Index des revues

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    Les premiers éditeurs de Rabelais (1)

    Par Jacques Guignard

    Le 9 janvier 1553, Rabelais résignait les deux bénéfices ecclésiastiques qu'il possé-dait alors : sa cure de Meudon, aux portes de Paris, et celle de Saint-Christophe-du-Jambet, dans le Maine. Sans doute se sentait-il déjà malade. Trois mois après, jour pour jour, le 9 avril, il mourait dans la capitale, dans la maison qu'il habitait près du quai des Célestins, rue des Jardins-Saint-Paul.

    Bien des solennités ont marqué, cette année, ce quatrième centenaire et les bibliothécaires se devaient eux aussi de rendre hommage au grand Tourangeau. Ils ont contracté une dette envers lui, du jour où, Gargantua, brossant le tableau des progrès que les études ont faites de son temps, associe leur effort à celui des huma-nistes. Rabelais tient la plume de toute évidence, quand Gargantua écrit à Pantagruel, récemment arrivé à Paris, les phrases remplies d'allégresse, si souvent citées : « Maintenant, toutes les disciplines sont restituées, les langues instaurées... Les impressions tant élégantes et correctes, en usance, qui ont été inventées de mon eage par inspiration divine... Tout le monde est plein de gens savans, de précepteurs très doctes, de librairies très amples... » (2) . Pantagruel lui-même - nous pouvons bien l'avouer entre nous - demeure le plus attachant des bibliographes. Il n'est peut-être pas le plus exact, et quand il cite les beaux livres qui se trouvaient de son temps dans la librairie de Saint-Victor, il lui arrive d'en écorcher quelque peu les titres ; mais tous les répertoires demeurent vraiment bien ternes auprès de l'impérissable inventaire des volumes qu'il a recensés là, depuis le Peloton de théolo-gie, jusqu'à la Bedondaine des Présidents... (3) .

    En l'honneur de Maître François, M. Jean Porcher a donc organisé, au printemps dernier, à la Bibliothèque nationale, une exposition assurément plus modeste que celle dont il avait été l'artisan en 1933, mais qui n'en était pas moins fort intéres-sante. A Tours, de son côté, M. Georges Collon a réuni le matériel d'une exposition pourvue d'un catalogue qui apporte une importante contribution à l'iconographie rabelaisienne (4) . Elle a remporté un franc succès, cet été. au moment où l'Association Guillaume Budé tenait en Touraine son congrès annuel, et où se lisaient tant de savantes communications qui seront bientôt réunies en un volume (5) . Depuis, une autre exposition encore a été réalisée, à Montpellier. Mais les circonstances n'ont pas permis à notre Association d'entreprendre le voyage de Tours ou de Montpellier, ni même de faire à la Bibliothèque nationale une de ces visites dont elle est coutumière. Aussi quand M. Michon m'a invité à prendre la parole devant vous, l'idée m'est-elle venue de vous parler de quelques-uns des livres que l'on avait réunis ici et là. Plus précisément, je voudrais vous conduire chez les imprimeurs et les libraires qui ont, les premiers, édité les romans de Maître François et vous rappeler quelles oeuvres on trouvait dans leur officine à côté des siennes.

    Il ne sera pas inutile pour apercevoir ce que seront les relations de Rabelais avec ses éditeurs, de parcourir d'abord le Paris de son temps. Si les documents d'archives sont muets sur ce point, le Pantagruel porte en lui-même des témoignages qui emportent la conviction et tous ses biographes admettent aujourd'hui que Rabelais a passé dans la capitale les années 1528-1530. Quand notre Chinonais y arrive, il a environ 33 ans et il se propose sans doute d'étudier la médecine. Quelques années auparavant, en 1524, il a quitté le couvent des Franciscains de Fontenay-le-Comte, si peu hospitaliers aux humanistes, et où on lui a confisqué ses livres grecs. Mais s'il a abandonné le froc de bure des Cordeliers, il a pris la robe noire des Bénédictins, et quand il débarque à Paris, sans doute loge-t-il d'abord à l'hôtel de Saint-Denis. C'est dans cet établissement scolaire, situé à l'angle du quai des Grands-Augustins et de la rue Saint-André-des-Arts que résidaient en effet, les moines de son ordre venus poursuivre leurs études dans la capitale. Et c'est là aussi, que Pantagruel recevra la visite du grand clerc anglais qui voulait arguer contre lui, et que Panurge fera quinaud, comme vous savez (6) .

    Mais Rabelais n'est pas resté longtemps à l'hôtel de Saint-Denis. L'état religieux ne lui permettait pas de s'inscrire à la Faculté de Médecine, et il paraît avoir jeté bientôt le froc aux orties, - je veux dire qu'il échangea cette fois la coule noire et la ceinture de cuir des fils de Saint-Benoît pour l'habit des prêtres séculiers, car il ne reniera jamais sa cléricature. Les années qu'il a passées dans la capitale furent du reste assez libres et de ce moment paraît dater sa liaison avec cette veuve pari-sienne qui lui donna deux enfants. Peut-être Rabelais a-t-il fréquenté dès lors certains de ces étudiants qui ont pu servir de modèle à Panurge, lequel faisait aux dames de Paris des tours qui n'étaient point à leur avantage... et toujours machinait quelque chose contre les sergeans et contre le guet (7) . Mais la vie qu'il menait lui-même devait ressembler plus encore à la vie passablement studieuse de Pantagruel.

    Probablement Rabelais, grand dévoreur de livres, a-t-il alors fréquenté comme son héros, la bibliothèque de Saint-Victor, ou telle de ces bibliothèques où l'on trouvait alors des livres de médecine. En a-t-il acheté lui-même? Il me semble que l'on peut répondre par l'affirmative et l'on peut même tenter de reconnaître certains ouvrages qu'il a dû se procurer lors de son premier séjour à Paris.

    Voilà longtemps que les érudits et les bibliophiles ont prêté attention aux volumes qui ont appartenu à Rabelais. Dès 1925, Seymour de Ricci a décrit, avec sa précision coutumière, deux manuscrits et quinze ouvrages imprimés qui portent, rédigé tantôt en grec et tantôt en latin, l'ex-libris de Maître François (8) . Depuis, et malgré bien des recherches, on n'a guère pu ajouter à sa liste que deux numéros (9) . En revanche, on a pu comparer ces ex-libris entre eux, et l'on est arrivé de la sorte à des conclusions fort intéressantes. En 1933, dans le catalogue de l'Exposition Rabelais à la Bibliothèque Nationale, M. Porcher faisait une curieuse constatation. En classant ces volumes dans l'ordre chronologique, on obtient un groupement qui s'accorde avec les variations observées dans la rédaction et dans des ex-libris (10) . Depuis, M. Robert Marichal a encore précisé les choses (11) .

    Je n'ai pas le loisir de vous résumer ces savants raisonnements. Mais je les ai acquis que l'on peut maintenant distinguer : 1° Un certain nombre d'ex-libris rédigés avant 1525, et dans lesquels Rabelais rappelle ses origines chinonaises et se donne repris dans une étude que j'espère publier sous peu et il me semble définitivement pour Franciscain ; 2° Un second groupe d'ex-libris dont l'un daté de 1525, dans lesquels Rabelais, ayant quitté les Cordeliers et tout à l'enthousiasme de ses nouvelles études se dit plein de zèle pour l'étude de la médecine (F. Rabelaesi medicii ), ce q u ' il faut traduire par «étudiant en médecine» : je les crois tracés entre 1524 et 1530 : 3° Vers 1532, un autre groupe comprend les ex-libris où Rabelais ayant conquis ses grades se dit medicus ; 4° Plus tard, enfin, Rabelais se contente d'inscrire son nom suivi de la forme grecque imitée de celle de Budé, disant que ses livres appartenaient aussi à ses amis (X... T...) . Sauf un volume, qui date de 1525, cette forme se trouve sur une série d'ouvrages datés de 1536-1540 ; et il faut remarquer que Rabelais, bien qu'il exerce alors la médecine, n'y prend plus le titre de médecin. Je pense pour ma part que sauf une exception Rabelais n'a guère employé cette formule qu'après 1535.

    Reste un groupe d'ex-libris où Rabelais ne se dit plus Franciscain et ne se dit pas encore médecin ; je les crois tracés entre 1524 et 1530, c'est-à-dire entre le moment où Rabelais quitte l'ordre des Franciscains et celui où il est inscrit à la Faculté de Montpellier. Peut-être même peut-on préciser davantage et supposer que ces ex-libris sont un peu postérieurs aux années 1525. Après l'ivresse du premier contact avec les sciences médicales, Rabelais n'aurait plus jugé utile de se dire étudiant en médecine, exactement comme il négligera de mentionner après 1535, ce titre de médecin qu'il se donnait en 1532, après avoir conquis ses premiers grades. Les ex-libris où Rabelais qui n'est plus moine et n'est pas encore médecin, se dit seulement Franciscus Rabelaisus Chinonensis, dateraient ainsi approximativement des années 1527-1528 à 1530-1532. Je les trouve sur : 1° Des opuscules de Plutarque (Alde, 1509) ; 2° Sur un recueil composé, d'une part d'un Orus Apollon imprimé à Paris en 1521 pour Conrad Resch, d'autre part d'un recueil de conseils de médecine et des Aphorismes d'Hippocrate en grec, imprimés à Haguenau, sans date, mais entre 1523 et 1532, plus probablement entre 1528-1532 (12) ; 3° Sur un Hippocrate en grec imprimé à Bâle en 1529.

    Je n'ai pas besoin de vous rappeler que Rabelais allait bientôt commenter à Montpellier Hippocrate et Galien, et l'on sait que, dès le Pantagruel (1532), il cite Plutarque et dès Gargantua (1533), Orus Apollon... Or, nous verrons tout à l'heure pourquoi il est piquant de supposer que Rabelais a pu acquérir cet Orus Apollon à Paris, dès les années 1528-1530.

    Sans doute musait-il un peu quand il parcourait la Cité et le quartier univer-sitaire. Les boutiques des imprimeurs et des libraires (13) y étaient partout, serrées les unes contre les autres, attirant l'attention avec leurs enseignes : l'Ecu de France, ou l'Image Notre-Dame, l'Homme sauvage ou l'Eléphant. Leurs façades ouvraient largement sur la rue et Rabelais, curieux de toutes techniques, prenait assurément plaisir à voir le typographe debout près de la casse ou le pressier donnant le coup de barre. Gargantua, ne l'oublions pas, établira une imprimerie dans son royaume et, pour tout châtiment, imposera à ses ennemis vaincus, d'y tirer les presses (14) . Peut-être même Rabelais a-t-il dès lors fréquenté les imprimeurs. Plus d'un étudiant était sans doute contraint de suivre l'exemple de ce jeune Alsacien, Siderander, qui, trouvant trop coûteuse la pension que demandait à ses camarades étrangers le célèbre Jean Sturm, avait dû se résoudre à loger chez un de ces typographes (15) .

    Si Rabelais s'en allait le long de la Seine, pour se rendre aux écoles de médecine, situées rue de la Bûcherie. près de Saint-Julien-le-Pauvre, il rencontrait d'abord dans la Cité les boutiques des libraires qui faisaient surtout le commerce des ouvrages de dévotion et des livres d'Heures. Ce quartier était au Paris du XVI e siècle, ce qu'est au nôtre, passez-moi l'expression, le quartier de Saint-Sulpice. Je veux dire qu'autour de Notre-Dame s'étaient établis, dès le XIII e siècle, les premiers libraires parisiens, parce que là, étaient aussi les écoles épiscopales ; de même verra-t- on plus tard les libraires se grouper autour du Séminaire de M. Olier. Au temps où Rabelais étudiait à Paris, on trouvait rue Neuve Notre-Dame, les officines d'Alain Lotrian, de la fille de Simon Vostre, de Guillaume Eustace, d'André Boccard. Sur le pont Saint-Michel exerçait alors Kerver, et là aussi s'ouvrira bientôt l'atelier du fameux Etienne Roffet qui exécutera tant de belles reliures pour Fran-çois I er . Il y a fort à parier que ces ouvrages de dévotion ne retenaient pas longtemps le moine bénédictin ; peut-être cependant a-t-il donné un regard à ce singulier livre d'Heures que Pierre Vidoue avait publié quelques années plus tôt (1524) et dont les bordures montraient Pyrame et Thisbé, Sylvain, Bacchus et Cupidon.

    Il devait en tout cas lui arriver d'ouïr la messe au Palais. Là, Panurge il vous en souvient, avait fait mine un jour d'aider l'officiant - un cordelier - à revêtir les vêtements sacerdotaux ; en réalité, il avait cousu tout ensemble, l'aube et la chemise du pauvre frater qui se trouva dans une posture fort indécente quand il voulut, après l'Ite Missa est, retirer tout d'un coup ses ornements (16) . N'en cherchons pas tant. Rabelais, fils d'un avocat, avait étudié le droit dès ses années de moinage, à Fontenay-le-Comte ; toujours il se montrera curieux du langage et des moeurs des chicanoux. Le spectacle du Palais était bien fait pour l'attirer. Nombre de libraires y avaient leur étalage, comme l'indique l'adresse que donnent leurs livres, dans la grand-salle, dans la gallerie oh l'on va à la Chancellerie, près de la chapelle où l'on chante la messe de Messieurs les Présidents, dans la cour du Palais, sous le gros horloge. Les avocats et les bourgeois pouvaient s'y procurer les récits facétieux et les ouvrages populaires, les romans de chevalerie, et aussi les livres d'histoire et les auteurs classiques traduits en français. Là, dès la fin du XV e siècle, le plus grand éditeurs français de son temps, Antoine Vérard, avait eu sa boutique et là se trouvait, au temps où Rabelais vivait à Paris, celle de Galliot du Pré, qui donnera quelques années plus tard une édition de Pathelin et de Villon (1532). Peut-être Rabelais a-t-il vu là ces vieux auteurs, et les ouvrages facétieux qui ont exercé tant d'influence sur son oeuvre. Et c'est là aussi que paraîtront les premières éditions parisiennes de Pantagruel et de Gargantua (17) .

    Passé les ponts de la Seine, vers la Montagne Sainte-Geneviève, les boutiques des librairies étaient encore plus nombreuses. Dans le bas de la rue Saint-Jacques - la grande artère de Paris médiéval, qui suivait le tracé de la voie romaine - Renouard en a compté plus de cent soixante, groupées dans quatre-vingts maisons. Là était la maison de Jean Petit, - le libraire le plus important de la capitale, et chez qui se trouvaient les ouvrages les plus divers ; à côté de la sienne, se voyaient celles de François II Regnault - de Chrétien Wechel et Josse Bade, qui éditaient tant de savants ouvrages, et Enguilbert de Marnef, qui possédait aussi une maison à Poitiers ; il publiera les oeuvres du Poitevin Jean Bouchet, l'ami du Chinonais et on lui attribue une édition de Pantagruel. Là encore habitait Gilles de Gourmont, l'éditeur de ces livres en grec, dont Rabelais possédait quelques exemplaires. Là aussi se trouvait Geoffroy Tory, qui précisément en 1529 prenait dans son Champfleury la défense de la typographie et des bonnes lettres ; Rabelais a sûrement connu ce livre, puisque l'on y trouve comme spécimen du jargon des étudiants, plusieurs de ces mots étranges dont usait l'écolier limousin que rencontra Pantagruel et qui « contre-faisait le langage français ».

    En remontant plus haut, vers les écoles, rue Saint-Jean-de-Beauvais, rue Saint-Hilaire, rue Chartrière, Rabelais rencontrait d'autres librairies. La rue du Mont-Saint-Hilaire était la mieux achalandée. Là, comme Renouard l'a noté, il n'était pas une maison qui n'ait compté durant tout le XVIe siècle, un ou deux dépôts de livres. C'est de ce côté que l'on voyait l'officine de Robert Estienne, qui avait repris en 1526, rue Saint-Jean-de-Beauvais, la maison paternelle, gérée par Simon de Colines depuis la mort d'Henri Estienne - tandis que Simon de Colines lui-même s'était établi un peu plus bas, près du collège de Beauvais. Plus loin, les jardins devenaient plus nombreux, les librairies s'espaçaient un peu, mais on en rencontrait encore jusque dans les ruelles voisines des remparts, dont le tracé est aujourd'hui marqué par le boulevard de Port-Royal - et au-delà desquels commençait la campagne.

    Rassurez-vous, nous n'entrerons pas avec Rabelais dans chacune de ces librairies. Nous ne jetterons pas même un coup d'oeil - ce qui ne manquerait peut-être pas de piquant - sur certaines d'entre elles, sises par exemple rue des Sept-Voyes, et dont les tenanciers vendaient du vin en même temps que des livres. Peut-être aurions-nous chance d'y apercevoir notre Chinonais humant le piot. Mais cela nous entraî-nerait bien loin de notre propos.

    Nous nous en rapprochons au contraire, en nous demandant chez quels libraires Rabelais, étudiant à Paris, a pu se procurer des ouvrages de médecine, s'il a suivi les conseils que Gargantua donnait à Pantagruel arrivant dans la capitale de « revi-siter » l'oeuvre des médecins grecs, arabes et latins, «sans contemner les Thalmudistes et Cabalistes » (18) .

    Ainsi posé le problème est d'ailleurs difficile à résoudre. Dans bien des cas, nous l'avons vu, la spécialisation s'était fait sentir : mais, si tel libraire ou tel imprimeur avait une clientèle d'un genre bien déterminé ou, si l'on veut, d'un niveau donné, l'un s'adressant de préférence aux bonnes gens, l'autre au clergé, tel autre aux étudiants ou aux humanistes - il n'en est pas moins vrai que l'on trouvait chez un même imprimeur des ouvrages relevant des disciplines les plus diverses. Un libraire pouvait naturellement mettre en vente des ouvrages sortant des presses de plusieurs imprimeurs - un imprimeur qui visait la clientèle des étudiants ou des professeurs, ne se faisait pas faute de leur présenter à la fois des ouvrages de grammaire, de droit ou de médecine. En outre - et on ne saurait l'oublier - les libraires parisiens recevaient en grand nombre les ouvrages imprimés à l'étranger, en particulier à Bâle ou à Venise, et ils pratiquaient aussi ce que nous appelons aujourd'hui le commerce du livre d'occasion, sur lequel nous sommes mal renseignés.

    Un fait certain, c'est qu'au début du XVIe siècle, la Faculté de Médecine demeurait la moins fréquentée des Facultés composant l'Université de Paris et que, par voie de conséquence, les traités médicaux ne formaient qu'une infime partie des ouvrages alors édités par les imprimeurs et les libraires parisiens. Dans ce domaine, comme dans bien d'autres, leur production était beaucoup moins importante que celle de leurs collègues allemands, italiens ou lyonnais. Il faudrait pour en dresser le compte exact, se livrer à des dépouillements que je n'ai pas eu le loisir d'entreprendre cette fois, mais on peut s'en faire une idée grâce aux articles que le D r Hahn, Mlle Dumaître et Mlle Samion ont récemment consacrés aux livres médicaux de la bibliothèque de la Faculté de Médecine de Paris (19) . Certes là encore, le tableau est assez divers, et sans doute pouvait-on voir un Michel Le Noir - éditeur s'il en fût, de livrets populaires - mettre en vente un Régimen Sanitatis. Pour serrer les choses de plus près, je me suis donc demandé quels imprimeurs publiaient vers 1525-1530, les traités d'Hippocrate ou de Galien qui étaient à la base de l'enseigne-ment de la médecine, et si l'on peut ainsi parler, les auteurs au programme.

    A la vérité, je n'en ai guère trouvé que quatre : Josse Bade, Simon de Colines, Claude Chevalllon et Chrétien Wechel, qui tous quatre - il convient de le souligner - étaient libraires-jurés de l'Université (20) . Je ne retiens pas le nom de Simon de Colines, qui a tant fait pour la cause de l'humanisme qu'il n'est pas besoin de l'évoquer ici. De Josse Bade, je vous rappelerai seulement, après le D r Hahn et Mlle Dumaître, qu'il a publié deux ouvrages de Symphorien Champier, la Rosa Gallica, dont une gravure nous montre l'auteur faisant une leçon à sa femme, et cette étrange Symphonia Platonis cum Aristotele et Galeni cum Hippocrate, ornée d'une gravure où l'on voit ces doctes personnages munis de violons et de basses, exécutant à la lettre une symphonie. Symphorien Champier, auteur de nombreux travaux de médecine et de philosophie, traducteur de Marsile Ficin et fort imprégné de Platonisme, était échevin de Lyon, et l'on a prétendu, mais sans preuves, qu'il avait appuyé la nomination de Rabelais comme médecin à l'hôpital du Pont-du-Rhône. Il nous faut plutôt retenir que Maître François s'est gaussé de lui en rangeant parmi les beaux livres de la librairie Saint-Victor un Campi Clysteriorum, que l' auteur venait de faire paraître à Lyon, à la suite de la Symphonia Platonis cum Aristotele (21) .

    Quant à Chrétien Wechel et Claude Chevallon lui-même, ils sont certainement d'un esprit plus moderne que Josse Bade. La physionomie de Chrétien Wechel mérite de nous retenir. On le connaît comme un habile homme d'affaires. D'Allemagne, il était venu à Paris, où il dirigeait depuis 1522, à l'Ecu de Bâle, les affaires de l'imprimeur bâlois Conrad Resch, celui-là même qui avait édité en 1521 l'Orus Apollon dont Rabelais possédait un exemplaire. Puis en 1526, Chrétien Wechel s'était rendu acquéreur du fonds de Conrad Resch moyennant 2.466 écus d'or payables à Francfort (22) . C'est donc probablement chez Chrétien Wechel que Rabelais s'est procuré l'exemplaire d'Orus Apollon que je viens de mentionner, si, comme je le suppose, on peut dater des années 1528-1530 l'ex-libris inscrit sur la page de titre de ce petit volume, relié on s'en souvient avec un recueil des Aphorismes d'Hippocrate, en grec, imprimé à Haguenau, sans date, mais à coup sûr entre 1523 et 1532 et plus vraisemblablement entre 1528 et 1532.

    Aussi bien, dès ce temps-là, Chrétien Wechel était l'un des rares imprimeurs à publier des ouvrages de médecine (Galien, De Plenitudine, 1528 ; Galien, Libri de Crisibus, 1528 ; Celse, de Re medica, 1529 ; Galien, de Curandi ratione sanguinis missionem, 1529), voire d'art vétérinaire (L. Russeus, Hippiatria, 1531, ou d'histoire naturelle (Marbode, de Lapidibus pretiosis, 1531). Et nous le verrons faire figure tout au long de sa carrière, d'éditeur de livres scientifiques. Il est curieux de penser que Rabelais, à l'époque où il étudiait la médecine à Paris, a pu rentrer en relations avec Chrétien Wechel. Nous allons, en effet, retrouver celui-ci une quinzaine d'années plus tard, publiant une oeuvre de Maître François.

    Assez différent apparaît Claude Chevallon. Ce n'était peut-être pas un esprit aventureux que ce libraire - juré de l'Université. Cependant, nous le voyons rude-ment rappelé à l'ordre, en 1529, pour avoir utilisé une recension d'Erasme dans son édition des oeuvres de saint Ambroise ; sa mésaventure le rend prudent, et il sollicite l'autorisation de la Faculté avant d'adopter le texte du docteur de Rotterdam, quand il veut publier les oeuvres de saint Augustin (23) . Des entreprises comme celles-là montrent bien qu'il avait conscience des désirs du public. Il est assez curieux de constater aussi qu'il avait publié dès 1527, c'est-à-dire au moment où Rabelais allait arriver à Paris - une édition des Aphorismes d'Hippocrate qui constituait, comme l'a souligné Plattard. une importante nouveauté (24) .

    Au temps même de la Renaissance et malgré la vogue dont jouissaient dès lors les traités des médecins de l'Antiquité, les oeuvres complètes d'Hippocrate étaient généralement publiées dans le format in-folio, parfois in-4° et, à vrai dire, le fait ne doit pas nous surprendre à cette époque, puisqu'il est constant jusqu'au XVIII e siècle. Il y a plus et au début du XVI e siècle, les imprimeurs restaient fidèles au grand format pour les Aphorismes, ce vade-mecum des étudiants et des médecins. Aide lui-même avait suivi l'usage courant pour l'édition qu'il en avait publiée en 1527.

    C'est évidemment pour rendre service aux étudiants que Claude Chevallon donna son édition des Aphorismes, en 1527, sous forme d'un petit in-16 que l'on pouvait mettre dans sa poche. Son initiative dut être aussitôt couronnée de succès : une autre édition parut cette même année 1527, dans le même format, et comme il s'agit d'une édition anonyme, on peut se demander si l'on n'a pas affaire à une contre-façon. Rabelais que nous verrons fort attentif aux choses de la librairie, ne dut pas manquer d'en être frappé. Fit-il lui-même l'acquisition de ce livre ? Je ne voudrais pas l'affirmer.

    Si je ne me trompe en classant comme je l'ai fait les volumes qui portent des notes de sa main ou son ex-libris, Rabelais possédait dès ces années-là une édition complète des oeuvres d'Hippocrate. en grec, parue à Venise chez Alde, en 1526, le traité de Aera, aquis et locis, graece et latine, donné chez Forben en 1529, peut-être les oeuvres complètes de Galien, en grec, parues à Venise, chez Alde, en 1525, et les Aphorismes qui sont jointes à cet exemplaire d'Orus Apollon qu'il acquit vraisem-blablement à Paris. Sa bibliothèque médicale était donc déjà assez bien montée.

    Toutefois, nous le constaterons tout à l'heure, il eût sûrement en mains, entre 1527 et 1532, un exemplaire de l'édition anonyme des Aphorismes dont je viens de vous signaler la nouveauté.

    Le 17 septembre 1530, en effet, Rabelais s'inscrit à la Faculté de Médecine de Montpellier, et l'année suivante, du 17 avril au 24 juin, pour son cours de stage, lit Hippocrate et Galien d'après le grec en s'aidant d'un manuscrit tombé en sa possession. Gageons que les notes des éditions grecques, données par Alde ou par Froben, ne lui auront pas été inutiles. Mais nous ne suivrons pas Rabelais à la Faculté de Montpellier et je voudrais seulement attirer votre attention sur l'un des documents d'archives qui nous permettent de retracer la carrière universitaire de Rabelais. Il s'agit d'un reçu relatif à une réunion de professeurs, ou congrégation, dans la maison du doyen de l'Université, et à laquelle assista notre Chinonais. Cet acte, aujourd'hui conservé aux archives de la Faculté de Médecine de Montpellier, est connu depuis longtemps (25) . Mais il me paraît poser deux problèmes que les Rabelaisants auxquels je me suis adressé n'ont pu résoudre. D'une part, il est daté du 17 mars, mais ne porte pas de millésime, et les érudits se demandent s'il s'agit du 17 mars 1531 ou 1532. D'autre part, l'acte nous apprend que le doyen de l'Univer-sité chez qui Rabelais rencontra ce jour de mars les professeurs de Montpellier, se nommait Antonius Gryphius ; mais l'acte ne nous révèle pas la véritable identité du personnage qui se cache sous ce nom latin, et il serait curieux de le connaître.

    Dès le mois de mai 1532. et peut-être plus tôt. Rabelais se trouvait à Lyon. C'est-à-dire - selon que l'on adopte pour l'acte en question la date du 17 mars 1531 ou du 17 mars 1532 - qu'il ne s'est guère écoulé plus d'un an, voire quelques semaines, entre le jour où les professeurs de la Faculté de Médecine et lui se réunirent dans la maison d'Antonius Gryphius. Or, la première preuve que nous ayons de la présence à Lyon de Maître François, c'est la dédicace qu'il inscrit le 3 juin 1532, sur un volume imprimé dans cette ville par Sébastien Gryphius. Le rapprochement est d'autant plus singulier que Sébastien Gryphius avait précisément choisi le prénom d'Antoine pour un fils qu'il avait eu hors mariage et dont il devait faire son héritier (26) . On en vient à se demander si le Gryphius de Montpellier et celui de Lyon n'étaient pas parents, ou compatriotes et si le professeur de Montpellier n'a pas mis Rabelais en relations avec l'imprimeur de Lyon. Mais le rappro-chement s'impose-t-il vraiment ? Pour l'imaginer, il faudrait au moins connaître le véritable nom de ce Gryphius.

    Pour l'imprimeur la chose est sûre. Sa vie durant, il a écrit son nom Greif, ou plus souvent Gryphius, Greif devait être la forme exacte, puisqu'il était d'origine allemande (27) . Pour le professeur de Montpellier, la question est plus obscure. Faut-il l'appeler Antoine Gryphe, comme M. Jean Porcher dans le catalogue de l'exposition de la Bibliothèque nationale en 1933 (28) , Griphe, comme Henri Clouzot, dans l'édition des oeuvres de Rabelais par Abel Lefranc (29) , ou bien Griffi comme fait Jean Plattard dans sa biographie de Rabelais ? (30) . Le nom, en tout cas, ne semble pas français. Il pourrait s'agir là aussi d'un nom allemand latinisé. Les étudiants d'origine germanique qui venaient volontiers s'inscrire à la Faculté de Montpellier, agissaient de même ; on en a la preuve en lisant le récit du voyage et du séjour que fit, entre 1552 et 1557, Félix Platter, fils du directeur d'un collège de Bâle qui allait devenir l'un des plus célèbres médecins de son temps et suivit entre autres à Montpellier les cours de Rondelet, le Rondibilis de Rabelais (31) . Quant à la forme Griffi, elle pourrait ête méridionale, ou italienne. Le médecin Saporta, qui exerçait à Montpellier au temps de Rabelais, était lui-même italien, et l'on trouvait aussi à Montpellier des Rebuffi et des Philippi (32) . Enfin, un médecin milanais avait illustré le nom de Griffi à la fin du XVe siècle.

    Il se pourrait bien, tout compte fait, que Plattard eût raison et que notre Gryphius, allemand ou italien, se soit fait appeler Griffi. Je n'ai pu me rapporter aux documents d'archives eux-mêmes. Mais Germain nous apprend qu'en 1502 le recteur de la Faculté de Droit se nommait Jean Griffi (33) . D'autre part, les actes de la Faculté de Médecine publiés par le D r Gardon, mentionnent à plusieurs reprises un Gilbertus Gryphius, qui était chancelier de la Faculté au temps où Rabelais y faisait ses études, et un Antonius Gryphius, neveu du précédent, me paraît être celui-là même qui reçut Rabelais docteur en médecine en 1537. Dans les actes toujours rédigés en latin, l'orthographe de leur nom est assez variable et l'on trouve tantôt la forme Gryphius et tantôt la forme Grifi ou Griffy. Mais quand l'oncle ou le neveu signent l'acte, ils écrivent régulièrement Griffy (34) .

    Aussi bien, les raisons ne manquaient pas qui poussaient Rabelais à se rendre à Lyon : sans doute le désir d'exercer la médecine - ce qui devait être facile après la terrible famine qu'avait connue la ville en 1530 - peut-être même déjà le désir d'obtenir un poste au grand hôpital du Pont-du-Rhône ; assurément aussi le désir d'entrer en contact avec les imprimeurs et les libraires.

    Sa position géographique, au carrefour des routes de France, d'Italie et d'Alle-magne, prédisposait Lyon à devenir un centre commercial de première importance. Suivant l'expression de Camille Jullian, Lyon était déjà l'ombilic de la Gaule, et je m'excuse de le rappeler en passant, ce n'est évidemment pas simple hasard si les premiers libraires mentionnés dans notre pays, sont précisément ceux dont Pline le Jeune signale la présence dans cette cité.

    Les historiens modernes l'ont bien mis en évidence : la prodigieuse croissance de Lyon, à la fin du XV e siècle, tient à la création des foires en 1462 et à l'introduc-tion de l'imprimerie en 1473. De toutes parts, les marchands y affluaient et s'y faisaient bâtir des demeures, si bien qu'au début du XVIe siècle, tout le quartier entre la Saône et le Rhône se trouvait déjà construit (35) .

    Comme à Paris la rue Saint-Jacques, l'artère principale était ici la grande rue qui empruntait le tracé de la voie romaine, unissant les deux ponts qui existaient seulement alors, l'un sur la Saône, l'autre sur le Rhône. C'était la rue des marchands, la via mercatoria du moyen âge, la rue Mercière, qui s'étend de nos jours de la place Saint-Nizier à la place des Jacobins, et qui a gardé avec son nom, un grand nombre de maisons à pignons et de vieux hôtels.

    Au début du XVIe siècle, la rue Mercière s'était considérablement développée et comprenait deux sections bien distinctes. Au Nord, la rue Mercière proprement dite allait du pont de Saône jusqu'au portail du couvent des Jacobins - encore appelé Notre-Dame de Confort, du nom d'une antique chapelle attenante à l'église qui venait d'être construite aux frais des marchands italiens et qui avait été placée sous le vocable de Saint-Jean, patron de Florence. De là, la rue Mercière allait à la rue du Puits-Pelu ; puis elle bifurquait pour aboutir, d'un côté, au port du Rhône, de l'autre au Pont-du-Rhône, à l'endroit où se trouvait le grand hôpital. De la rue du Puits-Pelu à la rue Mercière, s'étendaient d'autres rues perpendiculaires à celles-ci, la rue Ferrandière, la rue du Raisin, la rue Thomassin, que l'on désignait sous le nom de rue Neuve-Thomassin, parce qu'elle avait été ouverte vers 1493.

    Ce quartier, c'était celui des libraires. Le Liégeois Guillaume Le Roy qui avait imprimé en 1473 le premier livre édité à Lyon, le Compendium breve du cardinal Lothaire, avait successivement habité la rue Ferrandière et la rue allant de l'église Saint-Antoine à l'église Notre-Dame de Confort ; là se trouvaient, rue Mercière : Pierre Ballet, le gendre des Geymard (1510 à 1527), les frères Frellon, en 1536 ; rue Grenette, la maison de l'Italien Portinaris qui passera à Guillaume Roville, rue Neuve-Thomassin, la maison des Jonte, descendants des Giunta de Florence, établis à Lyon dès 1520. Là aussi se trouvera plus tard l'officine de Jean de Tournes, dans la rue qui porte aujourd'hui son nom (36) . Il suffit de parcourir la liste des marques d'imprimeurs données par Delalain pour constater que jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, ce quartier restera celui des libraires (37) . C'est à peine si l'on voit, au XVIIe siècle, quelques officines installées quai des Célestins et sur la place Bellecour, alors nouvellement aménagée.

    C'est donc aux environs de la rue Mercière, parmi les libraires logés, pour ainsi dire porte à porte, que Rabelais rencontre ses premiers éditeurs, et d'abord Sébastien Gryphe, le savant imprimeur qui avait commencé sa carrière dans le Wurtemberg, à Reutlingen, dans l'atelier paternel, puis était venu à Lyon comme soldat (38) . A Lyon, Gryphe fut d'abord en relations avec Aimon Laporte, qui faisait lui-même des affaires avec les libraires vénitiens, et il s'installa rue Ferrandière, dans une maison qui appartenait à celui-ci ; mais il acheta bientôt une maison rue Neuve-Thomassin, et fit graver sur pierre, sur la façade de sa maison, l'emblème qu'il plaçait au frontispice de ses livres, le griffon ailé, symbolisant la Fortune, dressé sur un socle qui signifiait la constance, avec la devise Virtute duce, Comite Fortuna.

    Sa marque devait porter chance à Gryphe. On la trouve sur quelque deux mille éditions publiées par lui, tout au long d'un exercice qui s'étend jusqu'à 1556. Quand Rabelais arrive à Lyon, en 1532, il y a quatre ans que le savant imprimeur s'est établi à son compte. Il a déjà publié près de quatre-vingt-dix ouvrages et acquis sans doute une grande célébrité. Quelques mois plus tard, en novembre, François I er lui accordera des lettres de naturalité en témoignage des services qu'il a rendus à la cause des lettres. Si l'on excepte, en effet, un Missel Romain, il n'y a dès lors, parmi les ouvrages édités par Gryphe, que des ouvrages savants : les livres de quelques auteurs latins ; Salluste, Térence, Catulle, Tibulle, Properce, Pline le Jeune ; ceux de lettrés italiens : Ange Politien, Laurent Valla, Bembo. Erasme vient de loin en tête de liste. Il ne se passe pour ainsi dire pas une année sans que Gryphe ne publie de lui soit quelques ouvrages de discipline morale (l'Eloge de la Folie en 1528, ou la Civilité puérile (1528), soit des éditions des Pères de l'Eglise. Chaque année aussi, ou peu s'en faut, il publie un ouvrage de droit civil ou canonique, les commen-taires de Bertachini ou de Bartholdus de Saxoferrato - le De Actionibus de Jason de Mayno (1525) ou le De Aerario de Giovanni Andraee (1532). En outre, dès 1530, Gryphe a donné son fameux Psautier, composé en hébreu, grec et latin, et en 1532 un traité de Melanchton, Moralis Philosophiae Epitome et une édition du Nouveau Testament dont le titre en dit long : Testamenti Novi editio Vulgata. Ainsi Gryphe s'adresse d'abord à la clientèle des humanistes, des savants, des étudiants, des juristes, et l'on comprend qu'il se soit bien vite attiré les louanges d'Alciat, de Sadolet, de Salmon Macrin, d'Etienne Dolet.

    Chose curieuse pourtant - mais je ne crois pas que les Rabelaisants ni les bibliographes l'aient jamais notée - parmi tous les ouvrages d'un genre si sérieux qu'a publiés Gryphe avant de connaître Rabelais, il n'est pas un seul livre de médecine. Ce fut sans aucun doute un grand événement pour l'éditeur que l'arrivée à Lyon du nouveau médecin, qui allait toute sa vie faire gémir les presses et se montrer à l'affût des succès de librairie.

    La première preuve que nous possédions de la présence de Rabelais à Lyon, c'est précisément, je l'ai dit, l'édition qu'il donna chez Gryphe au printemps 1532, des Epistole médicinales de Giovanni Manardi. Lauteur, un médecin de Ferrare, qui s'efforçait de rétablir d'après les manuscrits l'oeuvre des médecins de l'Antiquité, en avait formé un premier recueil, dix ans plus tôt. Il venait, cette année-là, d'en faire paraître à Ferrare un second volume. Rabelais le publia aussitôt chez Gryphe, dans le format in-12. La dédicace à André Tiraqueau est datée du 3 juin 1532.

    Quelques semaines plus tard, le 15 juillet, Rabelais dédiait à Geoffroy d'Estissac son édition d'Hippocrate et de Gallien. Il s'agissait, cette fois, comme dans l'édition de 1527 qu'il avait pu voir à Paris chez Claude Chevallon, et comme dans l'édition anonyme que j'ai signalée tout à l'heure, d'un petit volume in-16. Fait assez révéla-teur, jamais Gryphe n'avait publié de volume de format aussi portatif, si ce n'est son editio vulgata du Nouveau Testament de 1531. Bien plus - et cela Plattard l'a remarqué - le choix et l'ordre des textes sont rigoureusement les mêmes que dans l'édition anonyme de 1527. Evidemment, un éditeur aussi avisé que Gryphe n'avait de conseils à recevoir de personne. N'empêche que ceux de Maître François, qui connaissait les habitudes des étudiants, pouvaient lui être précieux. Rabelais nous l'apprend lui-même, Gryphe avait formé depuis longtemps le projet d'éditer ces textes. C'est en découvrant dans les papiers de Rabelais les notes prises par le nouveau médecin d'après un ancien manuscrit - celui-là même qu'il avait adopté à Montpellier pour base de son cours - que l'éditeur entrevit aussitôt la réalisation de son projet. Tous deux étaient assez liés, et Rabelais a dû jouer chez l'imprimeur le rôle d'un correcteur d'épreuves. Parmi les livres sur lesquels le Tourangeau a calligraphié son ex-libris, figurent les Opuscula de Bembo, publiés par Gryphe dans le courant de cette année 1532.

    La collaboration de Gryphe et de Rabelais ne se borna pas, d'ailleurs, à la publi-cation d'ouvrages de médecine. Cette même année 1532, ils éditaient de concert une plaquette in-8° de 16 pages, donnant le texte du testament de Cuspidius, en même temps que celui d'un contrat de vente. Le titre donnait ces deux documents pour des oeuvres antiques, ex reliquis venerandae Antiquitatis ; il s'agissait en réalité de deux faux, fabriqués au XV e siècle par deux Italiens, le premier par Pomponius. Laetus, le second par Jovianus Pontanus. Rabelais, qui aimait tant la supercherie, en était cette fois victime. On a prétendu que Gryphe et lui ne tardèrent pas à se rendre compte de la vérité et mirent l'ouvrage au pilon. Ceci expliquerait que cette brochure, que l'on sait avoir été tirée à 2.000 exemplaires, soit aujourd'hui si rare. En réalité, c'est seulement beaucoup plus tard qu'un Espagnol, l'archevêque de Tarragone, Antonio Agostino, découvrit la fraude des deux Italiens.

    Rabelais, on le sait, devait à son tour faire oeuvre d'archéologue. En 1533, au cours de son premier voyage à Rome, il avait amassé des notes sur la topographie de la Ville éternelle, quand il apprit que l'Italien Marliani avait préparé un ouvrage sur le même sujet. De retour à Lyon, il se borna donc à publier l'ouvrage de l'Italien. Naturellement, la Topographia Antiquae Romae parut elle aussi chez Gryphe, en 1534. Quinze ans plus tard, Rabelais confiera au même imprimeur le soin d'éditer le récit de la Sciomachie, et des festins donnés à Rome par son protec-teur le cardinal Du Bellay.

    En livrant au public ses premiers travaux, Rabelais ne songeait pas seulement à faire oeuvre d'érudit. Sans doute cherchait-il à établir ses titres dans le monde savant. Ses espoirs ne furent pas déçus. En novembre 1532, il était nommé médecin du grand hôpital du Pont-du-Rhône, dont Sébastien Gryphe devait publier lui-même le règlement quelques années plus tard.

    Je ne vous rappellerai pas par quel détour imprévu, la carrière de Rabelais allait s'orienter de façon toute différente. Cette même année 1532, paraissait à Lyon une brochure anonyme, les Grandes et inestimables cronicques du grand et énorme géant Gargantua (39) . L'ouvrage connut un succès extraordinaire : Rabelais, y faisant allusion, déclare qu'il en fut « vendu plus d'exemplaires en deux mois qu'il ne sera vendu de Bibles en neuf ans ».

    On n'en connaît aujourd'hui que quatre : l'un est conservé à la Bibliothèque nationale (40) ; le second a été découvert par Seymour de Ricci à la Bibliothèque de Munich (41) ; le troisième a été signalé il y a quelques années par M. Jacques Mégret, à la Bibliothèque de Toulouse (42) ; le quatrième, passé en vente et acquis par un consortium de libraires parisiens, vient d'être étudié de main de maître par M. Lucien Scheler (43) .

    Il faut nous arrêter un instant à ces Cronicques. On avait supposé longtemps que cette mince plaquette sortait des presses de Claude Nourry, un libraire que nous allons voir éditer Rabelais. Plus tard, Seymour de Ricci en a attribué l'impression à Jacques Moderne, dit le Grand Jacques, un imprimeur piémontais fixé à Lyon, spécialisé dans la littérature de colportage. Et c'est bien le colporteur, en effet, que nous montre le bois gravé de la page de titre. L'ouvrage peut voisiner avec ceux que distribuait le Grand Jacques - des romans populaires, des chansons à la mode, un manuel du pêcheur à la ligne ou du parfait chasseur, des facéties, Comment Satan et le Dieu Bacchus accusent les taverniers qui brouillent le vin - et bien d'autres (44) . En réalité, M. Mégret, puis M. Scheler, l'ont prouvé de façon péremptoire, ce livret facétieux, mais d'une veine assez lourde et que l'on s'étonne de voir Plan attribuer à Rabelais, a été imprimé dans l'atelier de la veuve Chaussard. C'était un atelier fort actif, dirigé par une femme qui paraît avoir bien su ce qu'elle voulait. Veuve une première fois de Barnabé Chaussard, Jeanne de la Saulcée s'est remariée deux fois, d'abord avec Jean Labany, qui avait été son prote, puis avec Jean Cantarel, à qui elle confia la direction de la maison (45) . Ses produc-tions ne valaient guère mieux que celles du Grand Jacques. A côté de quelques vies de saints, on trouvait chez elle des facéties, des plaquettes au titre assez révélateur :

    • - Plusieurs gentillesses de maistre François Villon, avec le recueil et histoires des repues franches. - Colin qui loue et despite Dieu en ung moment à cause de sa femme. A trois personnaiges, c'est assavoir Colin, la Femme et l'Amant. - Farce moralisée à quatre personnaiges, c'est assavoir deux hommes et leur deux femmes, dont l'une a molle teste, et l'aultre est tendre du cul.

    Son édition des Grandes Chroniques mérite, en revanche, de nous retenir.

    D'abord l'examen des caractères typographiques et du bois gravé, montre que si les quatre exemplaires connus sortent indiscutablement des mêmes presses, ils appartiennent à des tirages différents. Ceci confirme ce que nous a dit Rabelais du succès de l'ouvrage, et l'opinion d'Abel Lefranc, à savoir que le succès des Chroniques, a décidé Rabelais à écrire, en quelques mois, le Pantagruel qui fut mis en vente dès novembre 1532, au moment des foires de Lyon. Ensuite, justice est définitivement faite de l'attribution des Chroniques à l'atelier de Claude Nourry. Ce point ne me paraît pas sans importance, puisque Claude Nourry est le premier éditeur de Pantagruel et sans doute aussi de la Pantagrueline Pronostication. Que Rabelais n'ait pu s'adresser à Gryphe pour publier ces deux ouvrages, la chose est évidente. Le grand imprimeur n'était pas de ceux qui aiment à se compromettre inutilement et quand il éditera le texte d'une diatribe composée par Etienne Dolet contre les Toulousains, il se gardera bien d'y mettre son nom.

    Claude Nourry n'éprouvait point de semblables scrupules. On trouvait des ouvrages d'un genre bien différent de ceux qu'éditait Gryphe, dans la maison qu'il habitait près de Notre-Dame du Confort, à l'angle de la rue du Raisin, et où se voyait la statue d'un personnage richement costumé, qui avait valu à Claude Nourry le surnom de : Le Prince. Mais pour vendre des livrets d'un caractère tout populaire.

    il ne se limitait pas aux turlupinades ou aux ouvrages de dévotion que débitaient la veuve Chaussard ou le Grand Jacques. A côté de complaintes de Noël, de romans de chevalerie, on pouvait se procurer chez lui des ouvrages fort sérieux, comme la Vie des trois Marie (1511), traité d'exégèse qui fera couler tant d'encre au XVIe siècle. Josse Bade lui-même le rééditera quelques années plus tard, en modifiant d'ailleurs considérablement le bois gravé que Claude Nourry avait fait exécuter par un artiste lyonnais, son voisin Guillaume Le Roy (46) . On trouvait aussi dans son officine des ouvrages au goût du jour, d'exquis patrons de lingerie dans le style vénitien le plus pur - et même ces romans étrangers qui devaient avoir une si grande influence chez nous, comme le Péregrin ou la Célestine. C'est la preuve, si je ne m'abuse, que l'on ne saurait, en dépit de certains auteurs, mettre dans le même sac, Jacques Moderne, la veuve Chaussard, et Claude Nourry, et que Rabelais prêtait quelque attention au choix de ses éditeurs.

    Pantagruel parut pourtant sous le pseudonyme de Maître Alcofribas Nasier. De l'édition originale, il ne nous est parvenu qu'un exemplaire, conservé à la Bibliothèque nationale. C'est un petit in-4°, de 64 feuillets, à peine plus grand que l'un de nos in-12 - imprimé en caractères gothiques sans la moindre illustration ; le titre, composé en rouge et noir est encadré de deux colonnes torses ; au-dessous se voient trois petites vignettes, grandes comme des timbres-poste, représentant, celle du centre, une branche d'arbre, celles de gauche et de droite une figure d'homme en buste ; l'un d'eux nous montre, comme Panurge, un nez en manche de rasoir. Mais on aurait assurément tort de chercher là une allusion quelconque au roman ou au pseudonyme de l'auteur (47) .

    Malgré la censure de la Sorbonne, qui le rangea, en 1533, parmi les livres obscènes, le livre de Rabelais fut bientôt rééimprimé. Cinq éditions séparées virent le jour au cours de cette même année 1533. Quatre d'entre elles sont anonymes ou ne portent que l'adresse d'un libraire, sans indiquer son nom. L'une doit être l'oeuvre des Marnef, dont les initiales se voient dans la bordure, ornée de motifs Renaissance, qui encadrent la page de titre (48) ; mais on ne sait au juste si elle a été publiée à Paris, ou dans leur succursale de Poitiers. Deux sont sûrement pari-siennes, et se trouvaient l'une au Palais, chez Jean Longis (49) , l'autre au bout du pont des Meusniers, à l'enseigne Saint Loys, c'est-à-dire chez un certain Guillaume Bineaux (50) . Une quatrième (51) suit de si près le texte donné par Jean Longis qu'elle est probablement parisienne. Sur la cinquième (52) se voit la marque du Lyonnais François Juste, qui publiait la même année, la Pantagruéline Pronostication. Toutes ces éditions sont de petit format, de plus petit format même que celle de Claude Nourry ; celle de François Juste qui se donne pour « augmentée et corrigée fraîchement par Maistre Jehan Lunel, docteur en théologie » et qui porte plaisamment à la page de titre la devise Jesus Maria, est d'un petit format, allongé dans le sens de la hauteur et comparable à celui de nos agendas de poche, qui était alors fréquemment adopté pour les livres d'Heures. Enfin, tous ces livrets sont imprimés en caractères gothiques, et aucun d'eux ne comporte d'illustration. Tout au plus voit-on un encadrement à la page de titre - bordure à fleurettes chez Jean Longis, à ornements dans le goût de la Renaissance chez les Marnef - colonnes torses chez François Juste. Bref, il s'agit encore là de plaquettes populaires et le fait qu'il ne nous reste au total que sept exemplaires de ces cinq éditions montre de reste que l'on en faisait encore peu de cas.

    Un éditeur, pourtant, parmi ceux qui éditèrent en 1533 le Pantagruel, n'était pas le premier venu : ce François Juste chez qui Rabelais donnera d'abord à Lyon en 1534, son Gargantua et qui le réimprima l'année suivante, lui aussi, rue Mercière, près de Notre-Dame de Confort. Nous avons peu de renseignements sur lui, et sans doute y a-t-il quelque exagération dans ce que dit le bibliophile Jacob, affirmant que c'était « un curieux, un bibliophile plutôt qu'un libraire » ne publiant « rien qui n'eût été approuvé, recommandé, par un petit cénacle dont Rabelais et Marot étaient les Maîtres » (53) . Ce n'était certes pas un bégueule. A preuve Les Blasons anatomiques du corps féminin, qu'il publiera en 1536 et plus encore, l'assez scabreux Triomphe de la très haute et très puissante Dame Vérole, Royne du puits d'Amour, (.1539), dont l'auteur Dorchesino, s'institulait avec trop de modestie l'inventeur des «Menus plaisirs honestes ». Il n'en reste pas moins que François Juste éditera en 1534, le roman de Fiamette, traduit de l'italien par Maurice Scève, et l'Adolescence Clémentine (1534), puis les oeuvres de Clément Marot. Son successeur, Pierre de Tours restera l'éditeur de Rabelais (54) .

    Bien que François Juste ait édité, comme on voit, les beaux esprits de son temps, il choisit cependant pour imprimer Gargantua, les mêmes caractères gothiques, le même petit format allongé dans le sens de la hauteur, qu'il avait adoptés pour Pantagruel. Mais la devise grecque a remplacé la formule Jésus Maria. Les premières éditions ne sont pas davantage illustrées. Cependant, comme Panta-gruel, Gargantua connut très vite une grande vogue et Juste introduisit dans les éditions suivantes des deux premiers livres de Rabelais, des petits bois passe-partout, qu'il puisait dans son stock, tel celui qui montre un docteur en bonnet carré, assis devant une table chargée de livres. C'est seulement dans l'édition anonyme publiée à Paris, en 1537, sans doute par Denis Janot, que l'on voit apparaître quelques bois spécialement gravés pour illustrer l'ouvrage ; l'un d'eux, souvent reproduit, repré-sente Pantragruel brandissant la dive bouteille et suivi de ses compagnons ; ailleurs, l'éditeur se borne à choisir, parmi les bois qu'il a sous la main, ceux qui s'adaptent plus ou moins bien à la scène qu'il veut illustrer. Ainsi, pour montrer comment « Gargamelle ayant mangé grant plantée de tripes accouche de Gargantua » il n'a trouvé qu'une gravure représentant Holopherne couché sous sa tente et vers qui s'avance Judith, le couteau levé. Il s'agit encore d'édition à bon marché, et ce petit volume, à peine plus grand qu'une de nos cartes de visite, pourrait presque tenir dans le creux de la main.

    Douze ans s'écoulent entre la publication de Gargantua et celle du Tiers Livre, en 1546. Maître François Rabelais est devenu un personnage. Il a fait plusieurs fois le voyage d'Italie, fréquenté la cour papale. Quelques années plus tôt, il a assisté à Aiguës-Mortes à l'entrevue de François Ier et de Charles-Quint où les deux souverains ont envisagé les moyens de mettre fin aux troubles. Un savant, Guillaume Pellicier, le consulte sur l'acquisition de manuscrits grecs, de livres arabes ou hébraïques qu'il convient de faire pour la Bibliothèque du Roi. Surtout, maintenant qu'il atteint la cinquantaine, d'autres problèmes, plus philosophiques, le préoccupent, il ne s'agit plus de conter les prouesses des géants. Sur cinquante-deux chapitres du Tiers-Livre, quarante sont consacrés à cette grave question « Panurge doit-il se marier ? »

    Pour lancer ce Tiers Livre, si différent de Pantagruel et de Gargantua, Rabelais ne s'adresse plus aux libraires lyonnais, spécialisés dans les éditions populaires, mais à un imprimeur parisien. Peut-être n'y a-t-il à ce changement d'attitude que des raisons fort simples. Dix ans plus tôt, Rabelais avait obtenu de Paul III un bref qui le relevait de son apostasie, - ainsi désignait-on la faute qu'il avait commise en abandonnant le coule des bénédictins pour prendre la robe des prêtres séculiers, - et il avait été autorisé à entrer à l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés qui avait précisément pour abbé, son protecteur, le cardinal Jean du Bellay. Faute de pouvoir suivre sa trace, on a supposé que Rabelais vivait alors dans cette abbaye parisienne. Le fait suffirait à expliquer qu'il ait choisi pour le Tiers Livre un imprimeur de la capitale. Pourtant Maître François voyage ; il passe probablement à Lyon ; peut-être même séjourne-t-il aux îles d'Hyères dont il s'intitule le calloyer. Aussi bien ses relations avec les imprimeurs et libraires lyonnais n'avaient jamais cessé. Alors qu'il était en Italie, il avait chargé l'un d'eux, Parmentier, qui tenait boutique à l'Ecu de Bâle, d'acheminer sa correspondance. 11 avait confié à Sébastien Gryphe ses ouvrages de tendance scientifique ou humaniste, le soin d'imprimer la Topographia Antiquoe Romoe (1534) et lui remettre bientôt le texte de la Sciomachie et festins faits à Rome par le Cardinal du Bellay (1549). Enfin, il resta en contact avec Pierre de Tours, le successeur de Juste.

    On peut donc supposer que si Rabelais choisit un éditeur parisien pour le Tiers-Livre d'abord, puis pour le Quart Livre (1552), ce n'est point par hasard. A qui s'adresse-t-il en effet ?

    En 1546, des libraires parisiens qui ont contribué à répandre après leurs confrères, lyonnais, le texte de Pantagruel et de Gargantua, deux au moins subsistent. Enguilbert de Marnef a disparu voilà dix ans déjà (1535) mais Jean Longis, lui, tient toujours boutique au Palais. Si Denis Janot est mort l'année précédente, sa veuve, Jeanne de Marnef - fille de Jean I er de Marnef et nièce d'Enguilbert de Marnef - continue ses affaires au Marché Pallu, près de la rue Neuve-Notre-Dame. Au vrai, quels motifs Rabelais aurait-il de traiter avec des libraires qui avaient sans doute agi à son insu en rééditant les oeuvres publiées à Lyon par Claude Nourry ou François Juste ? Leur clientèle n'est d'ailleurs pas celle qu'il vise désormais. Il ne cherche pas davantage celle d'un Galliot du Pré ou d'un Gilles Corrozet, qui ont eux aussi leur étalage au Palais, mais publient des ouvrages de meilleure graisse, ni même celle de Jacques Kerver dont l'enseigne, Aux deux Cochets, se voit dans le bas de la rue Saint-Jacques. C'est plus haut, sur les pentes de la Montagne Sainte-Geneviève, dans le quartier des écoles, que Rabelais va trouver ses éditeurs.

    Maître François était-il déjà en relations avec Chrétien Wechel ? Je me garderais bien de le prétendre. Mais cet Allemand, il vous en souvient, avait pris la suite en affaires du libraire Conrad Resch qui avait édité, entre tant, un Orus Apollon, dont Rabelais possédait un exemplaire. Au moment où Rabelais étudiait à Paris, Wechel, nous l'avons dit, était l'un des rares imprimeurs à mettre en vente des ouvrages de médecine. Il ne s'était pas arrêté en si bon chemin. A côté de quantité d'oeuvres classiques ou de manuels (Murmellius, Tabuloe in artis versuum componendorum, 1530 ; Hermogène, Ars rhetorica ; Alphabetum graecum, 1530; Alphabetum hebraicum, 1530, à côté de beaux ouvrages ornés à toutes les pages de bois qui attestaient les influences germaniques, comme les Emblèmes d'Alciat, Chrétien Wechel publiait nombre de traités scientifiques, comme le traité de Végèce, De re militari, ou celui de Valturius et le recueil de Dûrer, Liber de urbibus, arcibus et castellis condendis et muniendis (1531). Il donnait aussi des ouvrages de mathématiques, comme ceux de Michel Psellos ou de Nicomaque (1538), et encore la Geographia de Ptolemée (1546). En 1545 - l'année qui précéda la publication du Tiers Livre - il avait édité le traité du fameux médecin, Jean Fernel. De vacuandi ratione liber. D'autre part, et peut-être à cause de ses origines bâloises, il s'était de bonne heure montré sympa-thique à la Réforme. Un temps, il avait employé l'imprimeur Simon du Bois et il avait même partagé la marque de celui-ci, une marque parlante, où l'on voyait deux oiseaux avec la devise Unum arbustum non alit duos Erythacos. C'était là une dange-reuse fréquentation. Simon du Bois est célèbre pour avoir imprimé ses Heures de Geoffroy Tory, mais on lui doit aussi le Livre de vraye et parfaite oraison, composé par Louis de Berquin qui était mort sur le bûcher, en 1529 ; aussi du Bois avait-il jugé prudent de se réfugier à Alençon ; en 1535, on le recherchait cependant comme hérétique à Paris, et son nom était proclamé à son de trompe, dans les rues de la capitale, avec celui de deux autres imprimeurs, Jean Nicolle et le Balafré (55) , Chrétien Wechel lui-même avait été inquiété par la Sorbonne en 1534, pour avoir mis en vente le De interdicto esu carnium d'Erasme. Ses affaires n'en prospéraient pas moins et outre la maison de l'Ecu de Bâle, il dirigeait depuis 1540 une autre officine à l'enseigne du Pégase, Au cheval Volant. Sa double adresse se voit en 1546 sur la première édition du Tiers Livre.

    Ce n'est plus un livret populaire, que ce Tiers Livre, un de ces petits volumes du format de nos agendas que l'on pouvait mettre dans sa poche, mais un in-8° d'assez belle apparence, imprimé avec d'élégants caractères, romains et italiques. S'il ne comporte point de ces illustrations que l'on avait vues dans le Pantagruel et dans le Gargantua parus chez Denis Janot (1537), ou dans les rééditions d'Etienne Dolet (Lyon 1541), c'est qu'il n'est plus question, cette fois, de vanter les héros de la Dive bouteille. L'éditeur ne peut s'y tromper, et pas davantage la clientèle de clercs et de médecins qui admirent à la devanture de Chrétien Wechel tant de savants ouvrages. Aussi maître Alcofribas Nasier jette-t-il maintenant le masque ; et pour la première fois, sur la page de titre du Tiers Livre apparaît en belles lettres romaines le nom de Maistre François Rabelais, docteur en médecine.

    Notre auteur ne s'en tint pas là. Deux ans plus tard, une première édition du Quart Livre paraissait à Lyon chez son éditeur habituel, Pierre de Tours (56) . Mais il s'agissait d'une rédaction incomplète, en douze chapitres dont le dernier s'arrêtait même au beau milieu d'une phrase... Aussi a-t-on supposé que Rabelais, de passage à Lyon et en mal d'argent, avait remis ce texte au successeur de François Juste, puis s'en était désintéressé. Une contrefaçon parut la même année à Lyon (57) , et la première édition complète ne vit le jour à Paris, chez Michel Fezandat, qu'en 1552 (58) . Comme Chrétien Wechel, ce Michel Fezandat était un libraire à la mode, et partagera parfois ses éditions avec Robert Granjon, qui devait créer, quelques années plus tard, les femeux caractères de civilité (1557). On ne trouvait guère que de bons auteurs dans la boutique qu'il tenait au Mont Saint-Hilaire, à l'Hôtel d'Albret. C'est ainsi qu'il a donné, en 1549, les Métamorphoses d'Ovide, plusieurs ouvrages de François Habert (1549, 1551), et en 1551, le Tombeau de Marguerite de Valois, plusieurs éditions du Sentencieux poète Horace ; on notera qu'il a aussi publié une oeuvre de Tiraqueau, le légiste qui était depuis leur séjour à Fontenay-le-Comte, l'ami de Rabelais et dont les théories avaient pour une part alimenté les discussions du Tiers Livre sur la question du mariage. Quelques mois après la publication de cet ouvrage, Rabelais mourait à Paris. Mais dans l'intervalle, deux nouvelles éditions du Quart Livre avaient paru, et Rabelais, - l'examen des variantes en fait foi, - en avait lui-même revu les épreuves. Or, ces éditions avaient paru à Lyon, chez Baltazar Aleman (59) .

    Il est donc bien évident que Rabelais, au cours de sa vie errante, a confié ses oeuvres ici ou là aux éditeurs qui lui semblaient le plus à même de les faire connaître. Mais - ses historiens l'ont noté depuis longtemps - Maître François savait assurément ce qu'il faisait en remettant à Sébastien Gryphe sa préface pour Hippo-crate, et à Claude Nourry, son Pantagruel. J'ai voulu y insister, afin de dégager les raisons qu'avait sans doute le Chinonais de confier à Chrétien Wechel le texte de son Tiers Livre. Elles méritaient, je crois, d'être signalées. On savait déjà que le succès d'un petit livret anonyme, les Chroniques de Gargantua, avait donné naissance au moment des Foires de Lyon, à Pantagruel. Peut-être verra-t-on mieux encore combien Rabelais s'est montré attentif, durant toute son existence, aux choses de l'édition.

    1. Texte d'une conférence faite à l'Association des Bibliothécaires français, le 23 novembre 1953. Le même jour, à la Sorbonne, M. Charles Samaran évoquait le Paris de Rabelais. On trouvera sous sa plume, dans Le Monde du 25 novembre 1953, un bel article qui fait le point de ce que l'on sait sur le Mystère de la mort et de la sépulture de Rabelais. retour au texte

    2. Pantagruel, ch. VIII, édition Abel Lefranc. T. III (1922), p. 103. retour au texte

    3. Ibid., ch. VII, pp. 76-97. retour au texte

    4. Georges Collon, quatrième centenaire de la mort de Rabelais, 1553-1953. (Tours.) Association des Amis de Rabelais et de la Devinière, Club des Compagnons de Rabelais, 1953. In-8, 29 p., fig. retour au texte

    5. Ce volume a paru depuis lors sous le titre suivant : François Rabelais, ouvrage publié pour le quatrième centenaire de sa mort, 1553-1953. Genève, E. Droz ; Lille, Librairie Giard, 1953. In-4, 279 p. pl. (Travaux d'Humanisme et Renaissance, T. VII). Grâce à la complaisance de leurs auteurs, j'avais pu avoir connaissance de quelques-unes de ces communications. retour au texte

    6. Pantagruel, ch. XVIII-XIX, édit. Abel Lefranc, T. IV (1922), pp. 207-225. retour au texte

    7. Ibid., ch. XVI, p. 186. retour au texte

    8. Seymour de Ricci, les Autographes de Rabelais, Paris, 1925. retour au texte

    9. [Jean Porcher], Bibliothèque nationale. Rabelais. Exposition organisée à l'occasion du quatrième centenaire de la publication de Pantagruel. Paris, 1933, p. 89. - Charles P e r r a t, le Polydore Virgile de Rabelais dans Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, T. XI, 1 (1949), pp. 167-204. retour au texte

    10. Jean Porcher, ouvr. cité, p. 89. retour au texte

    11. Robert Marichal, l'Attitude de Rabelais devant le néoplatonisme et l'Italianisme (quart livre, ch. IX à XI), dans l'ouvrage cité ci-dessus (note 4), pp. 181-184. retour au texte

    12. Seymour de Rici, ouvr. cité, p. 22-23, n° 12, Les Aphorismes d'Hippocrate sortent des presses de Jean Setzer. Sur les dates de cet imprimeur, voir A. Hanauer, Les Imprimeurs de Haguenau, Strasbourg, 1904, p. 63-94. retour au texte

    13. On peut s'en faire une idée assez précise grâce aux travaux de Philippe Renouard, Imprimeurs, libraires, fondeurs de caractères et correcteurs d'imprimerie depuis l'intro-duction de l'imprimerie à Paris jusqu'à la fin du XVI e siècle (Paris, 1898) et Documents sur les imprimeurs, libraires, cartiers, graveurs, fondeurs de lettres, relieurs, doreurs de livres, faiseurs de fermoirs, enlumineurs et papetiers ayant exercé à Paris de 1450 à 1600 (Paris, 1901) auxquels il faut joindre Léon Dorez : Notes sur les libraires, relieurs, enlumineurs, papetiers et parcheminiers de l'Université de Paris, extraites des Mémo-riaux de la Faculté de Décret (1504-1524), dans Revue des Bibliothèques (1906), pp. 145-172. J ' ai tenté de rapprocher ces renseignements pour donner une vue d'ensemble de la question dans l'une des conférences qui ont montré ce qu'était l'Université de Paris du temps de Calvin et de saint François Xavier, et l'ai reprise dans un article, Impri-meurs et Libraires parisiens, 1525-1536, publié dans le Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 3 e série n° 2, juin 1953, pp. 43-73. retour au texte

    14. Gargantua, ch. LI, édit. Abel Lefranc, T. II (1913), p. 395. retour au texte

    15. Lettre de Pierre Siderander à Jacques Bédrot, 28 mai 1533, éditée par C. Schmidt, Gérard Roussel, ...Genève, 1845, pp. 201-211 et traduite par Abel Lefranc, Histoire du Collège de France Paris, 1893, pp. 135-138. retour au texte

    16. Pantagruel, ch. XVI, édit. Abel Lefranc, T. IV (1922), pp. 191-193. retour au texte

    17. Pierre-Paul Plan. Bibliographie rabelaisienne. Les éditions de Rabelais de 1532 à 1711, Paris, 1904, p. 37 (n° 19), p. 39 (n° 20), p. 46 (n° 21), p. 47 (n° 22). retour au texte

    18. Pantagruel, ch. VIII, édit. Abel Lefranc, T. III, p. 107. retour au texte

    19. André Hahn et Paule Dumaître, les incunables médicaux de la Bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris, extrait de la Semaine des Hôpitaux de Paris, 25 e année n° 95, 26 décembre 1949, et André Hahn, Paule Dumaître et Janine Samion. Les livres médicaux du XVIe siècle à la Bibliothèque de la Faculté de Médecine de Paris, Ibid., 26 e année, n° 41, 2 juin 1950. retour au texte

    20. Je me suis mépris à ce sujet, dans mon article sur les Imprimeurs et libraires parisiens, 1525-1536, p. 72. Quelques ouvrages imprimés par eux et un acte tiré des Mémoriaux de la Faculté de Décret, (cf. ci-dessus note 12) montrent que Simon de Colines et Chrétien Wechel portaient l'un et l'autre ce titre. retour au texte

    21. André Hahn, Paule Dumaître, Janine Samion, art. cité, p. 5-6. retour au texte

    22. Philippe Renouard, Imprimeurs et Libraires parisiens..., pp. 317-318 et 373. retour au texte

    23. Léopold Delisle. Notice sur un registre des procès-verbaux de la Faculté de théologie de Paris, pendant les années 1503-1533. Tiré à part des Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale et autres bibliothèques, T. XXXVI (1899). pp. 17-27. retour au texte

    24. Jean Plattard, les Publications savantes de Rabelais, extr., de la Revue des études rabelaisiennes, 2 e année (1904), 3 e fasc. retour au texte

    25. Bibliothèque nationale. Rabelais. Exposition..., 1933, n° 74. retour au texte

    26. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 8 e série (1910), p. 11 et suiv. Jean Tricou. Le Testament de Sébastien Gryphe, dans François Rabelais,... pp. 263-270. retour au texte

    27. Voir ci-dessus, note 24. retour au texte

    28. C'est en réalité à propos d'un autre acte (22 mai 1537) que l'édition d'Abel Lefranc cite le nom d'Antoine Griphe, Gargantua, T. I (1912), p. CXXXVI. retour au texte

    29. Jean Plattard, Vie de François Rabelais, Paris-Bruxelles, 1928. retour au texte

    30. Edouard Fick, Mémoires de Félix Platter, médecin bâlois, Genève, 1866. Félix et Thomas Platter à Montpellier,... Montpellier, 1892 (Publications de la Société des bibliophiles de Montpellier.) retour au texte

    31. A. Germain, La Renaissance à Montpellier, Montpellier, 1871. R. Gardon, F. Ra-belais à la Faculté de médecine de Montpellier. Autographes, documents et fac-similé, Montpellier - Paris, 1876. retour au texte

    32. A. Germain, ouvr. cité, p. 71, n° 1. retour au texte

    33. A. Gordon, ouvr. cité, p. 23 et suiv. retour au texte

    34. Arthur Kleinclausz, Lyon, des origines à nos jours, 1925, pp. 20-23. retour au texte

    35. Ibid., p. 159 et suiv. retour au texte

    36. Paul Delalain, Inventaire des marques d'imprimeurs et de libraires de la collec-tion du Cercle de la Librairie, Paris, 1892. p. 86 et suiv. retour au texte

    37. Jean Tricou, art. cité. retour au texte

    38. Voir en dernier lieu Marcel Francon, Rabelais et les Chroniques gargantuines, dans François Rabelais,... pp. 53-59. retour au texte

    39. Plan, ouvr. cité, p.l, n° 1. retour au texte

    40. Seymour de Ricci, les Grandes et inestimables chroniques du grand et énorme géant Gargantua... extrait de la Revue des études Rabelaisiennes, 1910. retour au texte

    41. Jacques Mégret, un troisième exemplaire des Grandes et inestimables chroniques de Gargantua dans Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, T. VII (1945), pp. 246-252. retour au texte

    42. Lucien Scheler, Un quatrième exemplaire des Grandes et inestimables chroniques, Lyon, 1532, dans François Rabelais,... pp. 45-52. retour au texte

    43. Seymour de Ricci, les Grandes et inestimables chroniques. retour au texte

    44. Baudrier, ouvr. cité, 11 e série (1914), pp. 39, 42, 49, 51. retour au texte

    45. Ibid., 12 e série (1921), p. 72. retour au texte

    46. Robert Brun, Le livre illustré en France au XVI e siècle, Paris, 1930, p. 150 et p. VI. retour au texte

    47. Plan, ouvr. cité, p. 33, n° 18. retour au texte

    48. Jacques Guignard, Les illustrateurs de Rabelais, dans Soleils, n° 1 (1947), pp. 61-68. retour au texte

    49. Plan, ouvr. cité p. 39, n° 20. retour au texte

    50. Ibid. p, 37, n° 19. retour au texte

    51. Ibid. p. 47 n° 22. retour au texte

    52. Ibid. p. 46 n° 21. retour au texte

    53. Ibid. p. 47 n° 23. retour au texte

    54. P.-L. Jacob. François Juste, Libraire et Imprimeur à Lyon, dans Bulletin du Bibliophile, 35 e année (1869), pp. 632-641. retour au texte

    55. Plan, ouv. cité, p. 66, n° 31, et n°s suiv. retour au texte

    56. Germaine Despierres, Etablissements d'imprimeries à Alençon, Paris, 1894, p. 12 et suiv. Ph. Renouard, ouv. cité, p. 104-105. retour au texte

    57. Plan, ouv. cité, p. 139 n° 76. retour au texte

    58. Ibid., p. 142, n° 77. retour au texte

    59. Ibid., p. 143, n° 78. retour au texte

    60. Ibid., p. 148 et suiv. Baudrier, ouv. cité, l re série (1895) p. 2, n'indique aucun autre ouvrage sorti de ses presses. retour au texte