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    Des lecteurs aux élus

    Des représentations de la lecture... aux politiques de lecture

    Par Laurence Tarin, Conservateur Université Montesquieu-Bordeaux IV
    Cet article s'inscrit dons le cadre d'un travail universitaire de science politique sur les politiques du livre et de la lecture des collectivités locales. Il s'agit essentiellement d'étudier la construction d'un enjeu politique autour du livre et de la lecture à travers l'analyse des discours sur la lecture et des trajectoires sociales et individuelles des élus comme des professionnels. Le terrain d'étude est le département de la Gironde où les trois niveaux de collectivités sont étudiés : Commune, Département et Région. La période observée va de 1981 à 1991.

    Construire une médiathèque, subventionner un salon du livre ou une association qui lutte contre l'illettrisme : les interventions des collectivités locales dans le domaine du livre et de la lecture se sont multipliées ces quinze dernières années. Peut-on pour autant parler de politiques de lecture ? Leur existence en effet est souvent problématique : lorsqu'elles sont identifiables, elles se situent très bas dans la hiérarchie des politiques publiques locales ; il faut dire qu'elles ne représentent la plupart du temps qu'un enjeu politique mineur (1) .

    Dans un tel contexte, où des représentations politiques affirmées font défaut, les élus ont une marge de manoeuvre personnelle importante. Leurs trajectoires, en structurant leurs rapports au livre et à la lecture, vont dès lors déterminer largement les mesures qu'ils sont amenés à mettre en oeuvre.

    1 À la recherche des politiques de lecture...

    Il est sans doute inhabituel de parler de politiques de lecture, la lecture n'étant qu'une composante des politiques culturelles. Mais est-ce seulement en raison de l'étroitesse du champ d'intervention que l'on hésite à parler en termes de politiques publiques ?

    Si l'on parle de supplément d'âme à propos de la culture, c'est aussi parce qu'au-delà des ambitions affichées, les sommes consacrées à cette mission en disent bien la place dans la hiérarchie des dossiers. Appendice financier, « l'impératif culturel » sera souvent sacrifié au nom de la contrainte budgétaire.

    Un faible poids budgétaire

    La décentralisation a, sans conteste, multiplié les interventions des collectivités locales en matière de livre et de lecture. Certes, les communes agissaient déjà dans ce domaine. Mais le transfert de la gestion des Bibliothèques Centrales de Prêt aux départements ainsi que les dispositions du concours particulier de la dotation générale de décentralisation (DGD) ont accru le volume de ces interventions. Quelques dépenses se réalisent également au niveau des conseils régionaux. Les dépenses effectuées dans un secteur ne suffisent pourtant pas à établir l'existence d'une politique publique.

    Ainsi, si la gestion des BCP est décentralisée depuis 1986, les départements n'ont pas immédiatement défini une politique de lecture. Certains d'ailleurs semblent avoir mis du temps à prendre conscience de leurs nouvelles responsabilités. Car la BCP apparaissait souvent, et notamment dans les organigrammes, comme un service extérieur sur lequel les conseillers généraux étaient appelés à exercer une vague tutelle sans qu'elle ne relève vraiment de la politique du département.

    Il faut dire que les sommes affectées à la culture en général et à la lecture en particulier ne rendent pas forcément immédiatement visible l'action des collectivités locales. On nous opposera le contre-exemple des communes, notamment des grandes villes, à l'implication plus importante en ce domaine, en particulier parce qu'elles doivent entretenir, restructurer et/ou construire des équipements lourds.

    Mais, si l'engagement financier des communes apparaît important, c'est plus par comparaison avec celui des autres collectivités territoriales. En 1987, la dépense culturelle des villes de plus de 10 000 habitants représentait 9,4 °/o de leur dépense totale (2) , ce qui est significatif si on le rapporte aux 2,6 °/o attribués par les régions (3) ou aux 2,1 °/o des départements (4) . Et encore pour ces derniers la progression a-t-elle été remarquable : il y a presque eu un doublement entre 1981 et 1987, le transfert de compétences ayant été aussi un transfert de charges (même si la DGD en a en partie amorti les conséquences). Il reste que pour la région comme pour le département, la culture n'a pas une grande incidence budgétaire. Elle pèse en tout cas peu par rapport aux autres dossiers que gèrent ces collectivités. Et que dire alors du livre et de la lecture : 4,3 °/o de la dépense culturelle réduite, des régions, 13% de celle des départements ?

    On comprend que la lecture ne soit pas une priorité dans les discussions de ces assemblées. Au-delà de la faiblesse budgétaire de la lecture et plus largement de la culture, c'est aussi le statut de ces dépenses qui montre qu'il n'y a pas là une priorité mais un « supplément d'âme », de ceux auxquels on ne peut satisfaire que lorsque les autres engagements sont remplis. En effet, ce qui frappe au constat de l'évolution de la part des dépenses culturelles dans le budget des collectivités locales, c'est l'ampleur des fluctuations et la réversibilité des mouvements engagés. Cela laisse à penser que la culture est une variable d'ajustement : dans les conjonctures budgétaires difficiles, ce poste sera fortement sollicité. Cela rend dès lors plus difficile la définition d'une politique qui s'inscrit forcément dans le long terme.

    Ce qui est vrai de la culture l'est aussi, et peut-être plus encore, de la lecture. Même lorsque des projets sont très avancés, ils restent menacés jusqu'à leur mise en route, l'application de mesures de rigueur s'exerçant souvent à leur endroit. Car la lecture, toujours considérée comme trop coûteuse, est sacrifiée au nom de « vraies priorités ». Ainsi, un maire socialiste justifie la réduction de 60 °/o du budget de sa bibliothèque municipale au nom d'économies budgétaires en précisant : « Il vaut mieux manger que lire, la lecture est un luxe » (5) . Les élus, sans doute d'ailleurs gênés par la question, expliquent fréquemment ces restrictions en arguant de priorités humainement peu contestables, mais en oubliant toutefois d'indiquer qu'ils auraient pu faire le choix de la bibliothèque plutôt que celui de telle autre activité culturelle ou sportive.

    Il faut dire que les années 80 ont vu les élus, de gauche comme de droite, se convertir à l'orthodoxie budgétaire après des décennies de keynésianisme plus ou moins affirmé. On sacralise désormais l'équilibre budgétaire, ce qui passe par la réduction globale des dépenses, ou au moins leur contention. Mais, plus encore, on assiste à la distinction des « bonnes » et des « mauvaises » dépenses. Les dépenses d'investissement sont parées de toutes les vertus : elles renvoient à l'image de l'élu entrepreneur ; celles de fonctionnement, en revanche, connotent le gaspillage bureaucratique.

    Or, la politique de lecture est tout particulièrement coûteuse en fonctionnement. Ce dont sont conscients les élus : leur réserve à construire une nouvelle bibliothèque ne vient pas tant du coût de l'investissement initial dont ils pourront peut-être espérer tirer profit éleetoralement que des dépenses de fonctionnement qu'ils engagent pour de longues années. Et le « fonctionnement comme le fonctionnaire, est sur fond de remise en cause de l'État peu populaire.

    Qui plus est, les bénéfices politiques d'une politique de lecture sont limités. L'élu ne pourra se prévaloir de cette politique qu'à l'occasion de l'inauguration de la bibliothèque : par la suite, l'équipement lui échappe largement, approprié qu'il est par des usagers quotidiens avec lesquels il n'aura guère d'occasion d'entrer en relation. En matière culturelle, les musées, les théâtres, les concerts offrent davantage de possibilités à l'élu de se mettre en scène.

    Un enjeu politique réduit pour les assemblées territoriales

    Si l'on considère qu'une question devient un enjeu politique lorsqu'elle est saillante et l'objet de prises de positions différenciées, alors il est difficile de considérer la lecture comme tel.

    La lecture génère peu de débats, que ce soit lors des campagnes électorales ou dans les instances politiques des collectivités locales. À la différence des dossiers sociaux ou des autres dossiers culturels, peu de polémiques se développent à son propos. Il n'est donc pas étonnant que les élus chargés de ce dossier soient de « petits » (6) élus.

    Les discours des élus locaux sur la culture, et plus encore sur la lecture, se caractérisent par leur grande homogénéité. Les mêmes thèmes et souvent les mêmes arguments reviennent quel que soit le parti qui les décline.

    Nous avons étudié deux campagnes électorales, les municipales de 95 et les cantonales de 94 (7) . Un thème, l'ouverture de la culture, est récurrent dans les discours de tous les candidats. L'exemple de la campagne électorale des municipales de 95 à Bordeaux est significatif : le candidat RPR Alain Juppé souhaite « ouvrir la culture à tous » comme le candidat du PS Gilles Savary qui voit dans la culture « un outil au service de tous les Bordelais ». Quant aux communistes, ils oeuvreront pour « une politique culturelle audacieuse et ouverte tous » et, pour ne pas demeurer en retrait, la liste 3 Bordelais, le réveil (divers gauche) affirme, elle, que « le prestige oui, mais avant tout la culture et le sport pour tous Il (8) .

    À Bordeaux, le thème de la démocratisation culturelle trouve une traduction facile dans l'exigence d'une ouverture plus large de la bibliothèque municipale, demandée à la fois par le PS, le RPR, le PC et les écologistes.

    Cependant, à l'exception du PS qui souhaite développer des points lecture dans la ville, aucun projet particulier n'est évoqué en matière de lecture publique.

    Sur l'ensemble des campagnes électorales de 94 et 95, aucun véritable débat ne s'est engagé sur la question de la lecture (comme sur la question culturelle dans son ensemble d'ailleurs). Le Front National fait même preuve d'un mutisme complet à ce sujet. Et, lorsque des critiques s'expriment sur le bilan de l'équipe sortante, elles se focalisent sur l'aspect financier. C'est le thème du gaspillage qui revient le plus souvent, le PC étant le seul à rejeter « une politique culturelle au rabais ». Cette cristallisation des discussions sur l'aspect financier s'observe également dans les débats des assemblées territoriales.

    Nous avons étudié 7 assemblées territoriales (9) . Là encore, on remarque que la lecture n'y occupe que très peu de place, beaucoup moins en tout cas que le théâtre ou le spectacle vivant, et, lorsqu'il y a discussions à l'occasion d'une construction de médiathèque par exemple, c'est plus le projet urbanistique qui est discuté que celui de bibliothèque.

    Les rares disputes sur ce thème semblent d'ailleurs souvent décalées par rapport au sujet. Les élus communistes saisissent facilement cette occasion pour revenir sur leurs choix politiques en matière sociale, les élus socialistes du conseil général vont, eux, aborder les problèmes d'enseignement et d'éducation des jeunes chaque fois qu'il sera question de lecture.

    Mais globalement, là encore, le sujet semble consensuel, en apparence du moins. Il ressort en effet des débats qu'il n'existe qu'une façon de traiter les affaires de la lecture : tout le monde est d'accord pour penser qu'il faut agir en faveur de la lecture ; personne ne propose de solutions alternatives. Mais le consensus est pourtant difficile à maintenir lorsqu'on en vient à discuter des budgets. Les réticences ne viennent pas simplement des opposants, comme sur d'autres dossiers, mais également des membres de la majorité. Les rares débats ne portent alors que sur la hiérarchisation des priorités ou sur les coûts toujours trop élevés. Les élus chargés de la culture se trouvent toujours en position de devoir justifier l'utilité des dépenses engagées pour la lecture.

    N'étant pas un enjeu saillant dans le débat politique, ne mobilisant pas un budget important, la lecture ne va faire l'objet que de peu d'investissement de la part des élus.

    Nécessité faite vertu : le choix du portefeuille des affaires culturelles

    La « délégation » à la lecture est occupée par des élus au faible poids politique ; elle est aussi souvent choisie de façon négative. Les élus qui président une commission culturelle (ceux qui s'occupent de la lecture sont dans leur grande majorité des adjoints à la culture) ne cumulent qu'exceptionnellement un mandat local et un mandat national (or le cumul des mandats est un indice du degré d'influence d'un élu) et c'est rarement par intérêt politique qu'un élu choisit le poste d'adjoint à la culture. Nous avons demandé à une dizaine d'élus ce qui les avait amenés à s'occuper de la culture : la moitié d'entre eux admettent ne pas avoir choisi cette délégation. Certains avouent même qu'ils auraient préféré s'occuper d'une autre question. C'est donc le hasard ou des raisons contingentes qui ont souvent fait qu'ils occupent ce poste. Le siège de la Bibliothèque départementale de prêt se trouve dans son canton, c'est donc pour cela qu'on a demandé à tel élu de s'occuper de la lecture. Un autre reconnaît qu'il ne restait plus que « ça » (c'est un conseiller général élu pour la première fois). Un troisième explique qu'en tant qu'élu minoritaire au sein d'une majorité (c'est un élu du PC dans une assemblée présidée par le PS) il n'avait une chance d'avoir une marge de manoeuvre intéressante que dans une commission considérée comme mineure. D'autre part, la délégation à la culture sert souvent à remercier des élus qui apportent leur soutien à une majorité : on la propose à un élu de la composante minoritaire de la majorité (par exemple à un élu CDS dans une mairie présidée par le RPR) ; on l'offre en récompense à un ancien opposant qui se rallie à la majorité. Cependant, environ la moitié des élus interrogés réussissent à justifier a posteriori ces choix qui sont quand même en partie contraints. Ils expliquent alors que cette délégation leur revenait de façon quasi naturelle et mettent en avant leurs qualités personnelles, leurs professions ou leurs goûts en matière de loisirs pour légitimer leur titre d'adjoint à la culture.

    On le voit, cette délégation n'est pas considérée comme un poste représentant un enjeu politique important. D'ailleurs, on remarque que les élus qui l'occupent entretiennent le plus souvent des liens distendus avec le titulaire de l'exécutif. Il est rare que le responsable des affaires culturelles soit un proche du maire ou du président du conseil général.

    Finalement, force est de constater que la lecture n'est pas un élément clé dans la structuration du débat politique au niveau local. Mais dès lors, les élus vont disposer d'une certaine liberté, de ton comme d'action, ou plutôt, compte tenu de ce que l'on a dit de l'homogénéisation des discours politiques sur la lecture, c'est en fonction de leurs propres représentations de la lecture que les élus vont agir. Propres représentations ? Elles sont effectivement revendiquées comme telles par les intéressés. Mais il faut ici dépasser le discours des acteurs : l'innovation personnelle est limitée, leurs visions du livre comme de la lecture sont en fait le produit d'effets de position et de trajectoire et il semble possible de mettre en évidence des régularités dans ces discours « intimistes » (le sujet s'y prête) comme dans les actions mises en oeuvre.

    2 Portraits de lecteurs, portraits d'élus

    Il peut être fécond à ce stade de raisonner en termes d'homologie structurale en établissant des correspondances entre les représentations de la lecture des élus et leurs propriétés sociales, plus que politiques d'ailleurs.

    On peut dégager 4 types idéaux d'élus chargés de ce dossier à l'aide de deux variables qui semblent ici discriminantes. La dotation en capital culturel et pas seulement dans sa composante scolaire est l'un de ces axes de différenciation. On ne s'en étonnera guère, le livre renvoie à la culture légitime et la lecture à l'apprentissage éducatif. Les expériences scolaires, on l'imagine, laissent leur empreinte. Mais, un autre principe de division y apparaît avec force : l'appartenance à la sphère du « public » ou du « privé », plus que la profession, détermine les prises de position respectivement centrées sur la lecture, comme pratique, paradoxalement « publique », même lorsqu'elle est individuelle, ou le livre, comme objet, privé puis-qu'approprié. François de Singly et Claude Thélot ont montré il y a quelques années dans leur ouvrage Gensdu privé, gensdupublic, la grande différence (10) l'importance de cette coupure. Ils y expliquent les clivages existant entre les univers professionnels, les univers privés (vie familiale, consommation) et les opinions de chaque groupe. Cette opposition public-privé semble d'ailleurs constituer une variable explicative des comportements électoraux. Dès lors on ne s'étonnera pas que se superposent souvent, dans nos portraits d'élus, coupure publicprivé et couleurs politiques. C'est cependant bien la ligne de partage que constitue le clivage public-privé qui a été choisie car elle apporte un éclairage utile sur les trajectoires les plus complexes [nous exposerons plus loin les cas atypiques d'un médecin socialiste et d'un enseignant de droite) et permet d'aller au-delà des appartenances politiques qui, dans un domaine où les enjeux politiques sont faibles, se sont révélées être un facteur de différenciation peu productif.

    Les quatre «idéaux-types» ont donc été construits en tenant compte de deux critères : l'appartenance à la sphère du privé ou du public et la dotation en capital culturel.

    Ces « idéaux-types » ont été bâtis à partir des individus de notre échantillon qui présentaient les caractéristiques les plus affirmées (et parmi ces caractéristiques nous avons sélectionné celles qui illustraient le mieux chaque type). Ils ne sont donc pas représentatifs d'une moyenne.

    Ces portraits aux traits forcés que nous proposons ici n'ont pas pour objet de représenter la réalité mais d'en faciliter le questionnement (11)

    Les élus du privé : le livre, patrimoine ou bien de consommation ?

    Si les élus du privé insistent sur les facteurs d'offre, donc sur le livre plus que sur la lecture, ils se différencient pourtant en fonction de leur familiarité avec la culture légitime. Le capital culturel est bien discriminant.

    Type 1 : Une vision patrimoniale du livre

    Le premier type réunit des indépendants : professions libérales et patrons. Fortement dotés en capital culturel (c'est un élément traditionnel de définition de la profession libérale ; mais c'est aussi une particularité des chefs d'entreprise de notre échantillon), ils le sont aussi en capital social et en capital économique. On trouve ainsi : deux avocats (un membre du CDS, l'autre du parti radical), un médecin (membre du PS), un commissaire-priseur (sympathisant RPR), un architecte (sympathisant PS), le chef d'une entreprise de communication (membre du RPR) et le chef d'une entreprise de matériaux pour le bâtiment (sympathisant UDF). Ils appartiennent tous à la bourgeoisie locale et font figure de notables. C'est d'ailleurs souvent pour cette raison qu'on a sollicité leur participation à la vie publique. En dehors des études qui leur ont permis d'exercer leur profession, deux d'entre eux (un avocat et le médecin) ont mené des études parallèles (histoire, langues rares). Leurs activités de loisir semblent aussi à fort contenu culturel : la bibliophilie (pour le chef d'une entreprise de communication et l'architecte), la peinture pour le commissaire-priseur.

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    Tableau

    Le livre sanctifié

    Pour ces élus, le livre est un objet que l'on traite avec respect, qui se lit dans une ambiance calme et feutrée. Ils aiment les livres d'art, les éditions originales. Par ailleurs, ils considèrent que la lecture permet d'élever son esprit, d'enrichir sa culture, de mieux connaître l'histoire de son pays et de sa région, d'accéder à la beauté. Ces élus aiment lire des ouvrages d'histoire, de la littérature étrangère et de la poésie. Ils apprécient les livres d'art, les livres anciens dans des éditions originales mais aussi les récits de voyages et d'aventures des XVIIIeet XIXesiècles. Ils montrent au passage leur attachement aux auteurs nés dans leur région.

    Leurs goûts littéraires sont donc conformes à ce qui est perçu comme légitime et reconnu. Ils apprécient des auteurs considérés comme classiques, ceux que l'on étudie traditionnellement à l'école. Ils ont un penchant pour les genres nobles (poésie par exemple), ils aiment les livres d'aventures certes, mais ceux des siècles passés.

    Pour ces élus, le mot bibliothèque renvoie d'abord aux bibliothèques privées : un livre se possède plus qu'il ne s'emprunte. Ils reconnaissent cependant qu'une bibliothèque publique est utile pour ceux qui n'ont pas la chance de pouvoir acheter des livres. Ils la voient alors comme un lieu de culture avant tout où l'on peut admirer des expositions de qualité, entendre des conférenciers, participer à des débats. La bibliothèque est perçue avant tout comme un moyen d'accéder au patrimoine culturel, comme un endroit privilégié qui permet de s'immerger naturellement dans la culture.

    La vocation éducative de la bibliothèque ne vient qu'après pour eux et ils n'envisagent pas qu'elle puisse jouer un rôle social (si ce n'est d'éviter aux plus démunis d'acquérir des livres).

    Une politique de lecture centrée sur le patrimoine

    Nous qualifierons la politique de lecture publique de ces élus de patrimoniale. En effet, ils estiment que la bibliothèque est un moyen d'accéder au patrimoine culturel, ils perçoivent le livre comme un patrimoine ; enfin, ils portent un intérêt particulier aux infrastructures et donc au patrimoine bâti que représentent les bâtiments qui abritent la bibliothèque.

    Les actions publiques que préconisent ces élus ont pour objet le livre plutôt que la lecture. Ils ont donc tendance à privilégier des opérations du type Salon du livre ou Prix littéraire, mais aussi des actions de soutien à l'édition, notamment régionale.

    Ils se soucient en particulier de la conservation du patrimoine local et ont d'ailleurs fréquemment des liens personnels avec le milieu littéraire régional, ce qui les porte à considérer comme plus naturel encore de favoriser les auteurs et les éditeurs locaux et la culture régionale en général.

    Par ailleurs, leur politique en faveur du public s'arrête à l'idée qu'il suffit d'élargir l'offre pour permettre au plus grand nombre d'accéder, presque spontanément, à la lecture. Pour ces élus, il n'existe pas d'autre culture que la culture légitime. Ceux qui n'y accèdent pas sont victimes d'une défaillance des équipements (pas de bibliothèque) mais peut-être plus encore d'un manque de volonté (la culture se mérite). On pourrait qualifier ce type d'action culturelle de prosélyte, car il s'agit de convertir l'ensemble d'une société à l'admiration des oeuvres consacrées par la critique savante.

    Attirés par l'objet, férus de bibliophilie, ces élus sont sensibles aux actions de préservation du patrimoine écrit : achat d'ouvrages anciens, activation de réseaux personnels pour favoriser des dons et des legs, financement d'expositions pour mettre en valeur des fonds anciens. Il faut noter que dans ce domaine l'intérêt personnel de ce type d'élus pour ce sujet est renforcé par l'action du ministère de la Culture et des Directions régionales des Affaires culturelles, qui encourage depuis quelques années les collectivités locales à protéger le patrimoine écrit des bibliothèques.

    Familiers du livre, forts de leur capital culturel, ces élus aiment se montrer à l'occasion d'inaugurations, d'expositions ou de manifestations dans les bibliothèques (même si, on l'a dit, leur présence est moins visible que dans d'autres arènes). Ils estiment rencontrer souvent les bibliothécaires. Mais, cette impression n'est pas partagée par ces derniers qui, au contraire, déplorent de ne pouvoir engager de véritables dialogues avec leurs élus. Il reste que cette fréquentation « mondaine » semble être pour eux le seul moyen envisageable pour rencontrer les professionnels des bibliothèques. En réalité, ces élus, issus le plus souvent de familles aisées et bien ancrées dans la région, sont plus proches des associations locales rassemblant des érudits que des bibliothécaires. Ils incitent d'ailleurs les bibliothèques à travailler avec ce type d'associations. Leur tendance à encourager le travail des associations s'explique aussi par le fait que, selon eux, l'État ne doit pas tout faire. Cela implique une valorisation de l'initiative individuelle qui va se retrouver chez les élus du second groupe, également ancrés dans la sphère du privé.

    Type 2 : Une vision consumériste du livre

    Les élus qui représentent le mieux le second type sont issus d'un milieu social plus modeste que ceux que nous venons de décrire. Ils n'ont généralement pas fait d'études supérieures. Ils travaillent dans le secteur privé mais comme salariés, en tant que cadres ou techniciens. Ils sont en situation d'ascension sociale relative : la promotion interne dans l'entreprise est à l'origine de leur progression. Ils sont engagés dans la vie associative, notamment dans des associations caritatives ou dans des structures qui exaltent l'initiative personnelle (du type « Jeune Chambre Économique ii). Ils ne parlent pas beaucoup de leur engagement politique : malgré ce flou savamment entretenu, ils appartiennent plutôt à la droite libérale, sans aller forcément jusqu'à adhérer à un parti politique.

    Pour illustrer notre propos, nous avons sélectionné quatre personnalités : un technicien de l'aéronautique (divers droite), un cadre d'une compagnie d'assurances (divers droite), un cadre d'une banque (membre du RPR) et un ingénieur à la retraite (divers droite).

    Le livre évacué, une absence de discours sur la lecture

    Ces élus éprouvent des difficultés à parler de leurs propres lectures. Ils reconnaissent facilement qu'ils lisent peu, disant manquer de temps pour le faire. Si, réponse obligée, ils citent les derniers essais politiques lus, ce sont, au-delà, les livres « faciles », qui détendent, qui permettent d'oublier les préoccupations quotidiennes, qui ont leur faveur. Ces élus n'ont pas vraiment d'avis sur le livre et la lecture, ils ne semblent pas intéressés par la question. Quand on aborde le sujet avec eux, ils ont tendance à dévier la conversation sur la musique ou le cinéma. Cela peut sans doute s'expliquer par leur faible dotation en capital culturel.

    Logiquement, ils n'ont pas beaucoup d'idées non plus sur les bibliothèques et sur le rôle qu'elles sont susceptibles déjouer dans la société. Ils s'en tiennent à quelques généralités, voire à des idées reçues. Ainsi, ils déplorent aisément, sans apporter d'éléments d'explication, que les enfants et les jeunes aient un niveau de lecture toujours plus bas.

    Leur expérience personnelle fait qu'ils considèrent la lecture comme un divertissement, donc non comme l'objet d'actions publiques prioritaires. C'est parmi eux que l'on va trouver la majorité de ceux qui n'ont pas de politique de lecture, ce qu'ils vont justifier au nom de considérations budgétaires.

    Une politique minimale le coût et le goût

    Afin de contourner la difficulté créée par le mutisme de ces élus sur la lecture, on s'est intéressé à la façon dont ils envisagent une politique culturelle en général.

    L'adhésion de ces élus à l'idéologie libérale les incite à réprouver l'intervention des pouvoirs publics en ce domaine : il faut laisser agir le secteur privé et les individus en respectant l'indépendance des artistes. Ils sont toujours prêts à dénoncer le coût des actions publiques en matière de culture, qui accroît encore la pression fiscale pesant sur leurs concitoyens. Ces élus refusent donc de créer ou d'institutionnaliser des services culturels. Ils recrutent le minimum de professionnels, préférant encourager l'action d'associations et de bénévoles. Cependant, il faut noter que ce type de solutions est assez fréquent. Les motivations de ce choix sont variées : elles vont de la simple commodité de gestion à la valorisation de la démocratie locale. Le type d'élu décrit ici choisit cette solution pour des raisons économiques et parce qu'il souhaite laisser libre cours aux initiatives individuelles.

    D'une manière générale, ces élus interviennent peu dans le champ culturel. En ce qui concerne les bibliothèques, ils vont laisser une marge de manoeuvre relativement importante aux professionnels en place (dans le cadre cependant d'une enveloppe budgétaire fort réduite), les laissant libres de choisir leur politique d'acquisition et d'animation autour du livre et affirmant leur faire confiance. Ils entretiennent très peu de relations, voire pas du tout avec eux. Le livre, la lecture : ce n'est pas vraiment leur affaire.

    Ce qu'ils n'approuvent pas au niveau local (l'intervention des pouvoirs publics) ils ne l'acceptent pas non plus, bien sûr, de l'État central.

    Ils éprouvent une grande méfiance vis-à-vis de l'action culturelle de l'État qu'ils estiment n'être qu'une politique de prestige (12) . D'autant que ces dépenses qu'ils qualifient facilement de somptuaires sont concentrées sur des projets parisiens, au détriment de la province.

    Mais, l'excès de centralisme est aussi dénoncé à un autre niveau car quand l'État intervient localement, c'est pour faire respecter des règles qu'ils jugent exagérément technocratiques.

    Ces élus réinvestissent dans le champ culturel des discours habituellement tenus dans celui de l'économie. Ils soumettent leur politique culturelle au verdict du marché. Ils évaluent en effet l'action des établissements en termes d'audience. L'appréciation est uniquement quantitative.

    On est en présence d'une conception libérale du « populaire » : l'évaluation se fait à « l'audimat », dans un certain état de l'offre, sans considérer les effets que pourrait avoir son élargissement. S'il y a une demande, il faut y répondre par une offre ; s'il n'y en a pas, on ne doit rien proposer. Et en cela ces élus se différencient de ceux de la première catégorie qui nuancent très fortement la pertinence de cette appréciation immédiate du public. Ce qui importe pour ces élus, et ils le rappellent constamment, c'est qu'il y ait du public. Cet argument va pouvoir être utilisé pour justifier l'absence d'action en ce domaine : vu le peu de lecteurs inscrits à la bibliothèque, il est inutile de la financer de façon plus importante, car le coût par usager deviendrait prohibitif. Quand ces élus vont souhaiter, malgré tout, agir dans le domaine du livre et de la lecture, leur appartenance au secteur privé et surtout leur idéologie libérale les conduiront à préférer soutenir des opérations type du Salons du livre, qui associent activités commerciales et culturelles, plutôt que des projets de lecture publique.

    Les élus du public : la lecture, de l'éducation à l'intégration sociale

    Dans la sphère publique, c'est davantage en termes de lecture que de livre que l'on parlera. Et cette pratique n'est plus seulement considérée comme culturelle : « professionnellement » les élus du troisième groupe vont être enclins à insister sur son rôle éducatif ; « politiquement », ceux du quatrième type y verront une voie d'accès à la citoyenneté.

    Type 3 : La lecture, une dimension de l'éducation

    Le troisième type est celui de l'élu enseignant (13) Un enseignant singulier puisqu'il ne fait pas, ou n'a pas fait, qu'enseigner : il peut occuper (ou avoir occupé) un poste de directeur d'établissement, de président d'université ou encore travailler au sein d'organismes tels que les CDDP (14) . Il s'agit donc d'enseignants qui évitent, au moins en partie, le face-à-face pédagogique. Ce profil masque en réalité des situations hétérogènes. Certains occupent des postes correspondant à d'importantes responsabilités parce qu'ils ont souhaité s'investir dans l'administration et dans la direction de leur établissement ; ils ont ainsi acquis au fil du temps une certaine notoriété qui a pu favoriser leur élection. D'autres, au contraire, ont accédé à des postes où l'on n'enseigne pas (mais où les responsabilités ne sont pas forcément très grandes) en raison même de leur engagement politique afin de bénéficier d'une plus grande souplesse d'emploi du temps pour mieux concilier carrière politique et professionnelle.

    Dans tous les cas, ce sont des élus qui ont, ou ont eu, (on connaît l'investissement traditionnel des enseignants en ces domaines) une activité militante dans les secteurs syndical et associatif (amicales laïques, associations sportives et socioculturelles). Pour bâtir ce troisième portrait, nous avons choisi un échantillon comportant : 4 instituteurs (2 membres du PS et 2 sympathisants PS), 3 professeurs du secondaire (2 membres du PS et un sympathisant) et un professeur d'université (divers droite).

    La lecture, scolarisée

    Pour eux, la lecture est essentielle au développement intellectuel de chacun. C'est ce qui permet d'ouvrir l'esprit, de connaître sa propre culture et celle des autres, de comprendre le monde qui nous entoure, de se cultiver. Ils aiment lire, ou plutôt relire, ce qu'ils appellent des classiques (on relit toujours des classiques car il ne serait pas légitime, vu sa position professionnelle, de ne pas les avoir lus), qui sont principalement les auteurs du XIXeet du début du XXesiècles que l'on étudie en classe (Colette, Balzac, Flaubert...). Cette caractéristique, la familiarité avec la culture légitime, les rapproche des élus du premier portrait. Cela s'explique facilement : les types 1 et 3 correspondent à des élus fortement dotés en capital culturel. Ils se défendent également de céder aux modes littéraires et affirment ne pas s'intéresser aux succès éditoriaux du moment, à ces livres dont on parle à la télévision.

    Ils évoquent volontiers leurs lectures : les dévoiler, c'est aussi affirmer une personnalité. La lecture ne relève pas du divertissement, c'est une activité sérieuse. Il leur serait donc impossible d'avouer des lectures frivoles, ou même simplement faciles. Mais ils parlent plus encore des lectures des autres et en particulier de ceux dont ils ont la charge : la lecture doit être la base de la formation des jeunes. Ils estiment en effet que le goût de lire s'acquiert jeune, ou ne s'acquiert pas, et qu'il est donc primordial de le donner aux enfants. Les bibliothèques sont conçues comme des lieux qui complètent et prolongent l'action de l'école. Cette sensibilité aux besoins des jeunes apparaît somme toute logique pour des enseignants. L'argumentation qu'ils développent rappelle aussi le discours du ministère de l'Éducation nationale sur la lecture. Ils ont en particulier fait leur (15) , l'idée que la lecture doit être déscolarisée afin qu'elle ne soit plus perçue comme une contrainte scolaire mais comme une source de plaisir. Pourtant, le propos est ambigu : s'il s'agit de déscolariser la lecture, c'est pour mieux l'intégrer à l'éducation de l'enfant. Or, cette opération a lieu par l'intermédiaire de l'école, souvent en son sein : la bibliothèque doit venir à l'école, autant que l'école aller à la bibliothèque. Les enseignants vont ainsi garder le monopole de l'accès à la lecture.

    L'élu dans la bibliothèque, la bibliothèque dans l'école

    Les représentations de la lecture de ces élus ont des conséquences directes sur leur façon d'envisager une politique de lecture. Nous l'avons vu pour les autres groupes, mais dans le cas des enseignants, c'est d'autant plus vrai qu'ils ont tendance à fusionner activités professionnelles et politiques. Pour certains d'entre eux, il est même difficile de distinguer la limite entre leurs deux activités. Une directrice d'école maternelle, enseignant dans un quartier difficile, a incité sa commune à ouvrir les BCD (Bibliothèques Centres Documentaires) des écoles aux parents en créant des « micro-points-lecture ». Cette personne qui était interrogée en tant qu'élue a répondu en parlant de son expérience professionnelle. De même, un ancien instituteur chargé du développement des nouvelles technologies au CDDP cite parmi les missions principales de la future médiathèque de sa commune le fait de faciliter l'utilisation des nouveaux médias. Cette tendance à associer étroitement, jusqu'à confondre, activités professionnelles et politiques explique leur très forte présence sur le terrain et leur implication personnelle dans la réalisation de politiques de lecture qu'ils ne sont normalement (division du travail entre élus et techniciens aidant) appelés qu'à définir. Ils rencontrent ainsi fréquemment les personnels des bibliothèques de leur commune ou de leur département. Ils participent volontiers avec eux à des séances de travail, ce qu'apprécient généralement les bibliothécaires. Ils sont d'ailleurs tellement proches d'eux qu'il peut y avoir parfois confusion des rôles. Ils ont tendance à conseiller les bibliothécaires sur les choix en matière d'acquisitions ou sur les thèmes à retenir pour des animations autour du livre. Ils ont toujours à l'esprit leur rôle d'enseignant et les responsabilités qu'ils ont par rapport à l'apprentissage de la lecture. Ils ont donc tendance à centrer leur politique sur la lecture plutôt que sur le livre ; leur politique de lecture donne la priorité aux jeunes et encourage une collaboration entre bibliothèques et établissements scolaires. Ils estiment qu'il doit exister des espaces réservés au sein des bibliothèques pour que les scolaires et les étudiants puissent y travailler. Ils sont enclins à favoriser toutes les rencontres possibles avec le livre à l'intérieur des établissements, en encourageant par exemple la venue d'auteurs dans les écoles afin que l'enseignant ne soit pas le seul lien existant entre l'enfant et le livre.

    Ces élus, très favorables aux bibliothèques publiques, sont aussi des défenseurs des bibliothèques scolaires, s'ils incitent les bibliothèques publiques à travailler avec les établissements scolaires, ils souhaitent également que les bibliothèques des écoles accueillent un public autre que les élèves, les parents en particulier. On retrouve là, de la part d'élus qui se définissent fréquemment comme laïcs, le modèle de la bibliothèque populaire où parents et enfants se retrouvaient après l'école, réunis dans la même volonté d'apprendre.

    Éduquer en désacralisant le livre

    Ils ont également la volonté de dédramatiser l'accès aux bibliothèques et de les ouvrir à tous. Pour favoriser la démocratisation de la lecture, ils pensent, contrairement aux élus proches du type 2 qui, eux aussi, s'intéressent à l'impact de leur politique sur le public, qu'il ne suffit pas de multiplier l'offre mais qu'il convient d'aller vers les personnes qui ne viennent pas spontanément à la lecture. Pour atteindre cet objectif, et forts sans doute de leurs expériences associatives, ils vont encourager tout ce qui est animation autour du livre : rencontres, débats, animations de toutes sortes dans la mesure où il est possible d'une manière ou d'une autre, de leur associer des livres. Plus que de manifestations culturelles, c'est d'animation socioculturelle dont il faut parler. Les thèmes choisis sont très variés afin d'intéresser des personnes différentes que l'on amènera à la lecture de façon détournée.

    Ces élus, à l'opposé de ceux pour lesquels nous parlons de vision consumériste du livre, ne considèrent pas les lecteurs comme des clients qui seraient entièrement libres de leurs choix mais comme des usagers qu'il convient d'éduquer.

    Ils ne sont pas effrayés par les nouvelles technologies ; au contraire, ils considèrent que cela peut être un moyen d'attirer vers la lecture de nouveaux publics, plus jeunes et moins familiers du livre que les usagers habituels des bibliothèques. Mais, animation socioculturelle et nouvelles technologies ne suffisent pas toujours à attirer de nouveaux lecteurs. Ces élus estiment qu'il faut aller de façon déterminée vers ceux qui viennent difficilement à la lecture et cibler les populations les plus fragiles pour leur offrir des services particuliers. D'où les encouragements à l'établissement de partenariats avec d'autres institutions telles que les crèches et les maisons de retraite. Et plus largement le développement de toutes ces initiatives qui visent à faire sortir le livre des rayons des bibliothèques.

    Type 4 : La lecture, facteur d'intégration sociale

    Le quatrième idéal-type a été construit à partir de deux personnalités très caractéristiques.

    Le premier, issu d'une famille ouvrière, est à l'origine employé de La Poste. Il est militant du Parti communiste et a été permanent de la CGT. Le second, membre du Parti socialiste, fils d'instituteurs, est cadre dans une collectivité locale (dirigée par le PS). Ces deux élus ont en commun, et c'est plus largement sans doute un trait saillant de cet idéal-type, de connaître grâce au parti, une promotion professionnelle parce que politique. Leur dotation en capital culturel est nettement plus réduite que celle des autres élus du public, même si leur formation politique compense cette faiblesse initiale en leur donnant en la matière d'autres titres de légitimité. Dit autrement, ils ne se sentent pas, comme les élus du privé du 2e groupe, en situation d'infériorité culturelle : leur représentation de la lecture s'explique largement par cette position.

    Le livre, outil d'émancipation

    La lecture est pour eux un moyen de prendre de la distance ; elle est une pause, un temps de réflexion qui permet d'analyser le quotidien. En même temps, la lecture (et ils ne citent pas seulement des livres mais aussi largement la presse) semble répondre à une nécessité pratique. Elle est largement contingente. Même lorsqu'ils parlent de littérature, plus rarement, c'est pour en souligner l'intérêt politique, car la fiction qui permet de rêver aide à sortir des cadres de pensée habituels à se projeter dans l'avenir et à imaginer un monde meilleur. Ils estiment que la lecture aide les individus à maîtriser l'évolution de la société : elle participe pleinement à la formation du citoyen et permet d'être « acteur de son destin ». Leur conception de la citoyenneté est très large et implique en premier lieu la capacité, un sens pratique plutôt, à s'orienter dans la vie quotidienne.

    Par conséquent, l'illettrisme leur apparaît comme un problème particulièrement grave pour l'individu mais aussi pour la société : ils estiment même qu'il peut mettre en danger la démocratie. Pour eux, seul l'accès à l'écrit peut préserver de l'obscurantisme et de tous les extrémismes car il permet d'éveiller l'esprit critique. Quant à la bibliothèque, elle est aussi considérée comme un lieu favorable à l'apprentissage de la démocratie ne serait-ce que par le rôle de socialisation qu'elle joue. Elle est en effet perçue comme un espace où des personnes d'âges et de milieux différents peuvent se rencontrer.

    La lecture publique comme politique sociale

    Le troisième et le quatrième type se rejoignent sur ce thème. L'idée que la maîtrise de la lecture peut contribuer à lutter contre les inégalités sociales et qu'il convient de la faire partager au plus grand nombre possible est commune aux deux groupes.

    On notera cependant que les élus correspondant au quatrième portrait vont plus loin que les élus enseignants : la lecture est pour eux un vecteur de changement social. Ils donnent d'ailleurs à leur politique de lecture une forte connotation sociale alors que les enseignants ont plutôt tendance à en faire des politiques d'éducation (même si à leur tour elles peuvent prendre une coloration sociale).

    À travers elle, mais aussi à travers leur politique culturelle en général, ils entendent affirmer leurs choix politiques. Il leur semble logique d'agir en direction des plus défavorisés, les autres n'ayant pas selon eux besoin de l'intervention publique pour accéder à la culture. Pour eux, promouvoir la lecture est ainsi un moyen de faire reculer les inégalités sociales. Ils vont donc intégrer des dispositifs de lutte contre l'illettrisme et de développement de la lecture dans les contrats de villes destinés à combattre les inégalités.

    Ils encouragent enfin les formes populaires de la culture car il leur semble important de valoriser la culture de ceux qui sont les plus dominés. Cette volonté de favoriser les cultures populaires semble renvoyer à une conception populiste de l'action culturelle. Elle s'éclaire au regard des itinéraires de ces élus : l'exaltation de la culture populaire est aussi un mode de reconstruction identitaire.

    Leur intérêt pour les formes populaires de la culture et leur réflexion sur le rôle de la lecture dans la lutte contre les inégalités sociales les amènent également à réfléchir sur la notion de public. La question des publics ne peut se résumer pour eux au problème du nombre. Il s'agit de savoir qui fréquente les bibliothèques publiques, de comprendre pourquoi certains n'y viennent pas et d'agir en direction de ces derniers. Comme leurs collègues (du public I) enseignants, ils vont donc être sensibles au discours du ministère de la Culture sur les publics spécifiques, les reprendre à leur compte et s'engager dans des actions en direction de ces publics-là. Même si pour ce faire, ils s'appuient, eux, autant sur les associations, notamment de quartiers, que sur l'école. Ils vont donc favoriser des collaborations entre services de lecture publique et services sociaux (sous forme, par exemple d'interventions de bibliothécaires dans des permanences de PMI (16) ou dans des foyers d'accueil de jeunes). Ils vont enfin s'intéresser de près au choix des livres et à la constitution des collections : il leur semble essentiel de bien connaître les publics de la bibliothèque pour appréhender les besoins en matière de lecture et constituer en fonction de ces besoins le fonds de la bibliothèque. On l'aura compris, ces élus-là sont interventionnistes et ont tendance à encadrer de façon plus ou moins importante les choix des bibliothécaires, en particulier en matière d'acquisitions (17) . La lecture représente réellement un enjeu politique pour eux, sans doute parce qu'ils raisonnent plus en militants qu'en élus. Dès lors, il est logique de leur part d'intervenir de façon volontariste dans ce domaine au détriment parfois de l'indépendance des fonctionnaires chargés des services qu'ils investissent. Selon le degré de connivence idéologique existant entre élus et bibliothécaires, on verra alors soit se constituer des couples qui agiront de concert, soit naître des conflits plus ou moins ouverts.

    Conclusion

    Au terme de cette présentation rapide de catégories aux traits (c'est la règle du jeu), un peu forcés, il conviendrait de confronter la réalité des politiques réalisées à ce cadre d'analyse. On s'en doute, cette réalité fait la part belle à des solutions mixtes empruntant aux différents types. En l'absence d'une rhétorique partisane forte, nous l'avons vu, c'est le parcours social de chaque élu qui est déterminant. La construction d'idéaux-types nous a permis de clarifier notre propos en nous aidant à préciser les limites entre lesquelles se situent les acteurs de notre étude. On notera cependant que ce travail laisse de côté l'analyse de l'action des professionnels de la lecture. Or, la faiblesse des enjeux politiques laisse aussi le champ libre à ces professionnels (et de façon plus marginale aux associations qui travaillent dans ce domaine) qui peuvent faire valoir relativement facilement leurs façons d'envisager la question. Il n'est d'ailleurs pas impossible que, dans certains cas, leur influence soit prépondérante dans la définition des politiques de lecture.

    1. Même si l'actualité récente, au travers de l'intervention directe des élus du Front National dans le choix des ouvrages, a montré que, dans certaines conjonctures et au travers du débat sur la censure, le livre peut redevenir un enjeu. retour au texte

    2. * Ministère de la Culture (DEP), Les dépenses culturelles des communes, La Documentation Française, 1991. retour au texte

    3. » Chiffres de 1990 tirés de Ministère de la Culture (DEP), Les dépenses culturelles des régions, La Documentation Française, 1995. retour au texte

    4. Chiffres de 1997 tirés de Ministère de la Culture (DEP). Les dépenses culturelles des déportements, La Documentation Française, 1992. retour au texte

    5. Un maire de la Communauté urbaine de Bordeaux cité parTélérama, N* 2443, novembre 1996. retour au texte

    6. On emploie ici ce terme par opposition à celui de grands élus et non pas dans un sens péjoratif. retour au texte

    7. Qui concernent 3 villes : Bordeaux (200 000 hab, RPR), Talence (35 000 hab, CDS) et Bègles (25000 hab, maire écologiste) ainsi que 10 cantons tous situés en Gironde. Nous avons utilisé les professions de foi des candidats et les journaux de campagne distribués dans les boîtes aux lettres par le PS, le RPR, les écologistes, le PC et le FN. retour au texte

    8. Extraits des journaux de campagne des différents candidats. retour au texte

    9. s'agit de Bordeaux, de talence, de Bègles (successivement dirigée par le PC et un maire écologiste), de Mérignac (60000 hab, PS), Blanquefort (15 000 hab, divers droite) ainsi que du conseil général de la Gironde (PS) et du conseil régional d'Aquitaine (RPR). retour au texte

    10. François de SINGLY, Claude THÉLOT, Gens du public, gens du privé, la grande différence, Dunod, 1998. retour au texte

    11. «« On obtient un idéal-type en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolement, diffus et discrets que l'on trouve tantôt en grand nombre et par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis pour former unilatéralement un tableau de pensée homogène... Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s'écarte de ce tableau idéal. Appliqué avec prudence, ce concept rend le service spécifique qu'on en attend au profit de la recherche et de la clarté ». Max Weber Essais sur la théorie de la science, Presses Pocket, 1992. On notera donc que si les portraits présentés ici ont bien été construits à partir de caractéristiques repérées chez certains élus interrogés, ils ne correspondent totalement dans la réalité à aucun des élus rencontrés. retour au texte

    12. On retrouve là, vulgarisées, les critiques de M. Fumaroli.Voir Marc Fumaroli, L'État culturel, De Fallois, 1991. retour au texte

    13. Il s'agit de la profession la plus représentée parmi les adjoints à la culture. retour au texte

    14. Centre Départemental de Documentation Pédagogique. retour au texte

    15. On peut considérer que le Ministère s'est ici appuyé sur la pratique des enseignants. retour au texte

    16. * Protection Maternelle et Infantile. retour au texte

    17. On notera que cette propension à encadrer, voire imposer, des acquisitions n'est pas propre aux élus de gauche mais qu'elle est plutôt une caractéristique des élus militants. Nous n'avions pas dans notre échantillon d'élus du Front National, mais les récents événements dans certaines municipalités dirigées par ce parti ont montré jusqu'à la caricature les implications que pouvait avoir un tel interventionnisme. retour au texte