Lors du congrès, ma communication a été ramassée, tel un récit conté en fin d'après-midi pour ne pas lasser l'auditoire, après un exposé très technique sur la programmation des BMVR. On ne trouvera pas dans le texte qui suit le ton badin et espiègle de la parole offerte. Mais l'esprit est le même. Ces éléments de réflexion tentent de mettre en évidence comment le projet de construction de la nouvelle bibliothèque centrale du SCD a permis de repenser l'organisation dans le sens d'une meilleure participation et d'une maîtrise partagée des exigences et des changements à venir.
a Depuis plus d'une vingtaine d'années, l'image de la bibliothèque publique a été profondément modifiée en France grâce à une politique volontariste de constructions : le bâtiment de la bibliothèque est devenu signal, monument et point de repère de la ville.
Les bibliothèques universitaires ont longtemps stagné. Le rapport Miquel, en 1989, marque le début d'une évolution significative : augmentation des crédits documentaires, meilleure insertion de la bibliothèque dans l'université, politique d'accueil et de formation des étudiants à l'usage de la documentation... Le programme Université 2000, débuté en 1991, amorce et concrétise le renouveau de la politique de construction de bâtiments universitaires. Autant d'occasions pour les bibliothécaires de formaliser des analyses fonctionnelles et des schémas d'organisation d'une bibliothèque correspondant aux missions et aux exigences du transfert des connaissances dans l'université de cette fin de siècle. Il est vrai que l'université française a longtemps fait l'économie d'une réflexion sérieuse sur sa politique documentaire, à croire qu'elle a même voulu se dérober à une telle analyse ; du coup l'image des bibliothèques est restée brouillée, à quelques exceptions près.
» Aujourd'hui, la situation a changé : les bibliothèques font l'objet, semble-t-il, de plus de sollicitude. Elles deviennent un enjeu. Il est bien sûr trop facile de déplorer les retards, les faiblesses, les manques, les déséquilibres français par rapport aux réalisations de nos voisins allemands ou anglais, comme si la survalorisation de ces exemples pouvait compenser nos contradictions.
Depuis 1993, nous disposons d'ouvrages de référence en français et les articles parus dans la presse professionnelle prouvent que notre mémoire professionnelle collective est de moins en moins lacunaire. Ces outils de réflexion et de méthodologie, à l'intention non seulement des bibliothécaires mais aussi des architectes, des ingénieurs... donnent des orientations et des informations pratiques. Les stages de formation continue et les visites de bibliothèques en France et à l'étranger stimulent l'intelligence et l'imagination de la tâche. Peu à peu, les convictions se précisent : un bâtiment de bibliothèque, pour être « intelligent », « multifonctionnel », de qualité... doit prendre en compte le confort des usagers (matériaux utilisés, acoustique, aménagement des espaces et des circulations, équipement mobilier, câblage, équipements informatiques...), une « métaphore vive pour les activités qui vont s'y développer.
Pour jouer un rôle dynamique et moteur dans l'économie générale de l'université, le bâtiment doit occuper une position centrale : on doit s'y sentir vite à l'aise, loin des servitudes et des carences stigmatisées par Umberto Eco dans son De Bibliotheca; le libre accès est quasi intégral, le prêt aisé, les formalités d'inscription simples et souples, l'informatique conviviale... Le bâtiment doit être complètement adapté aux missions de la bibliothèque et à leur évolution : centre de ressources documentaires multisupports, certes, mais aussi terrain d'aventures et de rencontres intellectuelles, lieu de sociabilité, etc.
e Les interrogations et les propositions concernant la conception et le fonctionnement des bibliothèques dans l'université s'appuient aujourd'hui sur des principes plus que sur des modèles. Et ces principes fonctionnels se maintiennent et se renouvellent chaque fois qu'un projet de construction s'élabore et se réalise. Il n'y a donc pas de solution idéale mais des solutions plus ou moins adaptées aux situations et aux besoins de chaque site : ici les contraintes techniques et organisationnelles sont maîtrisées, là elles génèrent des dysfonctionnements et des « suroîts ; ici le bâtiment respire, flexible, compact, extensible, bien organisé, accessible, confortable, sûr, économique et en harmonie avec son environnement ; là il vieillit avant même d'être achevé. C'est dans l'épaisseur de quelques évidences qu'il nous faut penser et agir, assumer nos responsabilités avec ce rien de pragmatisme pugnace, de réalisme exigeant et enthousiaste. Sans doute est-ce le prix de notre crédibilité.
Premier point de « doctrine» : organiser l'espace de la documentation universitaire a quelque chose à voir avec l'histoire et la culture de chaque université. La reconnaissance intellectuelle et la légitimité de la bibliothèque viennent de son utilité », des potentialités et des performances que chacun peut en attendre. C'est ainsi qu'elle contribue à la vitalité et à la réputation de l'université : pôle d'excellence, centre d'un réseau qui innerve tout le système d'enseignement et de recherche, la bibliothèque intègre l'utilisation optimale des nouvelles technologies (liaisons informatiques, numérisation, cédéroms, accès Internet...).
Second point : organiser efficacement l'espace de la documentation, c'est être pleinement inséré, intégré dans l'université. Si le bâtiment doit être central (aspect stratégique) et extensible (développement des collections et des pratiques documentaires), il doit aussi être fonctionnel et beau (construire efficace, c'est construire compact !).
Troisième point : l'organisation du travail du personnel dépend pour beaucoup de l'architecture du bâtiment et, en conséquence, cela a un fort impact sur la qualité des services offerts aux utilisateurs. La répartition des compétences et la réalisation des missions propres à chaque service trouvent leur sens et leur efficacité grâce aux qualités du bâtiment : flexibilité, confort, rationalisation. Ces effets structurants constituent un enjeu stratégique : éviter la dispersion, les redondances, les chevauchements, les gaspillages de temps et d'énergie, l'inégalité de qualité entre les services... Il est essentiel que la bibliothèque soit (ou devienne) pour le personnel un lieu de travail où les compétences, les capacités et les aspirations de chacun puissent s'affirmer et se développer. Construire un bâtiment de bibliothèque, c'est donc aussi, et surtout, construire une cohérence, organiser et développer une appropriation intelligente des espaces par les personnels : l'efficacité de la communication interne et la qualité des motivations du personnel dépendent des équilibres dans l'organisation du travail autant que de ceux que l'architecture a ménagés, simples et subtils à la fois. Les partis pris architecturaux et bibliothéconomiques doivent être pensés ensemble en termes d'itinéraires et d'usages.
Le campus de l'Université Toulouse 2 Le Mirail a été conçu, à la fin des années 60, par les architectes Candilis, Josic et Woods pour un maximum de 9 000 étudiants. Il a été livré en 1972-73. Les bâtiments sont creusés de patios et offrent un maillage octogonal des circulations piétonnes. L'uniformité plane et la monotonie de l'architecture provoquent une impression de labyrinthe, sans repères ni hiérarchisation des accès, alors que les architectes semblent avoir souhaité une géométrie évolutive, capable de s'adapter aux conditions changeantes et aux opportunités : le patio central (où est située l'entrée de la bibliothèque actuelle) devait constituer l'espace de représentation et de distribution de l'université.
Le campus a vécu une longue période d'enfermement. Il lui a fallu attendre les années 85 pour en sortir et valoriser son image avant d'affronter et d'assumer la seconde « massification (1988) : comment faire face, tout en restant le parent pauvre des universités toulousaines ? Des 9 000 étudiants des années 70, on passe le cap des 20 000 en 1990-91 (27 000 en 97 !).
Les limites budgétaires, le manque de lisibilité du fonctionnement interne, l'hétérogénéité du système... sont autant de défis à relever. Le Mirail fait face : le président Georges Bertrand (géographe spécialiste de l'environnement) lance une étude grand campus dans une logique d'aménagement du territoire. De nouveaux bâtiments sont mis en chantier : résidence universitaire, « arche d'accueil, tel un vaisseau pour échapper aux eaux d'un hypothétique déluge, Maison de la recherche. Ils servent de tremplin à une nouvelle conception de l'université dans une perspective d'ouverture à son environnement (quartier, entreprises, lycées, FR3, La Dépêche du Midi). Plus tard, l'avènement du métro confortera ce désenclavement.
Le ministre de l'Éducation nationale Lionel Jospin encourage et appuie ce réaménagement d'ensemble. Lors de l'inauguration du salon des innovations technologiques (SITEF) en octobre 91, il affirme : « La fac du Mirail doit devenir un pôle d'excellence participant directement à l'enjeu européen et au défi du XXIesiècle, impliquant ses activités de recherche et d'enseignement dans le cadre plus large de la cité .»
Malgré l'expression claire de leur identité, l'image des bibliothèques reste brouillée aux yeux de nombreux étudiants, surtout de lre année : ils en font un mauvais usage par méconnaissance de leurs missions, de leurs ressources et de leur fonctionnement.
La bibliothèque centrale (appelée très souvent BU) est un élément fort du Service commun de la documentation. Elle occupe un bâtiment de 5 940 m2peu fonctionnel et mal distribué, n'offrant que 600 places assises, soit 0,23 m2 par étudiant. L'écart avec les recommandations nationales (1,5 m2) est affligeant.
Les 17 bibliothèques de proximité, insérées dans les UFR et les départements, sont complémentaires de la BU; elles proposent chacune des collections dans la ou les disciplines enseignées. Mais les surfaces disponibles (3 300 m2) sont loin de suffire à compenser les manques.
Une première tentative de restructuration du bâtiment de la bibliothèque centrale a été engagée en 1988-89 : elle a souligné la difficulté de dégager des surfaces supplémentaires significatives dans le cadre du bâtiment actuel.
Les analyses ont été poursuivies en 1990, dans le cadre de la mission « Aménagement des sites universitaires ». En appliquant strictement les recommandations de 1,5 m2par étudiant pour 21 000 étudiants, il aurait fallu aménager un total de 31 500 m2 !
En définitive, c'est dans le cadre du schéma Université 2000 que le projet de construction d'un nouveau bâtiment de la bibliothèque centrale a été validé, en décembre 1991 : une enveloppe de 60 MF a été prévue sous la maîtrise d'ouvrage de la région Midi-Pyrénées.
En 1992 et 93, des études de programmation ont été menées avec l'aide d'un cabinet choisi par la région. Mais la dynamique s'est trouvée bloquée, jusqu'en 1996, pour des raisons extérieures à l'université.
Le transfert de maîtrise d'ouvrage à l'État (Service constructeur du rectorat) a permis de relancer le projet au printemps 1996.
L'Université a décidé de forcer l'allure : suite aux orientations données par le président Romain Gaignard, tout récemment élu, un groupe de travail a été constitué afin de redonner corps au projet ; un nouveau cabinet de programmation a été choisi. Chaque membre du groupe a apporté sa part de réflexion et de proposition, à partir de sa situation (professionnels des bibliothèques, utilisateurs enseignants et étudiants, informaticiens, techniciens...).
Ce qui s'est affirmé au fil des 12 réunions de travail du 2 mai au 14 novembre, c'est avant tout une même volonté de mise à plat du fonctionnement actuel et une réflexion commune sur la logique souhaitable du système documentaire et les cohérences nouvelles vers lesquelles s'acheminer.
Cette démarche s'inscrit dans un cadre plus général, visant à la cohérence de l'ensemble des actions menées par l'université, sur tous les plans, y compris l'intégration des nouveaux outils d'information et de communication. Elle vise l'avenir.
L'appel à concours pour ce programme a été lancé le 24 octobre 1996. L'objet du marché concerne à terme la réalisation d'un bâtiment de 15 000 m2avec une première tranche de 6 500 m2 offrant (au 1er semestre 2000) 900 places de consultation, 60 000 ouvrages en libre accès et les dix dernières années des périodiques vivants (2 700 titres) ainsi qu'une proportion importante de postes de travail informatique et multimédia, donnant accès au catalogue informatisé en ligne de toutes les bibliothèques universitaires toulousaines, au réseau de cédéroms du campus et à Internet. L'analyse des candidatures s'est effectuée le 6 décembre : 5 équipes ont été sélectionnées pour concourir sur esquisse, Almudever et Lefebvre (Toulouse), Atelier 13 (Toulouse), Bizouard et Pin (Paris), Dubesset et Lyon (Paris), Riboulet (Paris).
Le jury s'est réuni le 23 avril 97 pour choisir le lauréat : Pierre Riboulet.
Avec ce nouveau bâtiment, la bibliothèque centrale sera la tête du réseau documentaire de l'université. Elle pourra accueillir plus d'étudiants dans de meilleures conditions, en leur offrant des espaces de consultation confortables et l'accès à toutes les technologies de communication.
Elle permettra aussi une rationalisation des ressources documentaires entre toutes les composantes du service commun : il s'agira de rendre plus formelles, plus institutionnelles les relations de travail qui existent déjà, dans un consensus toujours à refaire.
(Note de présentation du projet, avril 1997)
De nombreuses réunions de travail ont eu lieu avec l'architecte pour affiner le projet, le faire progresser de façon concertée et maîtrisée même si les sensibilités, légitimement diverses, en sont venues parfois à se désaccorder par manque de lucidité.
Il a fallu réactiver et déployer sans cesse les forces du partage non seulement en termes de principes mais en fonction d'efficacités souhaitables. Penser et bâtir un nouveau bâtiment, n'est-ce pas aussi bâtir notre unité professionnelle sur la diversité réelle et acceptée de nos histoires et de nos expériences respectives ?
Nous avons su, grâce à l'architecte, maintenir le cap et progresser dans une nouvelle conception de nos fonctions et de nos responsabilités. Nous avons réussi à dépasser les simplifications et les glissements de sens et à affirmer une sorte de convergence d'intérêts et de convictions professionnelles : dans l'effort collectif, il faut regarder plus haut, plus loin, plus large que les intérêts du moment ; mais aucune amélioration ne peut faire l'économie des détours, des tensions et des concertations.
Aujourd'hui, nous pressentons que l'enjeu n'est pas seulement la réussite du projet mais surtout d'user des possibilités qu'elle nous offre pour faire du neuf au service de la communauté universitaire : nous sommes collectivement responsables de l'avancée ou de la stagnation du projet : de nouvelles convergences deviennent possibles pour autant que nous progressions ensemble dans l'intelligence de la tâche.
Nous sommes à la fois dans l'héritage et dans le projet. Nous sommes les héritiers d'un héritage communautaire qui a ses richesses et aussi ses bégaiements et ses pesanteurs. Nous l'assumons, nous devons l'assumer même dans ce qu'il a de plus refoulé. Mais nous sommes aussi des « prospecteurs d'avenir : nous essayons de dessiner pour demain la forme juste du possible. Nous savons bien, pour reprendre une expression de Régis Debray, que la pensée n'est pas en nous, mais entre nous. Elle se construit jour après jour. C'est d'abord une affaire de convictions partagées. Souvent les tensions entre les équipes ou les personnes masquent une absence d'idées et de perspectives. Développer une vision à l'avenir, c'est s'engager et faire partager des propositions avec constance et résolution (principe de solidarité et principe de subsidiarité sont ici mêlés). Bien sûr, tous les obstacles, toutes les difficultés ne sont pas repérables car le meilleur chemin est rarement la ligne droite ; il est le plus souvent tortueux, sinueux.
Le projet de construction est vraiment devenu pour nous un espace commun de réflexion et d'action. La conscience vive du changement qu'il va provoquer nous fait adopter une démarche pragmatique : pour fonder de nouvelles cohérences, il faut « dégraisser », articuler de façon plus équilibrée les compétences, les outils et les moyens, introduire de la souplesse, agir en réseau. L'évolution vers davantage de synergies dépend du comportement de tous et aussi de l'évolution des représentations que les utilisateurs ont de la politique documentaire du campus. Construire de nouveaux repères ne va pas sans bousculer, ébranler certaines « légitimités et certaines règles tacites de répartition des territoires et des pouvoirs. Ainsi continuerons-nous de subir des écarts entre les déclarations d'intention et les actions : des propositions fructueuses resteront inachevées, des élans resteront ignorés, des contraintes et des carences feront dévier convictions et épanouissement professionnels. Mais, rapport au réel oblige, il sera toujours nécessaire de rappeler ce qui unifie, puisque la porte du changement s'ouvre de l'intérieur », une fois passé le seuil des corporatismes et des intérêts partisans.
« Ici, tous les livres sont en vue, comme dans une sorte de corps mental transparent, un quelque chose qui fait penser à un sanctuaire spatial.
Qu'importe qu'à cette disponibilité totale du livre s'ajoute pour les érudits la possibilité d'un meilleur travail... car une fois habitué à cette familiarité avec le livre, on ne peut ensuite entrer dans une autre bibliothèque sans éprouver un sentiment d'inconfort.
Si une bibliothèque devait un jour servir le lecteur et non le livre, tel est l'idéal qu'il faut garder en mémoire ».
(in L'Expresso, 13-11-1983)