Index des revues

  • Index des revues

    Aline Payen Puget (1901-1914)

    Ou le charme du catalogage

    Par Renée Lemaître, Conservateur honoraire

    En 1968, Aline Puget fut applaudie par ses élèves à la fin de son cours. Or qu'enseignait-elle, en cette période de contestation, à l'École de bibliothécaires-documentalistes de l'Institut catholique ? Des matières bien arides : le catalogage et la classification. Mais cette belle et grande femme, habillée et chapeautée avec élégance, savait captiver ses élèves de sa chaude voix méridionale, de sa présence réconfortante. Elle savait si bien faire comprendre la nécessité des règles de catalogage, indispensables au partage des connaissances universelles contenues dans les livres qu'on était immédiatement acquis à la beauté de cet ordre qu'il fallait faire régner.

    Cette foi, cet enthousiasme (le mot n'est pas trop fort) pour les règles minutieuses du catalogage, elle l'avait apprise auprès d'une Américaine, Margaret Mann (18731960) (1) , la plus célèbre spécialiste de cette question aux États-Unis, dont elle avait suivi les cours, en 1925, à l'École américaine de bibliothécaires de Paris (2) . Un ami de sa famille, Pol Neveux, inspecteur des bibliothèques, lui avait conseillé cette « bonne petite école technique que venait de créer, au 10 rue de l'Élysée, le Comité américain pour les régions dévastées de la France, avec le concours de l'American Library Association. Si la majorité des professeurs étaient américains, le directeur des études n'était autre que Gabriel Henriot, le fondateur de l'École de bibliothécaires de l'Institut catholique, en 1935. Cela explique pourquoi il fit appel à Aline Payen, une élève qui avait brillamment complété son année d'études par un stage d'un an dans les bibliothèques américaines, grâce à une bourse offerte par l'International Education Board. Aux États-Unis, elle avait travaillé comme stagiaire à la Société des ingénieurs de New York et au ministère de l'Agriculture à Washington, afin de se préparer à prendre un poste qu'on lui offrait à Rome. Elle y serait chargée de réorganiser le catalogue de la Bibliothèque de l'Institut international de l'agriculture (future FAO).

    Cette jeune fille de 25 ans était partie vers le Nouveau Monde à bord d'un paquebot, en compagnie de son professeur à l'École américaine, Eugène Morel, l'apôtre de la lecture publique en France. Tous deux étaient invités au Congrès du cinquantenaire de l'American Library Association à Atlantic City (New Jersey). Après le Congrès, la Fondation Carnegie leur avait offert un voyage qui leur avait permis de visiter Princeton, New York, Boston, Toronto, Ann Arbor, Detroit et Chicago. Eugène Morel exultait en contemplant des Public Libraries » qu'il souhaitait si ardemment voir se répandre en France depuis tant d'années.

    Mais revenons en arrière. Toute cette aventure avait commencé lorsque la jeune Aline Payen (née le 11 juillet 1901), aînée d'une famille de trois enfants implantée à Agen, manifesta fermement à sa mère son désir de poursuivre des études supérieures. Elle sentait la nécessité de faire une carrière pour soutenir une famille dont le chef, un architecte, était mort accidentellement à l'âge de 42 ans, en 1912. Malgré l'avis défavorable de la directrice du lycée d'Agen (elle avait prévenu Madame Payen que sa fille ne se marierait pas si elle se lançait dans des études), cette dernière passa son baccalauréat et partit pour Bordeaux afin d'y préparer une licence en droit, puis un DES de droit public et d'économie politique. Elle commençait une thèse d'économie, lorsqu'il lui parut nécessaire de suivre une formation de bibliothécaire afin de se préparer au poste qu'on lui avait offert à l'Institut international d'agriculture de Rome, où elle arriva en 1927. Elle s'y présentait armée d'une préparation intensive, mais c'était surtout les principes de Margaret Mann qui allaient lui servir.

    Dans ce milieu international où était recruté un personnel en majorité féminin, elle dut passer quatre années enrichissantes à tous points de vue. Et c'est là qu'un jour elle fit la connaissance d'un certain lecteur qui lui posa une question bien embarrassante puisqu'elle portait sur le sujet même de sa thèse de doctorat. Elle ne put s'empêcher de lui fournir tous les renseignements qu'il demandait, car sa sympathie pour lui était vive - et elle était réciproque. Elle ne termina jamais sa thèse, mais elle épousa Henry Puget, conseiller d'État, agrégé de droit public, bien plus tard, il est vrai, en 1942. Cet homme remarquable devait toujours l'encourager à poursuivre une carrière pour laquelle il éprouvait la plus haute estime : pour lui, le bibliothécaire était l'auxiliaire et l'égal du chercheur.

    Malheureusement, il lui fallut quitter Rome plus tôt que prévu, en 1930, pour aller aider sa mère très éprouvée par la mort de sa fille cadette, âgée de 24 ans et mère d'une petite fille. Les deux femmes s'installèrent à Paris et Aline Payen se mit à la recherche d'un emploi.

    Le plus gros obstacle était l'absence d'un diplôme français de bibliothécaire. Depuis la fermeture de l'École américaine en 1929, il n'y avait toujours pas de formation spécialisée pour cette profession, en dehors des quelques cours réservés aux élèves de l'École des Chartes. Consulté une fois de plus, Pol Neveux lui conseilla de préparer le concours en vue d'obtenir un certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire universitaire. La préparation se faisant sur le tas, elle suivit les travaux pratiques que dirigeait bénévolement Louise-Noëlle Malclès, à la bibliothèque de la Sorbonne (3) , où elle était en train d'organiser une salle de bibliographie destinée à orienter les lecteurs. C'était le début de son enseignement de la bibliographie qui l'amena à publier ses célèbres manuels. Suzanne Briet, qui venait de créer la salle des catalogues à la Bibliothèque nationale, assistait à ces cours.

    Ces deux femmes remarquables définissaient plaisamment leur rôle dans leurs bibliothèques respectives ainsi : « On trouve sur la rive gauche Aile Malclès pour l'enseignement et, sur la rive droite, M""1 Briet pour les renseignements (4) . » Leur but était le même : aider le lecteur (5) .

    Son diplôme obtenu, Aline Payen, conseillée par son directeur de thèse, Gaëtan Pirou, alla demander un poste à Charles Rist, directeur de l'Institut scientifique de recherches économiques et sociales, créé en 1933 grâce à la Fondation Rockefeller. Mais la veille, Charles Rist avait déjà engagé Henri Lemaître comme sous-directeur et organisateur d'un centre de documentation modèle ; il proposa donc à Aline Payen de créer des salles d'études économiques et statistiques à la Faculté de droit. Elle travaillerait en liaison avec son Institut afin de développer la recherche économique dans le monde. Ce poste de bibliothécaire qu'elle prit en 1934 était rétribué lui aussi par des fonds Rockefeller. Elle le quitta en 1942.

    Un autre destin l'attendait. Elle ne pensait pas du tout à enseigner, quand, en 1935, Gabriel Henriot, qui venait enfin de créer un « Enseignement technique et pratique pour bibliothécaires dans les locaux de l'Institut catholique, vint la trouver pour lui demander d'y enseigner le catalogage et la classification. Aline Payen hésita longtemps à s'engager dans cette nouvelle voie, mais Gabriel Henriot tenait beaucoup à confier à cette ancienne élève de Margaret Mann le premier cours magistral de catalogage créé en France : elle finit par s'engager pour trois ans. Or elle resta 35 ans dans cette École de bibliothécaires qu'elle contribua à faire naître et à développer vers la documentation, puisqu'elle devait devenir, en 1967, l'École de bibliothécaires-documentalistes (6) . Ni la guerre, ni son mariage en 1942, ni les nombreux voyages où elle accompagna son mari ne réussirent à l'éloigner de ses chers élèves de l'avenir desquels elle se sentait responsable (7) .

    L'École obtenait un franc succès et la réputation de ce cours de catalogage, unique à Paris parce que basé sur les règles américaines peu connues alors, déborda l'École et commença à se répandre dans le milieu des bibliothécaires où justement, à cette période, la nécessité de normes visant à unifier les règles de catalogage françaises et étrangères commençait à se faire sentir.

    C'est ainsi que, pendant tout le glacial hiver de guerre 1940-1941, Aline Payen traversa la Seine tous les samedis pour aller à la Bibliothèque nationale travailler avec Suzanne Briet afin de mettre sur fiches les différentes règles de catalogage françaises et étrangères. Ce long travail leur avait été demandé par l'ABF pour aider l'AFNOR à standardiser les règles de catalogage (8) . Un des résultats de ce travail, accompli dans de dures conditions (salle des catalogues de la BN non chauffée, à l'aération défectueuse), fut l'établissement de la norme Collectivités-auteurs » dont Aline Payen était très fière. Après cela, elle fut d'ailleurs membre de la Commission du code de catalogage de la Bibliothèque nationale.

    Après la guerre, elle fut nommée par l'ABF déléguée de la France à la Conférence internationale sur les principes du catalogage, qui se tint à l'Unesco en octobre 1961 (9) . En 1964, elle devint vice-présidente de l'ABF. La présidente, Suzanne Honoré, conservateur en chef à la Bibliothèque nationale s'intéressait aussi beaucoup aux normes internationales de catalogage. C'est à ce moment-là qu'Aline Puget commença à enseigner le catalogage et la classification aux cours de formation de bibliothécaires organisés par l'ABF.

    C'est aussi à cette époque qu'elle trouva le temps d'écrire un petit ouvrage pratique, destiné à fournir tous les principes de la bibliothéconomie, ainsi qu'une brève histoire du livre et des bibliothèques, aux membres de congrégations religieuses chargés d'une bibliothèque ou d'un centre de documentation (10) .

    Parallèlement, et dès l'année 1955, Aline Puget avait été chargée des cours de catalogage à l'INTD (Institut national des techniques documentaires), dont Suzanne Briet avait été directeur des études à sa fondation en 1951 (11) . Elle y resta jusqu'en 1973. Cette nouvelle orientation répondait à la demande des employeurs en quête de documentalistes pour les nouveaux centres de documentation qui se créaient. Pour tenir compte de cette évolution, l'École changea de nom en 1967 pour devenir l'École de bibliothécaires-documentalistes relevant de la Direction des enseignements techniques.

    Veuve depuis le 18 novembre 1966, Aline Puget n'en avait pas moins continué un enseignement que son mari lui avait conseillé de ne pas abandonner. Après sa mort, elle se lança dans une nouvelle activité qui devait lui apporter ses plus grandes satisfactions d'enseignante : les cours du soir qu'elle accepta d'organiser en octobre 1967. Réservés à des travailleurs, sans exigence de titres, sans limite d'âge, ils étaient destinés à former des assistants bibliothécairesdocumentalistes. Ces cours ont attiré un auditoire très motivé dont le nombre ne cesse de croître (promotion de 1995 : 90 élèves).

    Après sa retraite en 1977, elle continua de recevoir, dans son appartement du boulevard Raspail tout proche de l'Institut catholique, beaucoup de visites de ses anciennes élèves, de ses collègues de la première heure comme Colette Meuvret (disparue avant elle en 1990 (12) ), de visiteurs étrangers intéressés par sa carrière comme Graham Keith Barnett ou Mary Niles Maack qui publia une enquête sur les premières femmes bibliothécaires en France (13) . Ses neveux, ses nièces, dont une bibliothécaire, Marie-Eve Faucher, l'entouraient de leur affection. C'est le 27 janvier 1994, à l'âge de 93 ans, qu'Aline Puget s'éteignit paisiblement au soir d'une longue vie consacrée à un enseignement qui la passionnait.

    Nous remercions l'ADEBD qui nous a autorisé à publier cette version abrégée de l'article paru dans le n° 32, 1996, de son Bulletin d'information.

    1. World Encyclopedia of Library Information Services, ALA - Chicago, American Library Association, 1986, 2e éd., pp. 516-517. retour au texte

    2. 1917-1923 les Américaines en Soissonnais : leur influence sur la France -, Evelyne Diebolt et Nicole Fauché, in Revue française d'Études américaines, n° 59, février 1994, p. 57. retour au texte

    3. 1n Memoriam Louise-Noëlle Malclès, 18991977 », Claire Girou de Buzareingues, in Bulletin d'information de l'ADEB, n° 12, octobre 1977, pp. 20-23. retour au texte

    4. Entretien avec Suzanne Briet, le 4 octobre 1982. retour au texte

    5. Au service des lecteurs: l'action des premières bibliothécaires françaises Mary Niles Maack, in Bulletin d'information de l'ADEB, n° 22, novembre 1983, numéro spécial Femmes bibliothécaires ×. retour au texte

    6. Histoire de l'École de bibliothécaires-documentalistes -, Robert Marichal, in Revue de l'Institut catholique de Paris, n° 15, juillet-sept. 1985. retour au texte

    7. voyage autour de quelques bibliothèques sud-américaines -, Aline Puget, in Bulletin d'informations de l'ABF, n° 9, nov. 1952, pp. 4-11. retour au texte

    8. Les Bibliothèques françaises pendant l'Occupation -, Henri Lemaître, in Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne, n° 10, 1990, pp. 191-203. retour au texte

    9. " Les travaux de la commission de terminologie », Aline Puget, in La Conférence internationale sur les principes de catalogage », Bulletin d'informations de l'ABF, oct. 1961, pp. 18-19. retour au texte

    10. Livres et Documents dans la vie religieuse et pastorale, Aline Puget, - Tours, Marne, 1963. Petits guides pastoraux. retour au texte

    11. Suzanne Briet (1894-1989) Renée Lemaître et Paul Roux-Fouillet, in Bulletin d'informations de l'ABF, n" 144, 3° trim. 1989. retour au texte

    12. Colette Meuvret, 1906-1990 : La dame de la rue de Lille », Maud Esperou, in Bulletin d'informations de l'ABF, n° 150, 1er trimestre 1991. retour au texte

    13. women Librarians in France : the First Gene-ration », Mary Niles Maack, Thefournal of Library History, vol. 18, 4, Fall 1983, University of Texas Press, pp. 407-449. retour au texte