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Les musées littéraires en Allemagne, une tradition

1996
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    Les musées littéraires en Allemagne, une tradition

    Par Friedrich Pfâfflin, Musée Schiller, Marbach am Neckar

    Parler desmusées littéraires enAlle-magne en vingt minutes : il n'y a que les Américains qui soient capables d'un tel tour de force selon leur devise : parcourir six pays en sept jours ! Et que fera donc le voyageur le septième jour ? Trêve de plaisanterie : je vous remercie de votre aimable invitation et je veux bien observer l'horaire qu'on m'a donné.

    Essayons donc de nous faire une idée de la situation des musées littéraires dans la République fédérale de l'Allemagne. J'aimerais vous présenter le modèle créé par Marbach, un musée qui a engendré des archives. Mais d'abord nous allons jeter un coup d'oeil plutôt sommaire sur le domaine des bibliothèques.

    Malgré toutes les opinions flatteuses et les préjugés qui circulent communément sur l'efficacité des Allemands : jusqu'aujourd'hui nous n'avons pas réussi à avoir une Bibliothèque Nationale. Et pourquoi? Parce que l'unité nationale n'a été établie que fort tardivement.

    La Deutsche Bücherei (Bibliothèque Allemande) fondée en 1912 (!) par des libraires et des éditeurs collectionne les ouvrages imprimés, c'est-à-dire les imprimés de langue allemande. Elle ne constitue donc pas une bibliothèque universelle. Elle ne collectionne pas des autographes et des manuscrits - et son histoire est courte et dramatique.

    En 1947, après 35 ans seulement, elle est déchirée par la division de l'Allemagne. Cette rupture a déjà une histoire : tout d'abord, le pays avait été divisé sous les Nazis en Allemands du Reich et en émigrés. Maintenant la division prend d'autres formes : on crée la Deutsche Bibliothek à Francfort, tandis qu'à Leipzig la Deutsche Bücherei continue à exister. Il y a des tentatives remarquables d'une coopération entre les deux bibliothèques et il y a des manoeuvres d'exclusion réciproque ignobles. Il faut attendre jusqu'à 1990 pour que les deux bibliothèques soient réunies sous le nom de Die deutsche Bibliothek (La Bibliothèque allemande). Son siège est à Francfort, ainsi qu'à Leipzig, ainsi encore qu'à Berlin (pour les archives allemandes de la musique), les grandes collections se trouvant aux endroits de la Foire du Livre, à Leipzig et à Francfort.

    Pendant les dernières années, on s'est efforcé de réformer cette situation désastreuse et de construire la fiction d'une collection complète des imprimés de langue allemande par des mesures favorisant les collections historiques : Munich, Wolfenbüttel, Gôttingen, Francfort et Berlin se sont chargés de compléter les collections d'ouvrages imprimés en allant de 1911 en arrière jusqu'au XVe siècle, chaque bibliothèque assumant une responsabilité pour une certaine époque. Il faut y ajouter d'autres initiatives ayant le but de rassembler des collections historiques de livres. Vous le voyez bien : la Bibliothèque nationale allemande n'existe pas vraiment, elle reste au niveau de l'idée.

    Cela signifie qu'il y a de la place pour des institutions alternatives. Cela octroie une certaine importance aux musées littéraires et lieux de mémoires qui naissent au cours du XIXe siècle ; et n'oublions pas que la politique y joue également un rôle. Toutes les dates de ce développement se terminent, comme dans une comptine, par le chiffre 9: 1859, 1889, 1989. Écoutez : 1859. Le centième anniversaire de Schiller est célébré en Allemagne comme une fête nationale : à Francfort, on fonde le Freie Deutsche Hochstift, qui comprend une bibliothèque, des archives et une collection d'oeuvres d'art, et qui s'appelle aujourd'hui le Goethe-Haus etGoethe-Muséum (maison et muséeGoethe). Les fondateurs se réclament dela révolution de 1848/49, révolution quisubit un échec dix ans auparavant : maisparce que l'union politique et démocra-tique des Allemands échoua, tous lesespoirs se concentrent maintenant surl'union spirituelle de la nation sous l'égidede Goethe et de Schiller.

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    Liste des musées littéraires en Allemagne (1)

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    Liste des musées littéraires en Allemagne (2)

    1859. À Marbach la maison natale de Schiller devient un lieu de mémoire. Sa collection est le noyau de ce que deviendra le Schiller-Nationalmuseum et le deutsches Literaturarchiv. (Musée national Schiller et Archives de la littérature allemande.)

    Déjà vers la fin des années quarante du XLXesiècle, la maison où Schiller vécut et mourut à Weimar était devenue un mémorial. Après la mort de son dernier petit-enfant en 1885, la maison de Goethe au Frauenplan avec ses grandes collections était revenue à l'État weimarien, tandis que la succession littéraire avait été léguée à la famille du Grand-Duc.

    En 1889, presque vingt ans après que le Reich fut uni - à la suite de la guerre franco-allemande - le philosophe Wilhelm Dilthey réclame la création d'archives littéraires de manuscrits et autographes afin de conserver pour la postérité ces sources de l'histoire et des rapports culturels d'une valeur « inestimable

    En 1889 également la famille du Grand-Duc de Weimar fonde les archives de Goethe et Schiller comprenant les successions littéraires des deux poètes. Ces premiers fonds sont si attrayants que ces Archives sont bientôt considérées comme les seules véritables archives de la littérature allemande récente. On y trouve les successions littéraires de Büchner, de Môrike, de Nietzsche, pour ne nommer que trois d'une centaine de noms possibles.

    Sous le régime de la RDA, Weimar avec ses «lieux de recherche et de mémoire pour la littérature allemande classique fut un endroit fort fréquenté, choyé, favorisé et exploité par la politique, et depuis 1989, l'année où le mur s'écroula, une grande foule de personnes venant de l'Ouest visitent la ville.

    Weimar, la ville qui a le plus grand nombre de musées littéraires dans la République Fédérale d'aujourd'hui, ne doit pas devenir un musée ! a réclamé le Président de la Fondation Weimarer Klassik très récemment. Cette fondation, supportée par l'État, le Land de Thuringe et la ville de Weimar, est responsable de la maison Goethe, du musée national Goethe, de la maison ainsi que du musée Schiller, des lieux de mémoires voués à Herder et Wieland, Liszt et Nietzsche qui se trouvent tous ou bien à Weimar ou dans ses environs. La bibliothèque Herzogin Anna Amalia et les archives Goethe et Schiller appartiennent également à cette organisation qui réunit tant de génies sous son toit. Conserver ce patrimoine et en même temps libérer les musées de leur raideur muséale, montrer qu'au cours de notre siècle Weimar a été non seulement le lieu où le Bauhaus et la première république allemande furent créés, mais aussi que le camp de concentration de Buchenwald se trouve à sa porte, représente une véritable tâche herculéenne. Quand on parle de la littérature, il faut aussi tenir compte des faits de l'histoire, qui facilite sa production ou qui lui fait obstacle.

    Il ne peut être question ici de raconter l'histoire de la fondation des grands musées littéraires et de leurs archives. J'estime qu'il y a environ 200 musées et lieux de mémoire littéraires dans la République Fédérale. Je m'abstiens de parler de l'Académie de Berlin et du Brandebourg ainsi que de des musées Heine et Goethe à Düsseldorf. Il me semble plus important de montrer quelques modèles qui illustrent comment ces instituts essayent de coordonner la recherche scientifique avec leurs activités pédagogiques pour le grand public.

    Moins compliqué que l'univers de Weimar avec ses propres éditions, ses projets de recherche, avec ses programmes pour guider les visiteurs, son agence d'organisation pour les événements culturels, moins compliqué donc que Weimar, dont les musées principaux voués à Goethe et à Schiller resteront fermés jusqu'en 1999 à cause de grands travaux de reconstruction, est le lieu de mémoire et de recherche voué à Kleist à Francfort sur l'Oder. Son histoire d'influence suprarégionale commence aussi en 1989.

    Dans la ville natale de Heinrich von Kleist, non loin de sa maison natale détruite pendant la guerre, une exposition permanente est consacrée depuis 1969 à l'auteur de La Cruche Cassée et de Michael Kohlhaas. Tandis qu'au début elle était concentrée sur le poète, on y a pendant les dernières années ajouté d'autres éléments : l'attention est maintenant dirigée - grâce à des publications et à des expositions - sur la littérature du Brandebourg.

    Une fois de plus, un « lieu sacré (un mot des fondateurs de mémoriaux au XLXe siècle), la ville natale de Kleist, devient le noyau d'archives littéraires publiques et régionales, qui publient un annuaire érudit ainsi que la série des Frankfurter Buntbùcher qui décrivent des lieux d'un intérêt littéraire. Ce faisant, Francfort suit le modèle créé par Marbach.

    Quittons donc notre petite «comptine» avec le chiffre neuf à la fin de la date, bien que - avec quelques efforts - on puisse s'en servir pour Marbach également : car le « Schiller-Archiv und -Muséum (les archives et le musée Schiller) sont en somme une espèce de réaction à la fondation des archives de Goethe et Schiller à Weimar, précisément en 1889.

    Cependant en ce qui concerne Marbach, les dates rappelant la mort de Schiller sont celles qui furent décisives. Il est mort à Weimar le 9 mai 1805. On envisageait d'inaugurer le 9 mai 1905 un musée voué à sa mémoire dans sa patrie wurtembergeoise. Est-ce une coïncidence ou un caprice de Clio (Schiller en possédait une représentation en forme d'écran de poêle) que la fondation du Deutsches Literaturarchiv (Archives de la littérature allemande) fut annoncée le jour du cent cinquantième anniversaire de sa mort? Laissez-moi débrouiller le réseau un peu compliqué que forment le lieu de mémoire, le musée et les archives.

    Tout d'abord Marbach, un « patelin qui compte 12000 habitants, a donc trois « maisons littéraires » :

    • La maison natale de Schiller, lieu de mémoire avec une exposition permanente depuis 1859. Placé sous la tutelle d'une association fondée en 1835, sous régie autonome jusqu'aujourd'hui. Sa collection fut cédée au Musée National Schiller en 1903.
    • Celui-ci, projeté pour l'année Schiller 1905, fut inauguré déjà en 1903 (comme je l'ai déjà 'expliqué) et rassemblait dès le début archives et musée pour la littérature et l'histoire des idées souabes, comprenant des écrivains tels que Wieland, Schiller, Hôlderlin, Hegel, Schelling, Môrike et cent cinquante autres auteurs. Placé sous la tutelle d'une association expressément fondée en 1895, qui reçoit des contributions de l'État depuis 1927.
    • Les Archives de la littérature allemande, fondées en 1955 par la même association, la Deutsche Schillergesellschaft, Société Allemande Schiller, (qui compte actuellement 4 000 membres), avec la promesse de la part du gouvernement central et du Land de Bade-Würtemberg d'en financer le budget, qui s'élève à 12 millions de DM cette année et dont 90 % viennent du secteur public.

    Nulle part dans le monde entier - d'ailleurs nulle part dans la République Fédérale non plus - trouvera-t-on une tâche nationale confiée à une association internationale telle que la Deutsche Schillergesellschaft. Exceptionnellement, dans ce cas, l'État fédéral et le Land ont délégué une mission publique à une association privée.

    «Marbach» - c'est ainsi que je décris l'union entre le musée et les archives - collectionne surtout les documents de la « modernité (de 1890-1910) jusqu'à la littérature d'aujourd'hui. Avec environ 1 000 successions littéraires provenant d'écrivains et de poètes et des archives historiques de maisons d'édition et de périodiques, «Marbach» s'est chargé - avec le Hochstift, Wolfenbüttel et Weimar - d'accomplir en partie les fonctions d'une bibliothèque nationale. On y collectionne des autographes et manuscrits, des documents imprimés, des documents en forme de tableaux et d'oeuvres d'art, des média audiovisuels.

    Grâce à des catalogues minutieux et détaillés des sources imprimées et des autographes, ainsi que de la littérature de recherche, Marbach est une mine d'information et de documentation concernant l'histoire littéraire récente. Aucun fonds n'existe dans un état d'isolement, car le système de catalogage le relie avec d'autres fonds. Le cas idéal est que les lettres et les réponses soient réunies ; en outre, de telles « correspondances » peuvent être commentées par des textes venant d'autres sources et provenances.

    Marbach c'est un institut central au service de l'histoire littéraire et culturelle de la nation entière. Marbach est le seul musée littéraire de la République Fédérale qui ne soit pas consacré à un seul écrivain, mais à la littérature allemande moderne entière.

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    Liste des musées littéraires en Allemagne (3)

    Le succès

    D'où vient le succès de Marbach ? Comment s'expliquer sa rapide croissance?

    Je ne serais pas l'homme de musée que je suis, si je ne voyais pas une part déterminante de ce succès dans le travail du musée : toutes les acquisitions dans les collections des archives sont utilisées et se retrouvent dans les expositions que l'on montre au Musée national Schiller et ailleurs ainsi que dans les publications s'adressant au public. Le musée n'est pas restreint au domaine du « musée » proprement dit, il comprend la région, le paysage environnant, le Land. Le musée rend au public ce que l'on a acquis à l'aide de fonds publics. Il s'ouvre au grand public qui participe ainsi à son travail. Ses expositions et ses publications lui démontrent la valeur de ce que l'on a collectionné pour la recherche.

    Au cours de ce travail « pour le public pour ainsi dire, nous nous servons de tous les moyens conventionnels à notre disposition pour trouver la meilleure forme possible. Si nous prenons l'exemple des catalogues d'exposition, cela signifie :

    • Pour ce qui concerne le contenu : la responsabilité d'un auteur nous est plus importante qu'une anthologie de soi-disant experts Nous publions ces catalogues pour ceux qui aiment la littérature. C'est-à-dire que nous donnons la préférence au collègue compétent plutôt qu'au coryphée venant de l'extérieur.
    • Pour ce qui concerne les aspects techniques de leur production : grâce à une collaboration directe avec les imprimeries, nous sommes à même de sensiblement réduire les frais. Le luxe d'imprimerie est payé si les moyens mis en oeuvre se justifient par le résultat.
    • Pour ce qui concerne l'aspect financier : toutes nos publications (éditions, catalogues, séries) doivent couvrir leurs frais ; sinon on s'en débarrasserait aussitôt que l'argent se fait plus rare. (Les « catalogues de Marbach » et les « Magazines de Marbach » financent chez nous une série érudite).
    • Pour ce qui concerne la vente : nous nous efforçons d'assurer une vente optimale en créant des séries, en coopérant avec d'autres instituts, en offrant des abonnements, bref, en nous servant de tous les moyens possibles. Nous essayons à tout prix d'éviter d'avoir recours aux maisons d'édition travaillant soit en commission soit à fonds perdus.

    Je ne serais pas l'homme de musée que je suis si je n'affirmais pas que les expositions ont comme conséquence de transformer les collections des archives :

    • À Marbach, il n'y a pas de cotes sur le dos des livres qui détruisent l'oeuvre d'art qu'est un livre avant que le premier lecteur ne le prenne en mains. Les archives littéraires ont également la fonction de conserver et de protéger la culture du livre.
    • À Marbach on collectionne, par exemple, les couvertures des livres afin de pouvoir montrer le livre dans une exposition tel qu'il parut à l'origine. Cela peut vous paraître sans grande importance ; mais la présentation d'un livre constitue sa carte d'identité unique.
    • À Marbach nous collectionnons systématiquement les brochures de maisons d'édition littéraires, les programmes de théâtre, les imprimés éphémères qui accompagnent les conférences, les soirées littéraires, les expositions, les événements culturels - parce que ces éléments qui ne semblent pas être très importants sont pourtant essentiels pour illustrer la vie littéraire.

    Je ne serais pas l'homme de musée que je suis si je n'affirmais pas que les expositions littéraires fournissent toujours l'argument le plus convaincant pour la politique des acquisitions, qui ouvrent la porte à l'inattendu dans le domaine de la littérature. La rapide croissance des instituts à Marbach confirme cette expérience. Tout comme l'existence des successions littéraires de Schiller et de Goethe provoquèrent la création d'archives littéraires générales à Weimar il y a cent ans, de même les expositions de Marbach et le fait de pouvoir annoncer l'acquisition de nouvelles successions littéraires ont toujours eu la conséquence d'attirer d'autres successions littéraires, parce que l'on s'est aperçu qu'on est dans de bonnes mains dans cet entourage.

    Marbach devint l'endroit où l'on collectionna les auteurs de la littérature de la fin du XLXe et du début du XXesiècle à la suite de l'exposition évoquant «Les grands auteurs oubliés et émigrés de notre siècle et de celle sur l'expressionnisme. Les Nazis les avaient chassés de l'Allemagne. Mais après ces expositions, les documents et papiers des réfugiés affluèrent à Marbach. Nous revenons donc à la question que la littérature n'est pas concevable sans la politique - et ne fût-ce que la politique de la littérature.

    Après ce parcours à toute vitesse, il y a évidemment bien des questions que nous n'avons pas résolues. Par exemple, celle-ci : qu'est ce que notre TGV, notre touriste (américain) à grande vitesse, dont nous avons fait la connaissance au début, que fait-il le septième jour ? - je vais vous le confier : il visite un musée littéraire !