Index des revues

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    À propos du Congrès de Bruxelles

    Par Pierre Bourgeois
    Par Pierre Josserand

    Je reçois de M. Pierre Bourgeois, directeur de la Bibliothèque nationale de Berne et président de la F.I.A.B., la lettre suivante qu'il serait inconvenant de ne pas publier in-extenso :

    MON CHER PRÉSIDENT,

    C'est un penchant tout naturel aux hommes de coeur que de croire leurs amis d'un même avis qu'eux sur tous les points. Et pour ces amis, ce préjugé favorable est sans doute un compliment. En tout cas, c'est ainsi que j'interprète le passage de votre notice sur le Congrès de Bruxelles parue en novembre der-nier dans le Bulletin d'informations de l'A.B.F., passage dans lequel vous me faites dire que je regrette comme vous le rapprochement entre bibliothèques et centres de documentation dans le cadre de ce congrès. Certes, j'ai dit à Zagreb qu'il était « évidemment regrettable dans un sens que la F.I.A.B. n'ait pas trouvé les moyens lui permettant d'organiser un congrès bien à elle ». Mais vous interprétez cette phrase d'une façon qui trahit quelque peu ma pensée, et que pour cela je crois devoir relever. Ce n'est qu'une question de nuances, mais je sais trop bien l'importance que, chez vous, ces questions peuvent prendre pour ne point m'y arrêter.

    Pour m'expliquer, je n'ai qu'à reprendre la suite de mon discours à Zagreb, dans lequel je disais : « Si un congrès de la F.I.A.B. eût permis d'agir en profondeur dans le monde des bibliothèques proprement dites, le congrès commun aura très certainement un plus grand retentissement à l'extérieur et attirera sur nous l'attention de milieux qu'autrement nous n'aurions guère touchés. Un autre avantage très important me paraît être que cette collabo-ration... permettra... aux trois fédérations intéressées de mieux se connaître, de mieux délimiter leur champ d'action et d'arrondir certains coins qui aujourd'hui sont encore des causes de friction. Qui sait - tous les espoirs sont permis - peut-être arriverons-nous même à Bruxelles à savoir enfin où finit la bibliothéconomie et commence la documentation. »

    C'est dire, mon cher président, que mon regret, très partiel d'ailleurs, a une toute autre origine que le vôtre, et que contrairement à vous je vois de grands avantages à siéger en commun avec la F.I.D. et l'A.I.B.M. Car j'espère que ce congrès commun apportera de la clarté « dans l'actuelle confusion des valeurs et des questions », pour reprendre vos paroles. Votre exigence « que la prééminence des bibliothèques reste, dans ce congrès, indiscutable », je ne la partage nullement, tout au moins, entendez-moi bien, en ce qui concerne le congrès commun. Elle sera parfaitement à sa place au III e Congrès Interna-tional des bibliothèques qui se tiendra parallèlement, mais en dehors du congrès commun. De même, la prééminence des centres de documentation sera indiscutable à la 22° Conférence Internationale de documentation. Mais le congrès commun, nous devons l'aborder dans un esprit de compréhension mutuelle et de conciliation, sans quoi la confusion des valeurs tournera en confusion des esprits, et nous finirons tous par tirer nos rapières.

    Je suis sûr, mon cher président, que ce n'est point là le résultat auquel aspirera la délégation de'' l'A.B.F. et que nous la verrons venir à Bruxelles, avec celle de l'U.F.O.D., pour participer à l'oeuvre commune dans l'esprit de votre belle devise nationale « Liberté, égalité, fraternité ». Et si vous espérer « que, à la discussion de chaque problème traité, les bibliothécaires français apportent l'enrichissement de leurs connaissances et de leurs points de vue », vous espérez certainement, comme moi, qu'ils rentreront chez eux tout aussi enrichis, non seulement par les connaissances des autres, mais tout autant parce qu'ils auront eu l'occasion d'entendre des collègues venus de loin et de donner ainsi à leur expérience et à leur pensée une base plus large.

    J'espère vivement qu'en écrivant cela l'amitié très sincère que vous m'ins-pirez, ne m'a point fait commettre à mon tour une erreur de nuance. Si pourtant c'était le cas, je vous adjure de faire comme moi et de l'accepter comme un compliment.

    Veuillez croire, mon cher président, à mes sentiments très cordialement dévoués.

    Je m'étais donc mépris sur la pensée de M. Pierre Bourgeois. Il a bien deviné l'un des motifs de cette méprise : je tenais tant à mon opinion que je souhaitais qu'il la partageât ! Et s'il me fallait une autre justification, je la trouverais dans le discours prononcé à Bruxelles le 4 juillet 1938, à la 11 e session de la F.I.A.B., par M. Marcel Godet, alors directeur de la Bibliothèque nationale suisse et président de la F.I.A.B.

    Je venais de relire ce discours dans les Actes du Comité International des bibliothèques - 11 e session, Bruxelles, pages 9-18 - et j'y avais trouvé ceci :

    « Aux yeux des documentalistes, l'idéal serait d'arriver à si bien dégager des documents la matière utile qu'on puisse la présenter à l'usager toute pré-parée, sans qu'il ait d'autre peine que, parfois, celle de payer. Les biblio-thèques, asiles de la culture, doivent estimer que cette façon de se substituer au travailleur, de lui mâcher la besogne, tout à fait légitime et avantageuse dans le domaine technique, pratique, administratif, etc... aurait de graves inconvénients dans les disciplines où le profit réside moins dans le résultat de la recherche que dans la recherche elle-même, dans le contact avec les sources, avec les originaux, comme c'est le cas en histoire, en littérature et dans la plupart des sciences de l'homme. Dans de tels domaines, cette façon d'industrialiser le travail intellectuel, sous prétexte de le faciliter, ne pourrait aboutir qu'a en abaisser le niveau.

    « La distinction entre bibliothèques et centres de documentation est pra-tiquement tout ce qu'il y a de moins net. La différence réside souvent moins dans les choses mêmes que dans un certain esprit, dans l'attitude du fonction-naire qui comme « documentaliste » s'inspirera de considérations plus utilitaires, et comme bibliothécaire traditionnel davantage des intérêts de la culture.

    « Pratiquement, les bibliothèques n'en sont et n'en restent pas moins jusqu'à nouvel ordre, avec les archives, le lieu essentiel de la documentation qui n'est relativement que peu de chose sans elles et sans l'imprimé. En théo-rie, la documentation englobe tout. Dans la réalité, c'est un mouvement partiel, assez récent, qui vient seulement accentuer, compléter ou prolonger sur quelques points l'activité universelle et séculaire des bibliothèques. Mou-vement utile d'ailleurs et destiné à se développer. Mais, en attendant, les documentalistes, qu'ils me pardonnent la comparaison, sont un peu comme des conquérants qui n occuperaient qu'une petite portion du territoire dont ils se proclament les souverains. D'où une situation un peu fausse, qui donne lieu à des malentendus et à certains froissements bien compréhensibles. Comment en particulier ne s'étonnerait-on pas de voir figurer à l'ordre du jour des congrès ou conférences de documentation des questions qui sont du domaine de la pure bibliothéconomie, dont les organisations de bibliothécaires s'occupent activement et qu'elles sont le mieux à même de résoudre, si elles ne l'ont déjà fait ?

    Et enfin ceci, où M. Marcel Godet - il y a dix-sept ans - aboutissait pratiquement à la même conclusion qu'aujourd'hui M. Pierre Bourgeois :

    « L'éclaircissement de ces questions contribuera, espérons-le, à prévenir entre bibliothécaires et documentalistes, ce qu'un de nos collègues appelait « des incidents de frontière », si l'on peut parler de frontières entre deux peuples aussi enchevêtrés et confondus sur tant de points, puisque tant de milliers de bibliothèques sont des centres de documentation et tant de docu-mentalistes des bibliothécaires. La raison réclame que ces deux peuples, sans sacrifier leur indépendance, s'accordent en bons voisins qui. organisés pour la paix et non pour la guerre, pratiquent entre eux, dans l'intérêt commun, le libre échange des produits et des services. »

    Sages paroles que l'A.B.F. fait siennes sans arrière-pensée ni réticence.