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Un pionnier des bibliothèques : Ernest Coyecque, 15 Août 1864 - 15 Janvier 1954

1954

    Un pionnier des bibliothèques : Ernest Coyecque, 15 Août 1864 - 15 Janvier 1954

    Par Marguerite Gruny

    On le voit à l'Ecole des Chartes, aux réunions de l'A.B.F., assis au premier rang, l'air concentré, attentif, prêt à se réjouir des nouvelles heureuses pour le destin des bibliothèques, et soudain, interrompant les séances pour partir en guerre contre ce qui lui semble retardataire et périmé. Il cherche à pourfendre le mot « conser-vateur» qui lui paraît si mal convenir à un directeur d'établissement dont le but est de diffuser les livres. Il tire à boulet rouge contre celui de « populaire » qui relègue certaines bibliothèques « au rang de parents pauvres dans la grande famille des bibliothèques» (1) . Car pour lui les mots traduisent toujours un état d'esprit.

    Et plus d'un jeune membre de notre Association, qui connaît mal ou pas du tout son action, dissimule avec peine sourires et impatience. Il ignore qu'il a devant lui un homme exceptionnel.

    Exceptionnel, il l'était sur plus d'un point :

    D'abord par sa prodigieuse puissance de travail.

    Puis par son dévouement opiniâtre et combatif à une cause quand elle lui semblait juste, sûr qu'aucun effort n'est vain même si les résultats ne s'en mon-trent pas.

    Exceptionnel aussi par un désintéressement qui lui permettait de voir l'intérêt essentiel d'une oeuvre, non dans l'immédiat mais dans le futur.

    Exceptionnel enfin, par une entière droiture qui lui faisait rejeter toutes flatteries et compromissions, quelles qu'en fussent les conséquences.

    Nos aînés ne s'y trompaient pas, qui l'élirent par deux fois Président de notre Association et lui conférèrent, et à lui seul, le titre de membre de droit du Comité avec voix consultative.

    Il était l'un des fondateurs de l'A.B.F. Dès 1899, à une époque où les bibliothé-caires, isolés, sans statut, sans appuis, défendaient souvent péniblement leurs intérêts et ceux de leur service, « l'urgente nécessité d'un groupement professionnel des tra-vailleurs des bibliothèques et des archives [lui] paraissait évidente ; l'arbitraire et le favoritisme sévissaient avec une inconsciente cruauté, abaissant les caractères, décou-rageant les meilleurs ouvriers de nos services, brisant les carrières les plus honorables et les mieux remplies... L'Association proclamerait certains principes dont elle pour-suivrait la régulière application et même la reconnaissance légale : là où il y a des archives, quelles que soient ces archives, là où il y a une bibliothèque, quelle que soit cette bibliothèque, il faut des archivistes et des bibliothécaires... L'Association entendra devenir la collaboratrice de l'Administration... Elle pourra pousuivre auprès des pouvoirs publics la promulgation, pour les archives et les bibliothèques, de leur statut définitif... et (ajoutera-t-il par la suite) elle éclairera l'opinion... la cause principale de la situation déplorable des archives, des bibliothèques et des musées français résidant avant tout dans [l'idée] fantaisiste qu'on se fait de tous cotés de leur nature et du rôle qu'ils doivent remplir ».

    Il proposa alors à la Société de l'Ecole des Chartes «d'étendre son champ d'action, limité jusqu'alors aux études historiques... et lui demandfa] de se trans-former en une association professionnelle des archivistes-paléographes tout en restant la brillante société savante qu'elle s'était montrée jusqu'alors ». Cette proposition fut imprimée et communiquée aux membres de la Société. Mais en 1899, la loi sur le droit d'association n'était pas encore promulguée. Certains s'effrayèrent : « Ce que vous nous invitez à faire, lui dit l'un, c'est un véritable syndicat, un syndicat de fonctionnaires ! Y songez-vous ? et pensez-vous que l'Administration nous laissera dresser en face de sa sacrosainte majesté une machine qui la gênera dans ses mou-vements ou dont le bruit troublera ses somnolences ? Si prudentss soyons-nous dans nos revendications, un jour viendra où nous offenserons cette susceptible personne : on nous invitera alors, poliment ou non, à nous dissoudre... »

    Il fallut attendre près de sept ans avant que se constituât l'Association des Bibliothécaires Français, le 22 avril 1906. Sept ans marqués par de nouvelles tentatives, des luttes parfois épiques qui le voyaient au premier rang des combattants et même, dans l'entresol du Café Voltaire, des conciliabules de révoltés pour protester contre une mesure «scandaleuse».

    Ce que l'Association a accompli depuis presque cinquante ans prouve « la légi-timité des efforts et la justesse des principes » de celui qui, après avoir grandement contribué à la créer, lui était resté si fidèle. Avant tout « elle a fourni aux biblio-thécaires dispersés par tout le pays un centre de ralliement, un organe d'études techniques et professionnelles, le moyen et l'occasion de se réunir et de se connaître, enfin une représentation élue, autorisée et légale ».

    En 1936 cependant, elle comprit mal, semble-t-il, tout le parti qu'elle pouvait tirer de l'avènement du Front Populaire pour développer une catégorie de biblio-thèques que, dès 1908, le regretté Charles Sustrac appelait « la Cendrillon des services publics ». Ln groupe de bilbiothécaires de ces établissements et leurs amis se cons-tituèrent alors en une Association pour le Développement de la Lecture Publique, association dont la vie fut courte mais qui peut se glorifier, outre quelques très belles réalisations, d'avoir réveillé les consciences. Dès la première heure, sans hésiter, les membres fondateurs appelèrent Ernest Coyecque à la Présidence.

    Ils connaissaient trop bien son oeuvre pour ne pas lui rendre à l'unanimité cet hommage.

    Ernest Coyecque était entré à l'Ecole des Chartes en 1883. Ses brillantes études - il fut toujours classé second - témoignent de son goût et de ses dons pour l'érudition, comme sa thèse sur l'Hôtel-Dieu signalée au Ministre.

    Très vite il a l'occasion de faire valoir l'enseignement qu'il a reçu, en collaborant à divers travaux : Catalogue général des Manuscrits de France, pour lequel il établit le catalogue de dix-sept bibliothèques, - Catalogue des Actes de François I er . Il fait partie de la Commission d'Hitoire du Travail de l'Exposition de 1889 et dresse les cartes de la France industrielle de 1789 et 1889.

    Nous le trouvons à la Bibliothèque de l'Arsenal, attaché non rétribué, de mars 1888 à novembre 1889.

    A cette date, il entre comme commis auxiliaire temporaire aux Archives de la Seine où il restera dans des grades divers jusqu'en 1904 pour devenir ensuite sous-chef, puis chef, du- Service des Eaux, Canaux et Egouts.

    Comment cet archiviste distingué, ce bibliothécaire savant, ce bibliothécaire « social », s'égara-t-il dans un service qui correspondait si peu à sa formation et à ses goûts, privant ainsi les bibliothèques et les archives d'un spécialiste de grande classe en pleine maturité?

    Plus d'un parmi nous se l'est demandé. Nous en trouvons la clé dans une curieuse brochure jaunie, de six pages imprimées, datée de 1910, que M, Rous-sier, plus curieux sans doute, tient de sa main. Intitulée «Notes sur ma carrière à la Préfecture de la Seine - 1889-1890», elle porte cette épigraphe : « Il y a des cas où les questions d'apparence personnelle se doublent en réalité de questions d'intérêt général. André Lefèvre. » Il y raconte comment, par suite d'un imbroglio administratif, sous peine de végéter, il fut obligé d'accepter un poste aux « Eaux. Canaux et Egouts » tandis que divers emplois aux « Archives », aux « Travaux Historiques», à «l'Inspection des Bibliothèques», étaient occupés par des fonction-naires non spécialisés. Il nous convainc aisément que sa présence fut utile dans ce service pourtant étranger à sa compétence, mais où « l'archiviste [vint] prêter la main au sous-chef, lui permettant de découvrir les documents nécessaires, de les comprendre dans leur lettre et dans leur esprit, de les interpréter exactement et de donner à l'affaire une meilleure orientation. C'est dans ces fonctions administratives qu' [il put] surtout apprécier la valeur générale de la méthode de travail de l'Ecole des Chartes, méthode qui trouve son application bien ailleurs que dans les parchemins du moyen âge ».

    Cette constatation cependant ne peut lui faire oublier sa destination normale. « Quant à vingt ans on a librement, délibérément choisi sa voie, on ne sèn laisse pas facilement détourner...» Il étouffe... Mais à aucun moment il n'a renoncé à ses travaux; «l'effort est excessif, il faut choisir... il faut songer au départ».

    S'il ne quitta pas la Préfecture de la Seine, c'est vraisemblablement que cette courageuse mise au point fit réfléchir car, en 1913, il est nommé chef du Bureau des Bibliothèques puis, en 1916, inspecteur, fonctions qu'il exercera jusqu'à l'heure de la retraite en 1924.

    Au Bureau des Bibliothèques, il le savait depuis des années, « il y avait une belle oeuvre à accomplir». II amorça cette oeuvre magnifiquement.

    Pour bien apprécier son action, il faut se reporter quarante ans en arrière, aux temps héroïques de la Lecture Publique en France.

    A cette époque, les quatre-vingt-deux bibliothèques municipales parisiennes, les « Populaires », étaient en général fort mal logées dans des écoles ou des mairies, souvent au fond de cours sombres, dans des étages élevés, même sous les toits ou dans des ateliers vitrés, « polaires en hiver, tropicaux en été ». Pendant leurs deux ou quatre heures d'ouverture journalière, des instituteurs ou des employés de mairie en avaient la charge, sans y avoir été préparés, et dressaient des catalogues des plus sommaires. Leurs maigres collections, presque toujours reliées en toile noire, se composaient en général de romans auxquels s'ajoutaient quelques ouvrages variés, plus coûteux, provenant la plupart du temps de legs et de dons. Ces derniers demeuraient le plus souvent confinés dans des armoires par crainte de vol ou de détérioration. Les autres s'alignaient tristement jusqu'au plafond sur des rayons dont le lecteur n'approchait jamais.

    « Si l'on avait dû donner un blason aux bibliothèques, la pièce principale de l'écu était tout indiquée : une barrière, comme sur les poteaux de l'Automobile-Club, aux approches des passages à niveau... Une bibliothèque pouvait n'avoir ni catalogue, ni périodiques, ni enseigne, ni lanterne, ni salle de réception du public, ni banc ou chaises pour s'asseoir, mais elle avait toujours sa barrière ; livres et lecteurs n'étant manifestement pas faits les uns pour les autres... Le système de la barrière [avait] trouvé quelque part la plus complète application dont il soit susceptible, une appli-cation intégrale, monacale, quelque chose comme la grille du cloître, ou le tour des enfants abandonnés ; une cloison vitrée [fermait] la bibliothèque sur toute sa longueur et dans toute sa hauteur ; le lecteur frapptait] à un guichet ; celui-ci s'entrouvr[ait], une main happ[ait] le livre et la liste ; le guichet se referm[ait] à nouveau ; la main tend[ait] le livre et la liste ; le guichet se renferm[ait] ; tout [était] rentré... dans l'ordre. »

    Fondées sous le Second Empire ou dans les débuts de la Troisième République, ces bibliothèques avaient représenté un bel effort qu'il serait injuste de mésestimer ; « seulement, il faut en convenir, tandis que la plupart des autres services publics se transformaient et se rénovaient, pour satisfaire aux exigences sans cesse croissantes d'une vie sociale chaque jour plus complexe et plus intense, le service de la Biblio-thèque municipale, incompris, négligé, oublié, restait à l'écart du progrès général... Il évoqu[ait] volontiers les souvenirs d'un Paris qui n'est plus, les temps lointains où la ville buvait l'eau de sa rivière... où les pompiers couraient au feu, traînant eux-mêmes leurs échelles et leurs pompes... où l'enfant, enfermé huit heures et demie par jour dans une école malsaine et lugubre, était, comme punition, oodieusemeni battu et privé de nourriture. »

    Dès qu'Ernest Coyecque arrive au Bureau des Bibliothèques, en 1913, il s'informe.

    Or, en 1910, avait paru chez Colin un ouvrage de 322 pages in-12 : « La Librairie Publique », par Eugène Morel, extrait remanié d'un autre plus complet : « Biblio-thèques ». Il portait cette épigraphe: «Quel pédant inventa le mot Bibliothèque, laissant le mot français Librairie aux Anglais ? » C'était une présentation de la Bibliothèque telle que la conçoivent les Anglo-Saxons, la « Free Public Library » qui, depuis le Bill Ewart, c'est-à-dire depuis 1850, se développe en Angleterre et aux Etats-Unis. A l'aide de nombreux exemples était décrit ce vaste organisme, avec ses services étendus et divers : lecture et documentation sur place, prêt à domicile, périodiques, conférences et expositions, section Jeunesse. « La Librairie Publique » se terminait par une critique mordante de nos « Populaires », un examen des possibilités françaises et la conclusion - c'était le but de l'ouvrage - que notre pays, n'ayant aucune raison de rester en arrière, se devait d'imiter les Anglo-Saxons.

    Les observations rassemblées par le nouveau chef de bureau en explorant son domaine lui avaient assez prouvé le bien-fondé de ces critiques et de ces voeux.

    « La Librairie Publique » était exactement le livre qu'il cherchait.

    Il entra d'emblée dans toutes les vues d'Eugène Morel et alla le trouver à la Bibliothèque Nationale.

    L'écrivain et l'homme d'action se comprirent parfaitement. Chacun d'eux n'était plus seul. Leur patriotisme, leur sens de la justice, les faisaient également souffrir du long retard de la France sous le rapport des bibliothèques et leur vaste intelligence leur permettait à tous deux de pénétrer l'avenir.

    Sa rencontre avec Eugène Morel renforce les convictions d'Ernest Coyecque, lui permet de tracer ses plans avec plus d'ampleur et de clarté. Il sait que « le moment est venu de moderniser la Bibliothèque Municipale, de ne plus la laisser dans la condition d'un parent pauvre, à côté des appareils automobiles du service d'incendie, des réservoirs d'eau de source, des bassins filtrants... à côté du tout-à-1'égout, des autobus et des tramways électriques... »

    Mais une action révolutionnaire ne s'accomplit pas sans mal. Pourtant le nouveau chef a pris soin de rassurer : « Il ne s'agit pas d'augmenter le budget des bibliothèques mais de mieux l'employer. » Aussitôt à l'oeuvre, il n'en voit pas moins surgir des forces hostiles : routine, empirisme, incohérence, incompréhension, scepti-cisme ; elles accourent au son de leur hymne : « Ça a bien marché comme ça jusqu'ici, ça n'a qu'à continuer de la sorte » (sic).

    Il ne craint pas de les affronter car il est des « servitudes [qu'il n'aura] jamais la passivité de subir », «des abdications auxquelles on ne consent pas ». Elles le paralyseront, mais sans lui enlever son énergie.

    Petit à petit, malgré la guerre, il s'applique à moderniser l'installation des bibliothèques, à les ouvrir davantage. Le livre cher, le livre illustré, le livre « bour-geois », y fait son entrée, devient accessible à tous, tandis que l'ouvrage périmé s'en va. Le périodique trouve une place plus large car « il est une fin et un moyen, une fin, parce qu'il instruit, un moyen, parce qu'il attire et retient ». Des catalogues, rédigés avec soin et imprimés, permettent à l'usager de faire chez lui, tranquillement, un choix judicieux car ils comportent des notices explicatives et un classement métho-dique des oeuvres. Des bibliothécaires de grandes bibliothèques parisiennes sont appelés à mettre, quelques heures par jour, leur culture et leur science au service de la masse. Chacun, dans sa sphère, comprendra peut-être aussi que « pour bien gérer une bibliothèque, il faut aimer le lecteur » ; peut-être deviendra-t-il « un professeur de lecture, un professeur qui sait, parce qu'il a appris, et qui sait enseigner, parce qu'il appris à enseigner » Une publicité attire le lecteur sous des formes diverses, et pac-dessus toutes, la meilleure, la brèche dans cette barrière qui est « symbole d'un système, armes parlantes d'un régime ». Les craintes de vol ne doivent plus affoler les bibliothécaires, ni constituer une punition pour les lecteurs honnêtes : « Si un livre disparaît ? eh bien ! c'est qu'il a au moins intéressé quelqu'un ! »

    Comme un enfant misérable à qui on offre un beau jouet, le lecteur reste interdit, n'osant toucher son bien. Dans la bibliothèque au guichet monacal qui avait excité la verve indignée d'Ernest Coyecque, une jeune femme n'ose avancer « malgré la plus gracieuse insistance, craignant de commettre une indiscrétion ou de tomber dans un guet-apens ».

    Cependant, malgré sa ténacité, l'inspecteur des Bibliothèques voit son effort rester « malheureusement sporadique, insuffisant, inopérant ». Mais des événements, capitaux pour l'histoire des bibliothèques dans notre pays, allaient lui donner une sorte de consécration :

    Entre 1917 et 1924, en un temps qui ne connaissait ni le Pacte Atlantique, ni le Comité de Défense Européenne, dans un magnifique élan de générosité dont tous ceux qui l'ont connu gardent la nostalgie, le Comité américain des Régions Dévastées se consacra à la reconstitution de quatre cantons du département de l'Aisne. Reconstitution générale, intégrale, des maisons aussi bien que des institutions, avec, en plus, l'apport d'un service social moderne comprenant cinq « Public Libra-ries » ouvertes à la fois aux enfants et aux adultes. Une bibliothécaire, Miss Jessie Carson, chef de la section pour enfants de la grande bibliothèque publique de New York, avait été appelée pour les organiser et former de jeunes Françaises à ses méthodes.

    Le jour de Pâques 1921 vit l'inauguration de la plus importante de ces biblio-thèques, celle de Soissons. Eugène Morel, qui depuis des années s'était attiré la sympathie des Américains par sa compréhension de leurs grandioses réalisations, y fut convié, et avec lui Ernest Coyecque. Dans le modeste baraquement aux fenêtres fleuries qui servait de cadre à la nouvelle création, les deux Français furent « émerveillés ». Elle était comme l'illustration vivante du livre de l'un, des rapports, brochures et articles de l'autre.

    Une photographie les représente devant la porte du baraquement. Leurs visages laissent transparaître une joie contenue, intense. Au-dessus de leurs têtes, ô ironie ! une pancarte porte ces mots : « Bibliothèque populaire de Soissons ». En utilisant le terme tant récrié, le comité fondateur cherchait sans doute à vaincre les timidités de la population devant son nouveau bien.

    Ce type de bibliothèques nous est devenu maintenant familier, encore que beaucoup de Français n'aient jamais eu l'occasion de le connaître ; en plus d'un point du monde, il a même été largement dépassé ; mais, il y a trente ans, il surprenait et ravissait à la fois. Les deux Français ne se lassaient pas d'admirer : « Ah ! si Soissons était Paris ! »

    Miss Carson retint ce propos. A peu de jours de là, elle apprit à Ernest Coyecque que le Comité américain était prêt à offrir à la Ville de Paris une bibliothèque qui fût la réplique de celle de Soissons. La première année, il assumait toutes les dépenses. Ensuite la Ville de Paris prenait l'oeuvre à sa charge. L'inspecteur des Bibliothèques « applaudit d'enthousiasme ». Aussitôt il engagea des formalités admi-nistratives pour lesquelles il eut la chance de trouver l'appui d'un homme politique, André Tardieu. Et on le vit comme rivé à la salle du Conseil municipal, harcelant les édiles parisiens.

    Enfin, le 2 novembre 1922, la bibliothèque de la rue Fessart, à Belleville, fut inaugurée solennellement dans son baraquement riche de promesses.

    Mais la bibliothécaire américaine et les deux bibliothécaires français, qui avaient foi dans le rayonnement de l'oeuvre récente, n'étaient pas sans s'inquiéter de l'avenir : l'heure venue, à qui confierait-on la réorganisation ou la création de certaines biblio-thèques, d'après les modèles nouveaux ?

    Ce souci commun fut l'origine d'une Ecole de Bibliothécaires qui s'ouvrit à Paris en 1923 et dura six ans grâce à des subsides du Comité des Régions Dévastées et de l'Association des Bibliothécaires Américains. Des professeurs venus d'Outre-Atlantique, des Français et même des Belges y enseignaient le métier de bibliothé-caire aux personnes désireuses de le choisir, ainsi qu'aux bibliothécaires empiriques et autodidactes déjà en fonctions.

    Ceux d'entre nous qui bénéficièrent de cet enseignement s'en souviennent avec une émotion attendrie : Il ouvrait une large perspective sur le monde des biblio-thèques, présent et futur, et inculquait le principal : « On ne devient un maître qu'à la condition d'une longue pratique soutenue par un effort de chaque jour. » Et surtout il était enveloppé d'une vivifiante atmosphère de conviction et d'espérance créée par la joie des Américains de partager leur réussite et celle des deux pionniers français et de leurs amis qui voyaient poindre le résultat de leurs efforts.

    Deux ans après l'inauguration de la bibliothèque de Belleville, en novembre 1924, dans des conditions analogues, le Comité des Bibliothèques pour Enfants de New York offrait à la Ville de Paris la bibliothèque « L'Heure Joyeuse ».

    Disons à ce propos tout l'appui que les bibliothécaires de la rue Boutebrie trouvèrent auprès d'Ernest Coyecque. Alors que rien ne l'attirait vers l'Enfance, ni ses études, ni ses goûts, il comprit parfaitement les problèmes essentiels d'une bibliothèque pour enfants. Un point lui paraissait-il obscur ? il questionnait, puis il écoutait la réponse avec la plus grande attention et la plus touchante modestie. Et ceci se passait en un temps où l'opinion n'était pas éclairée comme maintenant sur la pédagogie qui, au cours des deux dernières années, a beaucoup agrandi sa place dans la vie française.

    Au mois d'août 1924, Ernest Coyecque avait malheureusement dû prendre sa retraite. La « belle oeuvre » qu'il avait rêvé d'accomplir restait à l'état d'ébauche mais d'autres viendraient qui suivraient son exemple et la continueraient. Le plus dur était fait : les bibliothèques municipales parisiennes avaient subi une révolution qui gagnerait la province, et deux bibliothèques, dont une spécialisée, constituaient l'avant-garde d'un mouvement de progrès.

    Le progrès ! Des luttes sans victoire nous font-elles douter de sa réalité ? Lui, le vieux soldat, nous assure qu'il « n'est pas un vain mot non plus qu'une illusion ; mais, cheminant à pas lents, sous nos yeux habitués à l'apercevoir à un endroit déterminé, sa marche ne nous devient perceptible et appréciable que quand il s'est notablement éloigné de son point de départ, et c'est le privilège des vieillards d'avoir assez longtemps vécu pour pouvoir constater son avance ».

    A peine à la retraite, Ernest Coyecque retourne à sa première orientation, les archives, et commence, peut-on dire, une nouvelle carrière.

    En 1928, il fait voter la loi sur le dépôt des archives notariales et entreprend de constituer le Minutier central des Archives Nationales qui le préoccupait depuis 1899.

    Il appartient aux archivistes de parler de cette oeuvre dont ils peuvent mieux que nous apprécier la valeur. Nous savons qu'elle fut considérable ; il y travailla avec le même acharnement qu'il avait mis au service des bibliothèques. Jour après jour, jus-qu'à sa mort, il tria, classa les archives des notaires pour les transférer aux Archives Nationales. Rien ne l'arrêtait, ni l'humidité des caves, ni les températures extrêmes des greniers, ni même ses yeux malades.

    L'archiviste n'en restait pas moins fort attaché aux bibliothèques. « Le code administratif des Bibliothèques d'Etudes», sa fidélité à nos réunions, à nos manifes-tations de toutes sortes, en sont des preuves, comme son entêtement à essayer de gagner à notre cause, chaque fois qu'il en avait l'occasion, les politiciens et hauts fonctionnaires susceptibles d'être convaincus.

    La plupart d'entre nous l'ont vu pour la dernière fois à l'inauguration des nouveaux locaux de la bibliothèque de Boulogne-sur-Seine en mars 1953.

    Dans ce décor plein de fantaisie songeait-il aux « cimetières » de livres qu'il avait détruits quarante ans plus tôt ? Il manifestait une vive satisfaction qui pouvait étonner chez un homme de cet âge.

    Mais avait-il un âge, celui que nous avons toujours connu réunissant l'enthou-siasme de la jeunesse, la maîtrise de la maturité et la sérénité que confère à la vieillesse la conscience d'une vie utilement remplie ?

    1. Toutes les citations proviennent d'articles et autres oeuvres d'Ernest Coyecque, parus notamment dans le Bulletin de l'A.B.F. retour au texte