inculquait à ses disciples généralement avec succès.

    Démarche qui tenait, si l'on veut, d'une sorte de vagabondage raisonné, sachant remonter le fil rouge d'une recherche dans les « littératures » les plus hétéroclites. Sa méthode ne connaissait aucune exclusive, sautant d'un annuaire commercial au budget municipal, en passant par les tables d'une revue d'architecture pour retrouver l'origine des colonnes Morris (thème de recherche souvent proposé dans ses travaux dirigés). Il faut dire que ce Sherlock Holmes de la recherche bibliographique avait une bonne excuse à fournir à des errements si peu orthodoxes. Contrairement à celui de la plupart de ses collègues, son cheminement professionnel, ses années d'apprentissage, si l'on préfère, relevèrent davantage de la bourlingue que de l'expérimentation in vitro. Né en 1914, il avait obtenu son diplôme technique de bibliothécaire en 1937, après des études universitaires de lettres et d'histoire : jusque-là, rien à dire. Mais il se forge ensuite, dans un monde professionnel encore peu structuré, celui d'avant-guerre, une expérience de terrain qui explique sans doute pour une bonne part l'éclectisme et l'anticonformisme, bref l'ouverture d'esprit, qui impressionneront ses pairs autant que ses disciples. De 1937 à 1943, on le croisera stagiaire à Sainte-Geneviève et à la bibliothèque municipale de Tours, auxiliaire à la bibliothèque de l'École normale supérieure, bibliothécaire à Paris dans le 3earrondissement, rue Saint-Martin, puis à l'Institut scientifique de recherches économiques et sociales et enfin, à la bibliothèque de la section technique du Génie. Époque précaire à vivre, certes, mais où l'on passait, sans état d'âme et surtout sans prétention, de la municipale à la bibliothèque d'institut, de la grande institution de référence aux loisirs populaires, que l'on n'appelait pas encore lecture publique.

    Le 15 novembre 1943, Michel Roussier est nommé bibliothécaire de la bibliothèque administrative de la préfecture de la Seine, autrement dit de l'Hôtel de Ville de Paris, dont il présidera aux destinées jusqu'en 1980, année où il prendra sa retraite, à soixante-six ans, salué par la profession et la municipalité comme bien peu de nos collègues auront la chance d'être honorés. Dans cette bibliothèque à laquelle il aura consacré le plus clair de sa vie professionnelle, dont il aura modelé et diversifié les fonds et qui pourrait, en reconnaissance de l'histoire, porter son nom, Michel Roussier a trouvé le terrain idéal de réflexion et d'application de ses idées et de ses compétences. D'aucuns, en mal de comparaison, ont voulu voir en lui l'équivalent de ce qu'aura été Henri Langlois pour les collections de la Cinémathèque française, mettant ainsi en évidence son activité inlassable de collectionneur - il faudrait même dire de chineur - au détriment peut-être de son intérêt pour la gestion : «J'ai des idées d'ordre mais je n'ai pas d'ordre », me disait-il souvent. Michel Roussier, dans le contexte de l'époque, était convaincu que sa mission primordiale était le sauvetage d'une documentation, privée dans l'opinion de toutes lettres de noblesse, la documentation administrative, source indispensable, pourtant, de toute recherche sur le XIXeet le xxesiècles. Dans cette optique, aucune source n'était mineure à ses yeux, pouvant apparaître un jour comme le chaînon manquant d'une recherche décisive.

    Centre de documentation de la mairie de Paris, au premier chef, « l'Administrative » est plus largement une bibliothèque spécialisée d'études et de recherches, dont l'ouverture au public fut longtemps mise en balance en raison de son implantation au coeur de l'édifice très protégé de l'Hôtel de Ville. De ce point de vue, la modification de son statut dans le sens d'une libéralisation de son accès fut un combat long et disputé et si, en dépit de telles contraintes, ses collections étaient connues et sollicitées, le rôle d'ambassadeur itinérant que s'arrogea très tôt Michel Roussier y fut pour beaucoup, à travers son enseignement, ses voyages professionnels, ses publications.

    Il n'est guère d'école ou d'institut de formation aux techniques documentaires qui n'ait conservé trace de son passage remarqué, qu'il y enseignât la bibliographie générale (à l'Institut catholique, à l'ENSB), ou la documentation juridique (à l'INTD, à l'UFOD), ou qu'il guidât des publics d'abord rétifs, puis conquis, dans la découverte de l'univers secret des publications officielles et de leur catalogage, supplice dont certaines civilisations plusieurs fois millénaires nous envient le raffinement !

    Ses missions, que l'on ne peut toutes citer ici, ne sont pas moins révélatrices. En 1962, il est rapporteur au Congrès international des sciences administratives. En 1964, il est mis à la disposition du secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargé des Affaires algériennes, pour organiser la bibliothèque de l'École nationale d'administration à Alger, puis en 1968 pour la mise en oeuvre d'un centre de recherches et de documentation administrative. A partir de 1972, il est membre du comité des publications de la commission de coordination de la Documentation administrative. En 1975, le ministère des Affaires étrangères l'envoie au Japon pour une série de conférences sur les bibliothèques françaises. De ces échanges internationaux, il gardera le goût des rencontres, débordant largement le cadre professionnel, et l'on ne compte pas le nombre de stagiaires et autres « honorables étrangers qui auront été accueillis à son domicile privé du boulevard Saint-Michel.

    Mais la grande affaire de la carrière de Michel Roussier, son domaine d'excellence, resteront à coup sûr ses chères publications officielles, grâce auxquelles il s'est bâti la réputation que l'on sait, comme certains musiciens, serviteurs au plus haut niveau d'un instrument rare et atypique. En témoignent ses publications sur Les publications françaises et la documentation internationale (1952), Les publications officielles des institutions européennes (1954) ou Les publications officielles françaises, en collaboration avec Su-zanne Honoré, éditées par l'Institut français des sciences administratives (1962). L'attestent aussi ses travaux d'histoire administrative sur le conseil municipal de Paris et le conseil général de la Seine... Et même s'il n'a jamais achevé ce qu'il appelait, lorsqu'il en parlait à ses proches, son » ouvrage posthume », c'est-à-dire la suite du Dam-pierre (Les publications officielles des pouvoirs publics, étude critique et administrative, 1942), il n'en reste pas moins, si l'on peut dire, son héritier naturel. Pour « faire une oeuvre », il faut passablement s'abstraire du monde, et Michel Roussier a toujours privilégié les contacts. Son sens de l'accueil (tarte à la crème de la bibliothéconomie contemporaine), de la relation avec tous les publics (élèves, usagers, visiteurs) était légendaire. Il allait de pair avec une hargne, un goût de la provocation également hors du commun, aiguisés par les guerres d'usure menées contre les hiérarchies évasives pour décrocher des budgets, des locaux, du personnel, même si, en bon chineur, il savait jouer de la récupération en tous genres et faire fructifier les collections » sans incidence budgétaire », en puisant dans les poubelles des administrations...

    Si l'oeuvre d'un homme, c'est aussi sa manière, alors celle de Michel Roussier est considérable, et il n'est guère étonnant que ses disciples des quatre coins de France et de Navarre aiment à vérifier ensemble, lorsqu'ils se rencontrent, la validité de son enseignement et de son exemple.

    1. Michel Roussier est décédé le 27 novembre 1993 à la Possonnière (Maine-et-Loire). Il était officier de l'Ordre national du Mérite, commandeur des Palmes académiques, Médaille de vermeil de la Ville de Paris retour au texte