Y a-t-il des bibliothèques musicales en France ? La question fera sourire nos collègues des sections musicales de la Bibliothèque nationale. Et pourtant, si on laisse de côté les grandes bibliothèques parisiennes, accessibles à un nombre restreint d'usagers seulement et qui ne pratiquent pas le prêt, il faut bien reconnaître que la bibliothèque offrant à l'amateur des collections de musique pratique pour l'étude à domicile est extrêmement rare.
Nous jugerions sévèrement sans doute un bibliothécaire qui acquerrait de savantes études critiques alors que sa bibliothèque ne serait pas en état d'offrir une collection convenable des grands classiques de l'humanité. Voilà pourtant où nous en sommes dans le domaine de la musique : nous achetons sans hésiter la biographie de Beethoven dont nous venons de lire un compte rendu élogieux, mais le pianiste trouverait difficilement dans nos bibliothèques une bonne édition de ses sonates. Une enquête sur les bibliothèques françaises montrerait que celles-ci possèdent souvent les éléments d'un fonds musicologique, mais peu de collections musicales proprement dites.
Les oeuvres musicales cependant ne manquent pas dans les bibliothèques françaises. Les réponses données à un questionnaire diffusé en 1953 sur l'initiative du groupe français de l'Association Internationale des Bibliothèques Musicales ne laissent aucun doute à ce sujet. Mais rarement les problèmes particuliers à la musique semblent avoir été abordés de front. Si dans beau-coup de bibliothèques on trouve les oeuvres musicales rassemblées dans des séries spéciales, il faut voir là un effet de l'utilisation des cadres méthodiques de classement ; cela résulte rarement d'une volonté bien arrêtée de faire à la musique le sort qui lui est dû. Aussi trouve-t-on pêle-mêle dans ces séries les oeuvres musicales, les livrets et les ouvrages de musicologie ; les premières y seront traitées comme des imprimés ordinaires, et on ne trouvera dans les catalogues aucune des adjonctions indispensables à leur identification. Un simple coup d'oeil sur les nombreux catalogues imprimés à la fin du siècle dernier permet de s'en rendre aisément compte.
Cette situation ne permet pas toujours au bibliothécaire de connaître l'état de ses collections et explique le vague et l'imprécision de bien des réponses. Voici comment est décrite la situation dans une grande bibliothèque du Midi :
« Le catalogue des partitions musicales n'existe pas. La musique fait partie du fonds général et certaines pièces figurent au catalogue par auteurs et au cata-logue analytique tandis que d'autres n'y figurent pas, ce qui rend quasiment impossible leur consultation ; il est également impossible de savoir exactement ce que la bibliothèque possède du point de vue des partitions musicales, car elles ne sont pas groupées ».
Caractéristique aussi est la confusion qui règne dans les termes. « Possédez-vous des fonds musicaux ?» La question posée, en dépit de son apparente simplicité, est ambiguë. Beaucoup de bibliothécaires ont pensé « littérature musicale » ou « musicologie » et ont répondu affirmativement alors que leur bibliothèque ne contient pas en vérité de fonds musical ; les titres que certains d'entre eux citent en exemple le prouvent. Il n'y a pas non plus d'expression claire pour désigner l'édition d'une oeuvre musicale. Le mot « partition » souvent utilisé crée une confusion encore plus grave. « Partition », « ensemble des par-ties... d'une composition musicale rangées les unes au-dessus des autres de façon à se correspondre exactement » (Larousse) ne devrait jamais être employé dans un sens plus général. Cette confusion des termes n'est qu'un reflet de celle qui règne dans nos collections.
De plus en plus la vie des bibliothèques publiques, municipales ou centrales de prêt, est orientée vers la culture populaire, dont la musique est un élément essentiel. Le développement depuis une quinzaine d'années de l'éducation musicale dans un large public, doit nous inciter à répondre à des besoins nouveaux qui se révéleront avec les années plus impérieux. Dans la diffusion de la culture musicale, les bibliothèques n'ont pas à jouer un rôle de premier plan. L'initiative doit être laissée aux écoles, aux sociétés et aux groupements culturels. Les bibliothèques ont à réunir et à mettre à la disposition de ces organismes et des amateurs isolés le matériel utile à leur activité. Ce seront d'abord les ouvrages sur la musique et les musiciens. On se servira ici des «Informations bibliographiques et documentation sur la musique» éditées par la Direction des bibliothèques en 1952. On parle aussi de discothèques ; la bibliothèque de Cannes en possédait déjà une en 1950 ; sans doute d'autres ont-elles été créées depuis.
Ouvrages sur la musique, discothèque, c'est certainement par là qu'il faut commencer ; la musique s'adresse d'abord à l'auditeur et c'est par lui que le goût s'en propage. Mais s'en tenir là est insuffisant. La musique ne vit que grâce à l'amateur actif. Sauf dans quelques cas très rares - à Antibes, à Charleville par exemple - mais où malheureusement le manque de personnel et de crédits ne permet pas aux responsables les réalisations souhaitées, trop de bibliothécaires en France semblent l'avoir oublié. A l'étranger, en Allemagne principalement, il existe dans les grands centres à côté de la bibliothèque muni-cipale, une bibliothèque musicale, municipale également, qui est une bibliothèque de prêt ; celle de Munich sort jusqu'à 2.000 oeuvres musicales par jour; certaines bibliothèques populaires ont des sections musicales avec un personnel spécialisé, à Düsseldorf par exemple.
Nous devons combler notre retard dans ce domaine. C'est avant tout aux bibliothécaires de province de prendre conscience du problème et de chercher, en tenant compte de la situation particulière à chaque ville, les solutions convenables.
Chacun hésitera à consacrer une partie des faibles crédits dont il dispose à l'achat d'oeuvres musicales dont il ne sent pas l'utilité. Peut-être n'est-il pas nécessaire de commencer par là. Dans bien des cas il doit être possible de créer une collection musicale en rassemblant les oeuvres éparpillées dans les fonds généraux et en groupant les fiches dans un catalogue spécial. Les diffi-cultés du catalogage ne doivent pas arrêter les bibliothécaires, même s'ils n'ont pas de connaissances musicologiques. Lorsqu'il s'agit d'éditions récentes - et c'est avec ces éditions exclusivement qu'il convient de constituer des fonds de prêt - ces difficultés peuvent être assez facilement surmontées. Nous avons pu, à Mulhouse, cataloguer un fonds de plusieurs milliers d'ouvrages en simpli-fiant les usages de la Bibliothèque nationale et en créant un cadre de classement systématique inspiré de bibliographies allemandes et adapté à un public composé presque uniquement d'exécutants ; or aucun d'entre nous n'avait la moindre connaissance théorique de la musique. La recherche d'une méthode de travail à laquelle nous a contraints l'absence de guides sûrs, a coûté beau-coup de peines et occasionné une perte de temps considérable ; elle doit être évitée à l'avenir à tous ceux qui tenteraient d'organiser une section musicale. Ce serait à la Direction des bibliothèques de diffuser des règles simples, appli-cables dans les bibliothèques publiques par un personnel non spécialisé, inspirées des usages de la Bibliothèque nationale ou du code de catalogage restreint élaboré par la commission de catalogage de l'Association Internationale des Bibliothèques musicales.
Chaque fois que cela sera possible, le bibliothécaire devra travailler en liaison avec l'école de musique de la ville. Celle-ci possède parfois des collec-tions de musique pratique dont l'usage est réservé aux professeurs et aux élèves. Ces bibliothèques sont entretenues par les municipalités et ce sont parfois les mêmes services et les mêmes élus qui ont la charge de la bibiothèque municipale et de l'école. Verront-ils d'un bon oeil se développer deux collections, l'une nécessaire et avec un public assuré, l'autre dont l'utilisation leur paraît plus aléatoire ? Mais d'un autre côté, l'école de musique est-elle en mesure d'assurer à ses collections des conditions de bonne conservation ? Plutôt que de disperser les efforts, ne vaut-il pas mieux créer un lien entre les deux orga-nismes et transformer la bibliothèque du conservatoire en bibliothèque mixte ouverte au public ? Sauf dans de très grandes villes, ce doit être possible partout. La ville de Mulhouse a adopté une solution radicale : toute la biblio-thèque de l'Ecole Nationale de Musique a été transférée à la bibliothèque municipale qui en a effectué la remise en état (plus de 2.000 reliures ou porte-feuilles, sans compter les innombrables réparations) et en a entrepris un catalogue détaillé. Sans aller jusque-là, on peut s'arrêter à des solutions inter-médiaires, le conservatoire gardant par exemple ses collections, mais en confiant la gestion à la bibliothèque municipale qui établirait un fichier dans chacun des deux établissements.
C'est dans cette double perspective que se pose à notre avis le problème des bibliothèques musicales. Il est peu probable que se constituent jamais en France, à l'exemple de l'étranger, des bibliothèques musicales indépendantes. Mais le développement de sections musicales dans les bibliothèques publiques devrait être tenté partout où les circonstances le permettent. Une création ex nibilo sera rarement possible ; il s'agit plutôt de rassembler ce qui existe dans les bibliothèques, publiques ou non. gérées par les villes. L'effort à faire est avant tout un effort d'organisation. Celui-ci entrepris, le bibliothécaire verra se manifester un intérêt, des encouragements, et aussi des exigences, qu'il n'aurait pas soupçonnés. Des particuliers qui gardaient chez eux des morceaux de musiques inutilisés viendront spontanément les mettre à la dispo-sition de la bibliothèque ; en trois ans la bibliothèque de Mulhouse a reçu plusieurs centaines d'ouvrages, et il est probable que la plus grande partie des oeuvres qui dorment dans nos bibliothèques proviennent de dons ; c'est le cas, entre autres, pour la collection de la bibliothèque municipale de Charle-ville qui compte 2.000 ouvrages tous donnés par un groupe d'amateurs en 1931. Des liens pourront alors s'établir avec les sociétés musicales qui ont leur propre matériel mais qui peuvent difficilement le renouveler et l'entretenir ; peut-être accepteraient-elles de réunir leurs collections dans une bibliothèque qui offrirait des garanties suffisantes de stabilité.
C'est donc un vaste domaine qui s'offre là à l'activité du bibliothécaire. L'effort poursuivi ailleurs pour le développement d'une culture musicale popu-laire poussera sans aucun doute de nombreux amateurs à la pratique de la musique.
A nous de ne pas rester à l'écart de ce mouvement et de prévenir les besoins. Ce sera une nouvelle preuve de notre vitalité et de notre raison d'être.