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    Nouveaux publics, nouveaux bibliothécaires?

    Médiation vers les publics éloignés et questionnement sur notre profession

    Par Patrick Boudol, conservateur Bibliothèque municipale de Grenoble

    Le e réseau de lecture publique des bibliothèques municipales de Grenoble s'était résolument orienté, dès les années 70, vers l'implantation et le développement de bibliothèques de quartier, notamment dans le sud de la ville. Ce rapprochement des lieux de lecture des usagers potentiels ne pouvait porter véritablement ses fruits que dans le cadre de la mise en oeuvre d'une véritable politique de développement de la lecture, reposant sur des stratégies dites « de terrain ", dont certaines pouvaient revêtir un caractère expérimental et qui n'ont pas toujours été évaluées.

    On sait que l'offre passive de lecture ne suffit pas, et cette remarque vaut aussi bien lorsqu'on parle des non-publics que des nouveaux publics qui investissent les équipements de quartier avec de nouvelles demandes, de nouvelles exigences et de nouveaux comportements. La bibliothèque doit être capable d'exporter le livre " hors les murs vers les plus exclus ; elle doit également être capable d'accueillir ces nouveaux publics afin de ne pas devenir, paradoxalement, un lieu générateur d'exclusion.

    Les médiateurs du livre à Grenoble

    Inutile de s'étendre sur les débats qui ont traversé la profession au sujet de la fonction, du statut et du « métier de médiateur du livre. Nous nous contenterons ici d'apporter la relation de deux expériences et d'en tirer les leçons ; en aucun cas, il ne s'agit de présenter une recette miracle ni un modèle. Les collègues qui travaillent dans les quartiers défavorisés ou difficiles le savent bien : s'il y a dans ce domaine des acquis (fragiles), des échanges parfois très riches, beaucoup de motifs de satisfaction, l'échec et le découragement ne sont pas non plus absents. Il faut savoir être modeste, apprécier le travail des autres partenaires, mesurer l'immensité des tâches qu'il reste à accomplir dans ce que l'on appelle le "champ social ».

    La bibliothèque Teisseire et le médiateur « première génération »

    Le cadre : une petite bibliothèque de moins de 300 m2située au rezde-chaussée d'un immeuble, au sein d'une cité de près de 6 000 habitants présentant toutes les caractéristiques du quartier défavorisé et dégradé : fort taux de chômage, importance de la proportion des immigrés (+ de 20 %) et des familles monoparentales, vétusté des immeubles...

    L'équipe de la bibliothèque (4 personnes dont une à mi-temps) avait déjà un passé et une longue expérience en matière de nouvelle stratégie de lecture, jalonnée par la réorganisation complète des sections enfants et adultes (classement par centre d'intérêt et abandon de la Dewey), la volonté de mettre le livre partout où sont les enfants (PMI, actions d'été sur le terrain d'aventures », lectures en plein air) avec enfin, dès 1991, la participation à la bibliothèque de rue, alors animée par des bénévoles et une animatrice de l'ODTI (Office dauphinois des travailleurs immigrés), également adhérente à ATD-Quart-Monde. Pour l'équipe de la bibliothèque, l'arrivée d'Inès, médiatrice du livre, devait permettre, non pas de changer radicalement les stratégies mises en place, mais de continuer à avancer à grands pas sur les chemins suivis.

    Issue du dispositif expérimental de formation mis en place à la suite d'un accord DLL-ATD Quart-Monde, originaire elle même de ce quart-monde, conformément au pré-requis (controversé dans la profession) qui avait été défini, Inès a le statut d'aide-soignante mise à disposition de la Ville de Grenoble par le CCAS (Centre communal d'action sociale).

    Elle définit elle-même ses activités autour d'un certain nombre de mots-clefs.

    Priorité : cette notion guide son travail. Le public cible est prioritairement celui des plus défavorisés. Elle estime qu'elle est bien placée pour comprendre ce que vivent ces populations, car son expérience de vie est proche de la leur.

    Enfant : ce sont des livres d'enfants qu'elle cherche à faire découvrir ; elle rencontre donc d'abord des enfants qui au-delà lui permettront d'atteindre, très fréquemment, la famille. Certains parents se mettent d'ailleurs spontanément à participer aux activités engagées avec les petits.

    Durée : la médiation implique une progression s'inscrivant dans la durée, afin de tisser lentement ces liens qui permettront d'établir une relation de confiance avec les plus exclus et de construire la passerelle qui permettra d'accéder à d'autres structures, dont la bibliothèque. Cette notion est difficile à faire admettre, reconnaît la médiatrice : « dans une société soucieuse d'efficacité et de rentabilité, qui passe plus de temps à évaluer qu'à agir

    Mais Inès se dit prête à assumer cette « contradiction objective qui est la raison d'être des médiateurs ».

    Plaisir : notion capitale ; il s'agit de « mettre en appétit » et la bibliothèque de rue, lieu sans contraintes, est un endroit où peut s'établir cette première réconciliation avec le livre et l'écrit. On le voit donc ici : l'action de la médiatrice s'est résolument positionnée « hors-les-murs » afin de porter le livre au sein des familles, en utilisant parfois certaines structures fréquentées par les plus éloignés (PMI). Elle a bénéficié pour cela d'une liberté que les bibliothécaires de l'équipe, pour des raisons évidentes, n'ont pas. Elle a pu ainsi continuer à prolonger les pistes ouvertes et aider à construire des relations suivies entre la bibliothèque et certaines familles plus défavorisées.

    L'équipe de la bibliothèque a d'ailleurs toujours insisté sur cet aspect : l'objectif ultime de cette stratégie, c'est la fréquentation de la bibliothèque, la découverte d'un espace accueillant, pluriel, ouvert, démarche se situant à contre-courant d'un processus, souvent jalonné d'échecs, de marginalisation. À ce titre, la bibliothèque de rue doit être considérée non pas comme une fin en soi, mais comme une étape vers la fréquentation de la bibliothèque lieu public de sociabilité et de citoyenneté.

    Le champ d'activité de la médiatrice

    Sur le terrain où elle agit, la médiatrice rencontre d'autres acteurs qui ont aussi pour mission de lutter contre la marginalisation et l'exclusion : éducateurs de rue, animateurs, militants, bénévoles, associations d'alphabétisation ou humanitaires. Elle doit composer avec les sollicitations diverses qui peuvent émaner d'autres structures, avec parfois un lien plus que ténu avec le livre et la lecture. À l'inverse, les objectifs peuvent être proches : ATD Quart-Monde a pour objectif de faire reculer la pauvreté et l'exclusion par le livre et la culture. Chacun agit à sa manière, avec sa propre sensibilité et sa propre stratégie. Cette confrontation ne peut être réellement riche que si chacun ne s'enferme pas dans ses propres certitudes. La logique institutionnelle de service public de lecture (l'action sociale n'étant qu'un axe parmi d'autres) est sensiblement différente de la logique associative et militante. Il ne faut pas qu'elles deviennent concurrentes.

    Inès a souvent eu le sentiment d'être écartelée entre ces différentes logiques : est-elle une professionnelle intégrée à l'équipe de la bibliothèque avec sa propre spécificité, ou au contraire est-elle un électron libre mais agissant, se laissant guider par sa sensibilité, susceptible par exemple de pénétrer dans le quotidien des individus et des familles ?

    La seconde alternative a bien entendu ses mérites, à condition, et c'est globalement le cas, que le livre reste au centre des actions. Mais elle pose cependant des problèmes aux bibliothécaires : comment définir ensemble des objectifs communs, comment mesurer si les activités de la médiatrice répondent aux attentes de la bibliothèque ? Y a-t-il de réelles retombées sur la fréquentation, et comment les mesurer quand on sait que le public touché par ces actions est celui des enfants et que c'est précisément ce public qui constitue la cible privilégiée des actions des bibliothécaires grâce au partenariat scolaire et aux animations ? Mais peut-être faut-il aussi éviter de se poser trop de questions et de vouloir - vieux réflexe de professionnel - tout ramener à un problème de fréquentation d'un service public.

    Inès ne doit-elle pas avant tout mettre en contact avec le livre, faire découvrir le plaisir de feuilleter et réaliser ainsi une première réconciliation quel que soit le lieu ?

    Bibliothèque Abbaye-les-Bains : médiateur du livre ou de bibliothèque ?

    La construction et l'inauguration, en juin 1997, de la nouvelle bibliothèque de quartier Abbaye-les-Bains a créé un véritable événement au sein d'un secteur de la ville largement concerné par l'exclusion et l'échec scolaire. Il faut dire que le chantier de reconversion de cet ancien établissement balnéaire était très visible dans le quartier. Dans le prolongement de l'information publique qui avait été engagée auprès des habitants, la ville de Grenoble et le Service des bibliothèques ont associé les différentes structures associatives et institutionnelles du quartier à l'organisation de la journée d'inauguration, véritable fête de quartier joyeuse et colorée, mêlant théâtre, musique, déambulations, défilés costumés.

    Les conditions d'un impact auprès des populations du secteur étaient dès lors réunies. Il est très probable que ce processus d'appropriation a incité plus d'un habitant à franchir les portes d'un établissement qu'il considérait comme sien, ne serait-ce que par simple curiosité ou pour y accompagner ses enfants.

    Les bibliothécaires ont donc été immédiatement confrontées au problème de l'affluence, à celui de l'irruption d'un nouveau public avec de nouveaux comportements et de nouvelles demandes, à celui enfin de la cohabitation des générations et des origines.

    Le profil du médiateur « emploi jeune »

    Le recrutement de Damien comme médiateur du livre avec le statut d'emploi jeune en janvier 1998 s'est fait sur la base d'objectifs qui pouvaient paraître relativement clairs.

    • Mettre en oeuvre un accueil de premier niveau visant plus particulièrement les publics peu ou pas familiarisés avec une bibliothèque : découverte des lieux et des services, informations sur les règles de fonctionnement, propositions d'amélioration de l'information au public, etc., l'ensemble de ces activités étant destinées à faciliter l'autonomie des nouveaux usagers et à accompagner leur démarche d'appropriation de l'équipement.
    • Faire reculer les phénomènes d'incivilité en communiquant et dialoguant avec les publics adolescents et en contribuant ainsi, avec l'équipe des bibliothécaires, à la prévention des comportements agressifs ou perturbateurs.
    • Du côté du multimédia, assurer un service d'aide et d'accompagnement des usagers, y compris sous la forme de sessions de formation de groupes (ados, personnes âgées, etc.)

    Parallèlement à son affectation, le médiateur suit, deux jours par semaine, la formation BEATEP "médiateur du livre ", menée en région Rhône-Alpes par la DRAC et la DRJDS (Direction régionale de la Jeunesse et des Sports).

    Conformément à ces objectifs, Damien doit porter une attention particulière au public qui franchit la porte et circule dans les lieux, déceler les hésitations, établir un premier contact, surveiller également les risques de dérapage du côté des groupes ou des bandes.

    À ce titre, il est plus un médiateur de bibliothèque, puisqu'il intervient surtout dans les murs.

    De plus, si les objectifs sont clairs, les limites de son champ d'intervention ne sont pas toujours évidentes.

    Cela pose également, mais d'une autre façon, le problème de l'identité ou de la spécificité de la fonction : ainsi, comme les bibliothécaires, Damien renseigne et aide le lecteur dans sa démarche ; comme les bibliothécaires, il réalise des opérations de prêt et de recherche documentaire sur les terminaux. À l'inverse, les bibliothécaires ne restent pas les bras croisés lorsqu'il faut intervenir face à des attitudes perturbatrices, sous prétexte que ce problème est celui du médiateur, qui jouerait alors le rôle de « fusible ". Mais cela peut aussi être une tentation...

    Il convient donc de bien définir les rôles de chacun, afin de préserver la cohérence des attitudes et la cohésion de l'équipe.

    La quête d'une identité

    Plus généralement, se pose la question de la véritable identité du médiateur du livre. Le définir comme un animateur du livre (le BEATEP est bien un diplôme d'animateur) est insuffisant : si l'on regarde le travail d'Inès, il s'agit de partir à la recherche de nouveaux publics, l'animation pouvant être un moyen parmi d'autres. Le définir comme la personne ressource apte à gérer les conflits dans la bibliothèque est très réducteur : Damien s'efforce aussi de décoder, pour le nouvel usager, pour celui dont l'écrit et le livre sont absents de l'environnement familial, ou synonyme d'échec, le langage de la bibliothèque, afin de familiariser et de réconcilier.

    Ces deux exemples montrent que, selon les lieux, l'environnement et les objectifs des tutelles, le profil du médiateur peut se transformer et surtout être l'objet de toutes les pressions et dérives facilitées par l'absence de statut.

    C'est peut-être à nous de démontrer qu'il existe bien un champ spécifique où s'exerce leur action, étroitement lié au livre et à l'écrit, et de veiller à ce que le recrutement, au sein de nombreuses collectivités locales, d'emplois jeunes-médiateurs du livre ne se substitue pas au recrutement de professionnels des bibliothèques : on sait aujourd'hui que des médiateurs sont responsables d'une annexe.

    Pour autant pouvons-nous vraiment affirmer actuellement que l'arrivée de ces emplois jeunes médiateurs correspond effectivement à l'émergence d'un nouveau métier susceptible d'être pérennisé ? La profession ne devrait-elle pas, au bout du compte, inciter les tutelles à proposer aux médiateurs un débouché statutaire par recrutement direct (agent du patrimoine) ou par les concours, prenant ainsi en compte, cette nouvelle spécificité, enrichissant ainsi, une fois de plus, la palette des activités des bibliothécaires, ce qui devra se traduire, bien entendu, par une adaptation de la formation ?

    Car le débat autour de la médiation a le mérite de nous faire réfléchir sur un métier qui évolue très vite et sur les missions de l'institution bibliothèque. L'exemple de la collaboration de la Bibliothèque municipale avec l'association Point d'Eau nous invite encore davantage, à Grenoble, à conduire cette réflexion. +