Index des revues

  • Index des revues

    De Gutenberg aux autoroutes de l'information

    Un colloque de Comellia Rouen, 24-25 novembre 1995

    Par Dominique Lahary, BDP du Val-d'Oise

    Après la manifestation organisée du 16 au 18 octobre à Blagnac, près de Toulouse, par Odyssud sous le titre > Passeport pour les supports du futur », c'était au tour de Comellia (Association de coopération des métiers de la lecture, du livre et de l'audiovisuel en Haute-Norman-die) d'organiser à Rouen les 24 et 25 novembre un colloque qui, au-delà de la nécessaire présentation des nouveaux outils de l'information et de la culture. a été l'occasion d'une féconde mise en perspective et d'une salutaire mise à plat.

    Révolutions techniques et mutations culturelles

    C'est à Jean Hébrard, inspecteur général de l'Éducation nationale, chercheur à l'INRP et à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, qu'est revenue la tâche de rappeler les précédentes mutations technologiques et intellectuelles pour mieux appréhender celles que nous vivons aujourd'hui.

    On a dit que l'invention de l'imprimerie avait marqué la naissance de la modernité en permettant l'éclosion des réformes religieuses et le développement de l'humanisme, avec l'épanouissement des littératures nationales en langues vulgaires. Mais ces évidences ont été remises en cause. L'humanisme apparaît en Italie avant l'imprimerie. avec Pétrarque, qui invente avec sa plume la littérature nationale et la correspondance entre intellectuels qui modifie l'espace européen. La Réforme est quant à elle autant fille de l'image que du texte, avec les Bibles des pauvres et leurs bois gravés. Dès le XIII" siècle, on a cherché à produire suffisamment de livres pour pouvoir travailler. Au pourtour des universités, des étudiants, grâce à des dispositifs ingénieux, copient à vingt en même temps le même manuscrit. Et c'est dès le premier siècle de notre ère que s'opère la mutation radicale : le passage du rouleau au codex, qui donne au livre sa troisième dimension. À la fin du XXe siècle, l'hypertexte complétera cette révolution en permettant n dimensions. Il aura fallu un millénaire pour apprivoiser le codex, numéroter les folios puis les pages, repérer le texte avec des titres, des index, des tables des matières. Ces lents progrès ont été plus décisifs que l'invention de l'imprimerie. Il faut donc se méfier des révolutions techniques : elles ne font que résoudre des problèmes posés avant par des révolutions intellectuelles.

    On a dit aussi que la seconde révolution dans les usages de la lecture, de l'écriture et de la mémoire était celle des Lumières. La lecture aurait été l'ancêtre de la réflexion politique, elle aurait formé le citoyen et permis notamment la Révolution française. Chaque citoyen peut par son écriture proposer son opinion à la critique des autres. par sa lecture examiner les opinions des autres et en faire une critique. Mais dans un Paris de la fin du XVIIF siècle totalement alphabétisé, des médecins identifient les maladies de la lecture. qui rend hypocondriaques les femmes lectrices de romans. La Nouvelle Héloïse apprend à toute une génération à pleurer en lisant. Il n'y a derrière ce bouillonnement aucune révolution technologique. On en est toujours à la presse à deux coups, si bien que pendant la Révolution française, les plus forts tirages seront ceux des nouvelles à la main : on a dû réinventer les copistes ! On imprime toujours sur un papier-chiffon hors de prix. Ce n'est qu'au XIXe siècle que des transformations technologiques majeures permettront d'asseoir la révolution du lire sur de nouvelles techniques : presse mécanique, machine à vapeur, presse rotative, pâte à papier, lithographie et gravure sur bois debout permettant une nouvelle articulation du texte et de l'image. L'homme par ses comportements a anticipé les ruptures technologiques majeures.

    Si l'époque contemporaine nous a changé nos façons de lire, de communiquer, de garder mémoire, cette révolution est déjà derrière nous. On peut en voir le signe dans l'apparition, dans les années 1960 et 1970, des nouvelles maladies de la lecture : la dyslexie, l'échec scolaire, la crise culturelle. On s'est alors soucié de la santé du lecteur, du livre, de la lecture. On a inventé l'illettrisme, alors que l'alphabétisation est totale depuis un siècle. C'est qu'une transformation majeure quant aux supports de mémoire et de communication est intervenue. Elle se caractérise par une concurrence entre le livre et la radiodiffusion. Le mal de la télévision est plus ancien : la véritable rupture, c'est la radio, qui a chassé autant que possible l'imprimé de l'espace public. Mais il faut identifier une seconde rupture. Au XXe siècle, par l'école, la lecture devient une activité instrumentale. Il ne s'agit plus d'apprendre le plaisir de lire à haute voix. mais d'apprendre à devenir un travailleur intellectuel du collège. C'est une transformation du rapport à la mémoire, à la communication, à la culture écrites. Voilà le terreau dans lequel s'inscrit la nouvelle révolution technologique.

    De l'utopie à l'usage de masse

    Patrice Flichy, directeur du laboratoire Prisme du CNET et du CNRS, directeur de la revue Réseaux, a distingué trois phase dans l'usage de nouveaux outils de communication.

    La première phase est expérimentale. Il s'agit de séduire les décideurs et les usagers, en mettant l'accent sur le spectaculaire. Pour faire connaître son invention, Graham Bell avait réuni des invités dans une salle, installé son assistant à quelques kilomètres et diffusé du violon. On assiste actuellement à la mise en scène d'utopies variées : le travail à la campagne, l'apprentissage à distance, les médiathèques virtuelles, les équipes virtuelles. Certaines se réaliseront, d'autres non. Il ne s'agit pas de prospective mais de séduction.

    Puis se mettent en place des usages initiaux. On commence par proposer des usages de substitution. La première affiche sur le téléphone disait que c'était plus rapide que le télégraphe. Le premier service télématique massif a été l'annuaire électronique. Lors de l'invention du transistor en 1950, l'enquête de Philips a décelé une demande très faible. Ce qui a finalement fait le succès du transistor c'est la transformation des rapports parents-adolescents (chacun son poste) et le phénomène rock. Quant à Internet, on sait qu'il est apparu dans le monde des chercheurs et que le World Wide Web e été inventé au CERN. C'est Mosaic qui en a fait un outil multimédia accessible à un large public.

    La dernière phase est celle de la stabilisation des usages. Le téléphone est devenu un instrument de sociabilité, le Minitel s'est banalisé comme outil fonctionnel de la vie pratique, et la télévision, qu'on avait présentée comme un instrument éducatif, est définitivement dédiée par l'usage au loisir. L'avenir de la micro-informatique, du CDROM et d'Internet est encore très ouvert.

    L'enseignant et l'ordinateur

    Alain Chaptal, directeur de l'ingénierie éducative au CNDP, a présenté les perspectives offertes par l'informatique à l'enseignement. Constatant que bien des révolutions pédagogiques annoncées n'ont pas eu lieu, il a rappelé que le plan informatique pour tous lancé en 1984 avait peut-être échoué parce qu'il avait été lancé trop tôt. Si on constate une croissance stable et régulière de l'équipement informatique, au moins dans l'enseignement secondaire, celui-ci reste à la marge, en dehors de quelques filières spécialisée.

    Alain Chaptal suggère que l'appropriation de cet outil par les enseignants passe par la bureautique professionnelle. Quand on a introduit la bureautique dans l'entreprise, on n'a pas dit « changez le travail nais « voilà de quoi mieux faire votre travail ».

    Plutôt que de prédire des bouleversements dans l'enseignement, mieux vaut proposer à l'enseignant des outils. Si on laisse chaque enseignant imaginer de son côté les ressources et les gérer, on se condamne à reconduire les erreurs du passé. On ne peut pas dire que l'informatique dans l'enseignement c'est d'abord de la programmation. Il faut labelliser des ressources et fournir des kits d'utilisation pédagogique.

    Ces évolutions majeures concernent au premier chef les documentalistes. Internet, c'est aller chercher l'information quand on en a besoin. C'est une démarche d'efficacité.

    Il faut enfin rappeler que l'enseignant n'a pas envie qu'une machine s'interpose dans sa relation à l'élève. En contradiction avec la tradition américaine qui repose sur l'expérience acquise, on s'en tient en France à la transmission humaine : l'enseignant veut garder le contrôle du processus éducatif.

    Internet place en première ligne une notion simple : l'information n'est pas la connaissance. Internet ressemble à un magasin de livres d'occasion après un tremblement de terre. Il appartient aux documentalistes et aux enseignants d'organiser l'accès à la connaissance.

    Le libraire et le CD-ROM

    Gilles de La Porte, directeur de la librairie La Galerne, au Havre, a témoigné des difficultés auxquelles sont confrontés les libraires qui se lancent dans la commercialisation de CD-ROM. Difficultés techniques : il est bon de pouvoir permettre la consultation des produits. Gilles de La Porte a pour ce faire collaboré avec un fournisseur de matériel et deux vendeurs se sont formés aux manipulations. Difficulté de choix : l'offre éditoriale est très disparate. La librairie La Galerne, qui propose 140 titres, a choisi de mettre l'accent sur la qualité, en excluant les jeux sans contenu culturel. Difficulté d'approvisionnement : les circuits de distributions ignorent trop la librairie. Il a été très difficile d'acquérir le CD-ROM du Louvre, distribué par Polygram. Difficultés économiques enfin. Si après un an d'expérience le chiffre d'affaire a atteint un bon niveau, il faut maintenant compter avec la concurrence des grandes surfaces, qui peuvent vendre un CD-ROM moins cher que le libraire ne l'achète à son fournisseur. La loi Lang ne s'applique pas au livre électronique, et Gilles de La Porte craint que si aucune mesure n'est prise, les libraires ne soient bientôt dans l'incapacité de commercialiser des CD-ROM.

    Nouveaux supports et lecture publique

    Anne-Marie Bertrand, directeur du service Études et recherches de la BPI, a proposé une approche délibérément nuancée dont on ne saurait, au milieu du fracas médiatique, se plaindre.

    S'il n'est pas si nouveau qu'on introduise de nouveaux supports dans les bibliothèques publiques, leur profusion pose des problèmes nouveaux, et se manifeste notamment par l'accumulation d'écrans répondant à des usages divers. Ceux-ci, à la BPI, permettent d'interroger des documents primaires ou secondaires, des ressources locales ou distantes, des catalogues de documents présents dans la bibliothèque ou non, du texte, de l'image, du son ou du multimédia.

    La variété des outils ne facilite pas l'utilisation des documents. Les modes d'accès et de recherche varient selon les supports, les machines, les logiciels, tandis que les repères culturels intériorisés (titre, auteur, collection, table des matières, sommaire, bibliographie, pages hiérarchisées, notes, typographies) disparaissent. On ne peut plus pratiquer la lecture en diagonale et sélective ni consulter plusieurs documents à la fois.

    Le lecteur perd l'environnement documentaire de la bibliothèque, qui était un savoir organisé. Il y a une décontextualisation : chaque document est un isolat au lieu d'être relié à un ensemble. On ne peut pas se promener dans les rayons. Le hasard ne fait pas forcément bien les choses.

    Dans ce contexte, le bibliothécaire doit pratiquer à la fois une pédagogie des accès (vous avez accès au catalogue informatisé, voici comment l'utiliser) et une pédagogie des sources documentaires (voici comment utiliser les CD-ROM de l'Encyclopae-dia universalis, du Monde...).

    Tandis que s'opposent des scénarios prédisant les uns, la disparition des bibliothèques au profit d'accès généralisés en ligne à domicile, les autres, leur maintien comme lieux de diffusion du livre, mais aussi de loisir et de sociabilité, on peut estimer que le rôle de médiation des bibliothécaires les confirme comme garants de l'accès démocratique au savoir. Les nouvelles technologies de l'information exigent de nombreux apprentissages. La qualité du déplacement est sans intérêt si elle ne répond pas à un questionnement. Il faut aussi tenir compte de la pluralité des lectures et des lecteurs. Un lecteur a des lectures différentes, un document fait l'objet de lecture différente.

    Les bibliothécaires sont déstabilisés par le développement des nouvelles technologies de l'information. Au moment où la lecture était devenue une pratique culturelle partagée, il y a une nouvelle maîtrise à construire. Et l'accès à distance dissout l'idée de collection comme ensemble localisé, constitué, classé, fini. Avec Internet, les documents sont non sélectionnés, non classés, non finis. Qu'est-ce qu'un médiateur qui ne sélectionne pas ?

    Face aux discours techniques qui ignorent les contenus, qui déconnectent l'offre technique de la demande de savoir, il ne faut pas tant se demander comment accéder à l'information mais à quelle information accéder. Souvenons-nous de ce que disait Gaston Bachelard : Toute connaissance est une réponse à une question.

    Le bibliothécaire et Internet

    Hervé Le Crosnier, maître de conférence à l'université de Caen, en effectuant une démonstration des outils et ressources d'Internet, a rappelé qu'il était un instrument de communication interpersonnelle et collective. Opposant les médias de stock aux médias de flux, il place Internet parmi les premiers, dans la filiation de l'écrit. Il n'y voit pas de danger de substitution : les livres d'art n'ont jamais tué les musées. Aujourd'hui, il est possible de partager un même espace de savoir collectif, ce qui n'empêche pas les effets de fragmentation en communautés.

    Sera-t-on perdu dans Internet ? Au XIXe siècle, les bibliothèques françaises sont devenues, à la suite des confiscations révolutionnaires, d'immenses réserves. Il a fallu un siècle pour construire des bibliothèques municipales ouvertes au public. Internet, ce sont des millions de documents, il s'agit de les organiser en bibliothèque. Il fait faire un catalogue. Il existe des outils comme Lycos, ils sont presque tous aux États-Unis. On avait un accès direct aux livres. Une bibliothèque numérique devra posséder des documents numériques, en garantir l'archivage et la maintenance et l'accès démocratique, participer à la constitution de réservoirs de ressources dans les langues nationales.

    En construisant des produits documentaires partagés, on travaille pour tous. Il y a là un nouveau rôle pour les bibliothécaires. Hervé Le Crosnier ne parle jamais de bibliothèque virtuelle car les documents numériques sont des documents réelles stockés quelque part, et duplicables. Notre devoir est de constituer les collections de nos bibliothèques numériques. Le réseau peut apporter le pire mais nous, gens du livre, pouvons porter la démocratie, la culture, la lecture. Pour 20 000 F on peut créer un service sur le réseau.

    Michel Melot, président du Conseil supérieur des bibliothèques, a rappelé que si Internet concerne l'écrit et l'audiovisuel, les usages et les marchés sont différents. Dans les bibliothèques universitaires, on se préoccupe essentiellement de texte non commercial. Sur 450 revues diffusées sur le réseau, seulement une vingtaine est payante. On voit mal s'instaurer un contrôle des réseaux académiques à but non lucratifs. Ceux-ci n'en veulent pas, et on peut assimiler leurs usages du réseau davantage au téléphone qu'à l'imprimerie. La communauté académique entend préserver une diffusion non commerciale. La diffusion scientifique commerciale est un frein à la recherche. Avec Internet, on s'affranchit de la dictature du tirage. Les clubs de poètes se développent en ligne, assurant une diffusion mondiale à une édition personnalisée.

    Les bibliothécaires sont cependant confrontés à trois problèmes. L'identification : on perd la notion d'unité bibliographique et on ne la retrouvera pas, il est utopique de vouloir contrôler une évolution comparable à celle du téléphone. La validation : il n'y a plus d'éditeur, plus d'économie du livre, chacun peut diffuser sa propre information, chacun peut mentir par l'image ou le texte. La cohérence : on est face à un océan d'informations. Une encyclopédie est moins une accumulation qu'une limite, une frontière. Une encyclopédie sur Internet n'en finirait jamais, serait toujours mouvante. Tout communique avec tout.