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    La lecture à l'écran

    Par Monique Huot-Marchand, Conseillère pédagogique Association FAIRE (Formationet aide à la réinsertion

    Il se dit parfois que cette seconde moitié du xxe siècle est l'ère de l'image, que les citoyens sont submergés d'images et d'informations véhiculées par des médias sonores et visuels, et que l'édition du livre rencontre quelques difficultés. Les bibliothèques développent beaucoup d'énergie pour essayer de toucher certaines tranches de la population qui apparemment ne lisent pas, ou plus. On en vient même à se demander si l'image et le son ne vont pas progressivement supplanter le texte...

    Et voici que nous arrive un nouveau support, « la lecture à l'écran ». Il ne s'agit plus là, en effet, de médias radiodiffusés ou télévisés, mais bien de messages combinant tous les médias - y compris du texte - à lire sur écran. Pour analyser ce nouveau phénomène, nous pourrons nous interroger sur la spécificité de ce type de lecture, sur ses retombées culturelles et économiques, mais aussi sur ce qu'est la lecture en soi et sur la façon dont elle peut être modifiée par ce que nous propose la lecture à l'écran aujourd'hui.

    Nous pourrons ainsi étudier dans quelle mesure la lecture sur écran est amenée ou non à entrer en conflit avec le livre, et si elle peut freiner ou optimiser un accès à la lecture, selon l'émergence d'une incompatibilité ou d'une complémentarité entre différentes évolutions culturelles.

    Spécificités techniques de la lecture à l'écran

    Nouvelle lecture, plaisir, liberté et... limites d'un infiniment grand

    La lecture à l'écran est souvent tout d'abord appréhendée comme un nouveau plaisir. Il est facile et agréable de pouvoir faire défiler toutes sortes d'écrits par de simples clics de souris. Le multimédia, par la diversité des couleurs, des images fixes ou animées, des vidéos et du son, sous forme de musique ou de lecture sonore, plonge le lecteur dans une suave harmonie, où les textes, les couleurs et les sons se répondent.

    On sait d'ailleurs qu'une information reçue par une interaction entre le texte, l'image et le son est plus facile à mémoriser sans attention particulière. Par ailleurs, la lecture en hypertexte, permettant de « grappiller d'un texte à un autre, donne une agréable sensation de liberté. Sur écran, le lecteur peut en effet quitter un texte pour en consulter un autre, complémentaire, puis s'éloigner un peu plus à la recherche du sens d'un mot inconnu, directement accessible, pour revenir quand il le souhaite au texte initial ; ces différents accès directs offrent un nouveau confort à la lecture.

    Le lecteur peut avoir parfois le sentiment de vivre cette liberté à l'infini, un texte pouvant s'ouvrir sur un ou sur de multiples autres textes, voire sur un ou plusieurs autres mots. Mais il peut ainsi se trouver embarqué dans une lecture « en abyme où, de renvoi en renvoi, il court le risque de se perdre, d'oublier complètement son texte ou sa recherche initiale, de ne plus savoir par quels chemins il est passé, ni où il veut aller, ni d'où il vient, et s'en trouver très désappointé. Il serait intéressant, à ce sujet, de réfléchir sur les avantages et les inconvénients de cette grande liberté de lecture, et sur d'éventuelles nouvelles compétences qui permettraient au lecteur d'atteindre, dans cet espace quasi infini, un bon degré de satisfaction par rapport à son attente sans être victime d'une trop grande dispersion.

    Limites d'un support ressenti comme infiniment petit

    Paradoxalement, la lecture sur écran réduit en même temps le champ de vision du lecteur. L'écran ne peut généralement offrir qu'un aspect parcellaire de ce que pourrait être la page papier correspondante. De ce fait, le lecteur est privé des informations que peut lui apporter la macrostructure d'une page, voire d'un texte. On connaît en effet l'apport d'informations contenues dans l'organisation des titres, sous-titres, différences de caractères, paragraphes, etc. Pour exploiter ces informations, directement accessibles sur document papier, le lecteur sur écran doit, en revanche, cliquer plusieurs fois et reconstituer mentalement la macrostructure du texte, ce qui, cette fois, nuit au confort de lecture.

    Entre autres, la lecture sélective, qui permet au lecteur de sélectionner directement le paragraphe intéressant tout en le situant mentalement dans l'ensemble du texte, devient plus laborieuse. Il est à noter que cet aspect parcellaire gêne plus ou moins la lecture, selon les types de textes et selon les pratiques du lecteur, selon sa sensibilité à l'importance de ces informations. On pourrait néanmoins réfléchir au risque encouru par une évolution vers une lecture à vision plus parcellaire, plus morcelée, si la lecture sur écran devenait une pratique plus courante que la lecture papier ; il conviendrait d'être d'autant plus vigilant sur cette éventuelle dérive que l'on connaît l'importance de la vision synoptique d'un texte pour en élaborer une lecture dynamique.

    Limites d'un support virtuel

    Enfin, la spécificité virtuelle de la lecture sur écran a pour autre caractéristique de ne jamais prendre la forme d'un objet palpable, possédé, sous forme de livre, de revue ou de journal. La trace papier imprimée court les risques de la feuille volante ; et le manque de matérialité de la lecture à support virtuel peut altérer le processus de mémorisation, surtout si celui-ci n'est pas conforté par la récurrence de plusieurs médias, comme c'est le cas du texte seul par exemple.

    La mémoire de certains écrits peut en effet rester liée à la représentation mentale qui nous reste de l'objet support, un livre manipulé et conservé par exemple. Mais cela dépend aussi peut-être de processus mentaux que l'individu a pu construire dans un cadre culturel bien précis. Si la transmission culturelle de l'écrit change fondamentalement de véhicule, il serait en effet intéressant d'étudier la nature et les conséquences de ce changement, ainsi que les processus éducatifs à mettre en place pour éviter toute déperdition d'une culture à l'autre.

    Ainsi cette lecture virtuelle, si alléchante, peut receler des risques de dispersion, de lecture parcellaire et fugace, avec éventuellement des pertes d'information ou de mémorisation. Mais ces manques ne peuvent-ils pas être régulés s'ils sont bien gérés et compensés par de nouveaux avantages que nous offre ce type de lecture ?

    Développement de la production éditoriale virtuelle: une avancée économique et/ ou culturelle ?

    Une nouvelle ouverture culturelle, systématiquement réactualisée

    D'une part, le développement du cédérom, proposant des produits de type encyclopédie - découverte d'une culture, d'un personnage célèbre, d'un courant artistique, historique ou technique, voire d'oeuvres littéraires - semble devenir un bon tremplin vers une vulgarisation plus importante de la culture sous toutes ses formes. Outre un prix de revient plus faible, ces publications semblent offrir différents avantages. Une encyclopédie sur cédérom, si elle offre une interactivité multimédia, est forcément plus attractive et permet de mieux mémoriser les informations grâce à la récurrence du multimédia ; elle sera par ailleurs moins volumineuse que l'encyclopédie sur papier, tout en permettant néanmoins l'impression des pages que l'on souhaite conserver, voire archiver, pour en éviter la dispersion.

    En ce qui concerne les présentations de musées ou de peintres, certains commentaires interactifs permettent au néophyte d'apprendre à « lire » un tableau, voire à décrypter certains détails par agrandissement ; cela peut susciter chez l'individu un nouveau goût pour la peinture ou les musées. Enfin, sur ce type de support, où la macrostructure a peutêtre moins d'importance, l'information précise peut éventuellement être trouvée de façon plus aisée grâce à de simples clics, sans trop souffrir de l'aspect parcellaire décrit plus haut.

    D'autre part, la lecture à l'écran sur Internet permet une communication immédiate avec le monde entier dans le temps, l'espace, les cultures, les centres d'intérêt, les informations en temps réel, de la plus généraliste à la plus pointue. La possibilité de réactualiser en permanence certains cédéroms grâce à Internet offre une garantie de performance non négligeable dans notre monde en perpétuelle évolution.

    Par ailleurs, cet outil fait souvent découvrir des domaines culturels parfois totalement insoupçonnés de l'internaute, avec toujours, de surcroît, les références qui permettent d'approfondir ces investigations à travers d'autres supports qui ne sont pas forcément virtuels d'ailleurs, des lectures, des déplacements ou rencontres. Face à la relation solitaire de l'individu avec la machine, nous connaissons la qualité des liens virtuels, puis quelquefois réels, qui se nouent entre différents individus se découvrant des centres d'intérêt communs. Une bonne lecture d'Internet peut donc être un moteur culturel et relationnel très dynamique.

    Il convient néanmoins de se demander si la lecture sur écran reste essentiellement une initiative individuelle, ou si elle est confortée par les institutions directement concernées.

    Une promotion institutionnelle

    Dans le Guide du multimédia en formation (Retz), Élisabeth Cormault explique que le multimédia est de plus en plus présent dans les bibliothèques, grandes et petites, et que « la nouvelle génération des médiathèques fait de l'accessibilité aux nouveaux supports d'information l'une de ses principales identités ». Dans cet article, il est fait état du nombre croissant de bibliothèques dotées d'un service de médiathèque et de différentes initiatives de bibliothèques locales pour développer ce service, ainsi que l'initiation du lecteur à l'exploitation de cette nouvelle technologie.

    On parle aussi de «numérisation du patrimoine », de responsabilité des bibliothèques dans la démocratisation de l'outil informatique pour ne pas recréer un élitisme de la culture à travers cet outil. Le multimédia est également de plus en plus présent au Salon du livre de Paris ainsi qu'au Salon du livre de la jeunesse à Montreuil. La lecture sur écran semble donc être intégrée par toutes les institutions qui ont pour vocation de promouvoir la lecture.

    Une avancée économique

    Des publications d'oeuvres complètes, comme les oeuvres de Montaigne ou l'intégralité du Comte de Monte-Cristo, avec commentaires sur la vie d'Alexandre Dumas, sont avantageusement commercialisées sur cédérom, de façon bien moins volumineuse et moins onéreuse qu'en édition papier.

    Par ailleurs, les sites Internet de l'édition sont de plus en plus nombreux. La mise sur le Web de certains romans en facilite l'accès au lecteur, qui n'a plus besoin d'aller chercher ou commander ses livres en librairie ou en bibliothèque. La publication sur le Web de certains débuts de récit élargit éventuellement la culture livresque des inter-nautes, mais peut également les inciter à acquérir le livre papier pour en terminer la lecture. Au sujet de la nouvelle formule des Classiques Garnier Multimédia, Laurence Santantonios rapporte ainsi dans l'ABFrf285 les propos de Jean-Pierre Sakoum, codirecteur du Catalogue des lettres : « Ce type d'édition ne pourra plus se contenter du papier, sans profiter à la fois des avantages financiers et de la force de diffusion que représente l'édition électronique. » De fait, les oeuvres des auteurs classiques sont de plus en plus disponibles et téléchargeables sur le Web.

    En revanche, des problèmes de droits d'auteurs freinent quelque peu ce type de publication concernant les auteurs contemporains. Certains auteurs parviennent néanmoins à faire connaître leurs textes par ce canal, d'autres créent leur site pour y publier toutes sortes d'inédits. Et les éditeurs ont la possibilité de publier à moindres frais des auteurs inédits pour lesquels ils hésiteraient à prendre de plus gros risques commerciaux. Cela permet d'élargir la production éditoriale à de nouveaux auteurs et, peut-être aussi, d'échapper en quelque sorte à l'exclusivité parfois normative de certains best-sel-lers... C'est ainsi, par exemple, que Michel Lafon produit une collection intitulée « Lu sur Internet

    Notons que toutes ces éditions en ligne » permettent également de toucher différents types de publics qui ne fréquentent pas forcément les bibliothèques ou les librairies. Le PDG de Maxima affirme d'ailleurs que tout ce qui peut mettre en avant le livre ne peut que dynamiser le marché ».

    La lecture sur écran est donc considérée aujourd'hui comme un nouveau mode de lecture, non seulement incontournable dans la culture actuelle mais également porteur d'une promotion culturelle et commerciale de l'écrit. Mais, en dehors d'effets de mode, des inconvénients et des avantages précités, on peut se demander si cette nouvelle forme de lecture a une incidence sur les comportements de lecteur.

    Apports de la lecture à l'écran dans l'apprentissage et l'approfondissement des comportements de lecteur

    Structure de l'acte lexique et apprentissage

    L'acte lexique est une interaction entre l'activité de l'oeil et le cerveau du lecteur. Malgré certaines dissensions, tous les spécialistes conviennent néanmoins qu'une interactivité se joue entre les informations graphiques que l'oeil du lecteur capte sur un support et le traitement de ces informations par la conscience de l'individu, qui prend en compte toutes ses connaissances lexicales, syntaxiques, culturelles et contextuelles. Il en découle une nécessité de développer une bonne discrimination visuelle de l'objet lu, mais aussi un élargissement du champ visuel permettant de traiter plus d'information en même temps, et une faculté à mobiliser ses connaissances autour du texte de façon à anticiper sur la suite du texte, ce qui permet une lecture plus fluide.

    Des méthodes de lecture efficaces ont été développées sur support papier, mais certains logiciels ont également été produits dans ce sens. Or il est à noter que, pour le développement de certaines stratégies de lecture, l'outil informatique se révèle plus performant et plus dynamique. L'interactivité de ces logiciels (1) permet en effet de tester l'efficacité du lecteur, par une péréquation effectuée entre la vitesse et le taux de compréhension puis pondérée en fonction de la lisibilité du texte, à savoir son niveau de difficulté.

    Cette évaluation permet au logiciel de proposer des exercices toujours adaptés au potentiel du lecteur. Un système d'apparition puis d'effacement de groupes de mots, toujours selon les performances du lecteur, permet à l'individu d'améliorer son champ visuel et sa vitesse de lecture. Par ailleurs, une fine interactivité peut s'établir entre les propositions du lecteur et les aides apportées par le logiciel, qui suggère différentes pistes plutôt que des solutions, aidant ainsi le lecteur à affiner ses stratégies d'anticipation, d'élaboration d'hypothèses et de compréhension d'un texte.

    D'autres logiciels (2) incitent le lecteur à prendre simultanément ses indices à différents endroits du texte, pas forcément de façon linéaire, diversifiant ainsi les approches de lecture.

    Signalons toutefois que ces logiciels, si efficaces qu'ils soient, ont pour objectif exclusif l'entraînement à la lecture et ne constituent en rien de vraies activités de lecture, qu'il convient d'aborder simultanément.

    Actuellement, on trouve d'ailleurs également sur le marché des cédéroms communément appelés livres interactifs. Ces cédéroms proposent de vrais livres, avec un texte écrit que l'ordinateur peut lire à haute voix sur commande, illustrés d'images fixes ou animées, de vidéos, de musiques, voire de jeux. Ces ouvrages permettent à un lecteur débutant ou récalcitrant d'aborder le texte de façon plus ludique et plus confortable, toujours grâce à une bonne exploitation du multimédia. Le cédérom du Petit Prince, de Victor-Pujebet, avec son texte intégral enrichi d'éléments biographiques de l'auteur, de jeux et d'une aide à l'écriture, en est une bonne illustration.

    Des comportements de lecteur diversifiés

    Parallèlement, les livres électroniques, parmi les derniers-nés dans ce domaine, semblent être très propices à un élargissement des comportements de lecteur. Tout en souhaitant recréer au maximum l'atmosphère du livre, avec parfois une reliure de cuir et la possibilité de tourner les pages, ils ouvrent de nouvelles perspectives tout à fait impressionnantes. Le livre effaçable et imprimable à l'infini, inventé par Joseph Jacobson et commercialisable en 2 000, permet par exemple de télécharger différents textes à l'écran, et de stocker 350 ouvrages.

    Ces livres semblent sortir de la « Bibliothèque interminable que décrit Borges dans La Bibliothèque de Babel, ou de son Livre de sable, où jamais le lecteur ne retrouve la même page. On est en effet confronté ici à un nouveau type de lecture-production où rien n'est jamais figé, où le lecteur est un acteur permanent qui fait renaître le livre qu'il souhaite. Et, dans ces livres électroniques, le lecteur peut non seulement appeler ou effacer à son gré le texte initial de l'auteur, mais également annoter, intégrer d'autres textes d'auteurs, sélectionner, commenter, ou imprimer à souhait... en d'autres termes écrire son propre livre en s'inspirant de ses lectures, genèse de toute oeuvre, comme le décrit Christian Bobin dans Vie souterraine.

    Le lecteur réécrit ainsi perpétuellement le texte en se l'appropriant, en le personnalisant par sa propre lecture, sa culture et son imaginaire. Nous assistons alors à une concrétisation de ce que certains spécialistes nomment les - compétences fondamentales de lecture ». Ces compétences sont de l'ordre de la mise en relation culturelle d'un écrit avec d'autres écrits connus du lecteur. Elles s'opposent à des compétences plus élémentaires, à travers lesquelles le lecteur prend exclusivement les informations linéaires du premier degré d'un texte et lui reste étranger. De fait, quand le lecteur habite le texte de sa propre sensibilité, il approfondit sa complicité avec l'auteur, objectif fondamental de la lecture qui n'est autre qu'une qualité relationnelle entre auteur et lecteur.

    Approfondissement du comportement de lecteur

    En outre, la lecture d'un récit sur écran, surtout si, comme nous le notions plus haut, le lecteur parvient à reconstituer mentalement la structure du texte, peut inciter à explorer une nouvelle dynamique de lecture, non linéaire. La génération des plus de 40 ans a appris à lire un texte ou un roman du début à la fin, réservant la lecture non linéaire à l'exploration de la presse, dont on sait qu'elle n'a pas intrinsèquement de structure linéaire. On peut, bien sûr, lire d'abord la fin du roman sur papier, ouvrir celui-ci à n'importe quelle page ou relire à tout moment n'importe quel passage de l'ouvrage. Il n'en demeure pas moins que la facilité de déplacement d'une page à l'autre qu'offre la lecture sur écran facilite cette circulation non linéaire du lecteur dans le livre.

    Or cette pratique est loin d'être anodine, car elle permet de construire un comportement de lecteur plus personnalisé, avec la possibilité de prendre du pouvoir sur le déroulement de l'écrit qui n'impose plus si fortement sa linéarité, tout en la laissant possible, bien sûr, pour qui le souhaite. On rejoint ici, entre autres, le droit de grappiller que Pennac défend comme faisant partie des droits imprescriptibles du lecteur ". Ainsi, la lecture sur écran permet au lecteur de se distancier par rapport à la linéarité du texte, mais essentiellement pour se donner les moyens de mieux y revenir avec sa propre sensibilité, sa personnalité et sa culture, en l'enrichissant de sa propre contribution. Il s'agit bien là d'un approfondissement du comportement de lecteur.

    La lecture sur écran, sous toutes ses formes, offre donc de nouvelles possibilités dans l'entraînement à la lecture efficace, et permet aussi de diversifier et d'approfondir les comportements de lecteur. De ce point de vue, on peut donc considérer qu'elle est susceptible d'apporter des éléments positifs aux pratiques de lecture. Il convient néanmoins de mesurer, si possible, comment faire en sorte que les avantages de ce type de lecture en supplantent les manques. Dans une nouvelle didactique de la lecture, en effet, il serait judicieux d'apprendre au lecteur à transformer ce risque de dispersion et de morcellement repéré plus haut en exploitation dynamique de l'hyperlien, par une mise en relation personnelle des différents éléments du ou des textes avec sa propre culture. Les compétences de lecteur en deviendraient alors considérablement enrichies.

    La lecture à l'écran, écran ou tremplin ?

    Virtualité et objet réel, concurrence ou complémentarité

    Néanmoins, l'ordinateur, et a fortiori le livre électronique, ne fait pas encore partie pour tout le monde de ce que Jacques Attali appelle les " objets nomades », qu'on peut emporter dans le métro ou sur la plage... Et, de toute façon, la complicité lecteur-auteur peut avoir besoin de passer par un objet physique sur support papier, à toucher ou à conserver dans sa bibliothèque, voire sous forme d'objet d'art, de cadeau dédicacé par un ami, ou tout simplement d'objet familier qui nous accompagne dans notre trajet journalier ou en voyage... voire tout au long de notre vie. Quels que soient donc les atouts du livre virtuel, il y a donc encore beaucoup de raisons pour un retour, voire un aller-retour, possible vers l'objet livre.

    Un écran à la lecture ?

    Nous avons remarqué plus haut que la lecture à l'écran pouvait décevoir par son aspect parcellaire, ses risques de trop grande dispersion et de perte d'un certain type d'information. Par ailleurs, il est parfois avancé que la quantité d'informations donnée par la combinaison de différents médias pourrait réduire la part d'imaginaire que suscite un message seulement écrit. Il est vrai, comme il a été dit plus haut, que, confrontée au livre, l'imagination du lecteur peut être très prolifique, et c'est ce qui fait dire à Borges qu'aucun lecteur ne lit jamais le même livre de la même façon.

    Mais, en réalité, cette remarque peut être aussi pertinente en ce qui concerne la différence des impressions que le même film aura laissées à chaque spectateur, selon que sa mémoire et son imagination auront été davantage sollicitées par les dialogues, les images, les bruitages ou musiques, les scènes, voire l'atmosphère du film. On peut se demander si la " paresse intellectuelle dénoncée chez certains assidus de la télévision n'est pas surtout imputable à une certaine standardisation des émissions sélectionnées, qui peuvent faire écran à l'imaginaire. Mais la sollicitation de l'imaginaire dépend certainement beaucoup plus de la qualité artistique et évocatrice de l'oeuvre que du ou des médias qui la véhiculent.

    La lecture à l'écran, de ce point de vue, peut être très riche par toute la part d'inconnu à explorer que peut soulever la lecture en hypertexte, même multimédia, et par un enrichissement des comportements de lecteur.

    De fait, par sa facilité et sa diversité, la lecture à l'écran peut être satisfaisante à elle seule, surtout si l'individu n'est pas gêné par son aspect parcellaire. Et, paradoxalement, par son aspect direct et parcellaire, la lecture à l'écran peut séduire des dilettantes qui ne liraient peut-être pas sans l'ordinateur, et peuvent s'en satisfaire. La lecture à l'écran ne pourrait-elle ainsi réhabiliter certains droits imprescriptibles du lecteur » préconisés par Daniel Pennac, comme « le droit de sauter des pages... de ne pas finir un livre... de lire n'importe quoi... de grapiller... ".

    Un tremplin vers une autre lecture ?

    Par sa convivialité, en effet, ce type de lecture peut aussi déclencher chez une personne qui lit peu une plus grande appétence pour une lecture plus complète, plus diversifiée, plus intense, plus prégnante, avec parfois un retour au livre. Cette lecture en hypertexte peut également élargir le champ culturel d'un fervent lecteur, diversifiant d'autant ses investigations en lecture.

    Toutefois, la plus grande innovation de la lecture à l'écran reste sans doute la lecture en hyperlien, qui arrache le lecteur à la tyrannie de la linéarité scolaire. L'internaute redevenu lecteur n'est peut-être plus le même lecteur ; peut-être prendra-t-il plus de distance par rapport au récit, ce qui lui permettra de construire une complicité plus personnelle avec l'écrit qu'il abordera dans un hyperlien permanent, beaucoup plus proche de sa complexité personnelle d'être humain et de toutes les ramifications de sa culture réactivée. Ainsi deviendra-t-il interactif luimême au sein de cette interactivité, acteur et coauteur de ses propres lectures, jusqu'à devenir peut-être auteur lui-même à part entière.

    Compte tenu de tous les éléments dégagés, la lecture sur écran ressemble moins à un frein qu'à un élément promoteur de la lecture. On lit d'ailleurs dans l'ABF n° 302 que « c'est parmi ceux qui utilisent leur micro-ordinateur tous les jours que l'on rencontre les plus gros lecteurs Peut-être même que cette lecture sur écran aidera le lecteur à devenir encore plus adulte dans ses comportements. Or, en cette fin de siècle, les enfants sont directement immergés dans une culture de l'hyperlien. Le zapping à la télévision est le premier bain d'hyperlien dans lequel ils évoluent. Il est impressionnant de voir avec quelle facilité certains jeunes téléspectateurs sont capables de raconter des films ou émissions qu'ils ont suivis simultanément, en observant la mire de plusieurs chaînes et en zappant de temps en temps sur l'une ou l'autre.

    La lecture sur écran permet entre autres, elle aussi, de zapper d'un texte à un autre avec plus ou moins de bonheur. Du zapping à la lecture sur écran en hypertexte, puis de la lecture sur écran à la lecture de livres, les frontières ne sont peut-être pas si hermétiques... Encore faut-il, bien sûr, que les nouveaux apprentis lecteurs soient dûment invités à transformer tous ces niveaux d'interactivité en dynamique constructive.

    Quel avenir pour quelle lecture ?

    Une plus grande vulgarisation de toutes les sortes de culture, qui pourrait être la réalisation du vieux rêve de Diderot, à condition bien sûr que l'ordinateur se démocratise vraiment y compris par l'école, les bibliothèques et autres institutions, une plus grande offre éditoriale et un développement de l'appétence à la lecture, sont autant de perspectives envisageables grâce à la lecture à l'écran. Ce type de lecture se développe donc sous différentes formes et avec différents atouts indéniables et complètement nouveaux. Les compétences de lecteur s'en trouvent appauvries d'un côté et considérablement enrichies de l'autre. Le livre conserve ses prérogatives et se trouve, pour l'instant, en partie promu par le canal informatique. La question n'est peut-être donc pas de savoir si l'ordinateur remplacera le livre, mais plutôt de déterminer la nature de la nouvelle culture naissante, dans une certaine complémentarité entre la lecture papier et la lecture sur écran.

    La lecture à l'écran a sans doute beaucoup à nous apprendre sur une appréhension plus complexe du monde de l'écrit. Il serait intéressant d'analyser, voire de valoriser, ces comportements de zapping des jeunes générations, qui ne représentent qu'une nouvelle technique exploratoire, afin d'amener les jeunes lecteurs à transcender ces aptitudes d'hyperlien - qui peuvent rester très superficielles voire déstructurantes - en compétences de lecture plus approfondies et plus agréables à la fois. C'est peut-être au prix de cette évolution que nous pourrons permettre aux futures générations de goûter le plaisir de la lecture, quel qu'en soit le support, avec peut-être une plus grande plénitude que ce que nous connaissons actuellement.

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