Index des revues

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    Manuscrits et lumière ultra-violette

    La bibliothèque perdue du chancelier Gerson

    Par Gilbert Ouy, Bibliothécaire au Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque nationale.

    Certaines techniques scientifiques connues depuis longtemps doivent par-fois attendre bien des années avant d'être enfin couramment appliquées. C'est le cas de l'utilisation des rayons ultra-violets pour la lecture des mentions lavées ou érasées figurant sur les manuscrits. Il y a longtemps déjà que le principe en est connu, et que des érudits y ont, de temps à autre, recours pour tenter d'élucider quelque problème particulier ; mais l'application de ce procédé sur une large échelle, sa mise en oeuvre systématique pour reconstituer l'histoire des manuscrits, pour identifier leurs possesseurs succes-sifs n'avaient jamais encore, à notre connaissance, été entreprises.

    Cette lacune s'explique, croyons-nous, par plusieurs raisons : rareté des installations, caractère souvent décevant des résultats obtenus à l'oeil nu, enfin et surtout, fatigue des yeux provoqués par l'emploi d'appareils mal conçus, et ce sans protection suffisante.

    La Bibliothèque nationale est sans doute l'une des premières au monde a avoir été dotée, il y a un dizaine d'années, d'une telle installation : notre atelier de photographie possède un couple de puissants réflecteurs à rayons ultra-violets qui permettent d'exécuter de bons clichés (que l'emploi d'un objectif en quartz, récemment acquis, promet de rendre encore bien meil-leurs). Jusqu'à ces dernières années ces appareils étaient utilisés de temps à autre pour la lecture directe : bibliothécaires et lecteurs du Cabinet des Manuscrits pouvaient s'en servir en cas de besoin ; mais, outre que l'accès en était malaisé, quelques instants de consultation suffisaient à éblouir le paléographe, lui laissant les yeux papillotants et la tête endolorie. Il n'y a guère plus de deux ans que notre Cabinet des Manuscrits possède enfin sa propre installation, moins puissante, certes, que celle de l'atelier photogra-phique, mais plus maniable, et comportant un abat-jour qui permet d'abriter dans une certaine mesure les yeux du lecteur contre la redoutable lumière noire, génératrice de conjonctivite ; depuis peu, une paire de lunettes spé-ciales, à verres au plomb, lui a été adjointe, assurant une protection plus efficace. Sans être parfaite, cette installation a déjà donné un nouvel essor aux recherches sur l'histoire de nos fonds manuscrits, en permettant de faire de l'examen des volumes aux ultra-violets, non plus l'exception, mais la règle. La grande majorité des manuscrits décrits et étudiés dans notre 4 e volume du Catalogue général des mss latins, qui va bientôt paraître, ont été soumis à l'interrogatoire par la « lumière de vérité ». Nous espérons que les érudits qui parcourront les descriptions matérielles seront agréablement surpris du grand nombre d'inscriptions effacées, d'ex-libris grattés, que nous avons pu ainsi faire réapparaître. Nous obtiendrons sans doute des résultats encore meilleurs pour les volumes suivants quand nous aurons perfectionné notre technique : parmi les petits problèmes que nous aurons à résoudre figure notamment celui de l'élimination des taches de sulfhydrate d'ammonium ; ce réactif chimique, dont nos devanciers étaient - hélas !- si prodigues, laisse sur le parchemin ou le papier des traces à peu près invisibles à la lumière du jour, mais qui, aux rayons ultra-violets, ressemblent à des taches d'encre, d'un noir violacé, rendant toute lecture impossible. D'autre part, il faudrait, croyons-nous, envisager de doubler la « scopie » par la « graphie » en adjoi-gnant à la lampe du Département des Manuscrits un petit appareil photo-graphique permettant de prendre immédiatement des photos des inscriptions effacées peu lisibles à l'oeil nu (les émulsions photographiques sont en effet beaucoup plus sensibles que la rétine) ; bien entendu, les cas délicats seraient laissés aux spécialistes de l'atelier.

    La lampe à rayons ultra-violets a rendu de tels services pour l'élaboration du 4 e volume de notre catalogue que nous regrettons aujourd'hui que ce pré-cieux appareil soit arrivé trop tard pour nous aider dans notre travail sur le 3 e volume, paru il y a deux ans : celui-ci était déjà à l'impression quand la lampe fut installée ; on rajouta bien, sur épreuves, quelques identifications de dernière heure, mais il est à craindre que bon nombre de mentions effacées nous soient passées inaperçues, et même, ce qui est pire, que certaines préci-sions erronées aient trouvé place dans les notices. C'est ce qui s'est produit pour la notice de notre ms. latin 2768, dont il sera souvent question dans cet article. En rétablissant la vérité sur l'histoire de ce manuscrit, nous croyons pouvoir, du même coup, dissiper une bonne part du mystère qui entourait jusqu'ici la disparition de la bibliothèque du Chancelier Gerson.

    Depuis la parution, en 1894, de l'excellente introduction donnée par L.-H. Labande à son catalogue des mss de la Bibliothèque d'Avignon, un problème était posé : qu'étaient devenus les manuscrits de Gerson ? On avait toujours cru, jusqu'alors, que la bibliothèque du Chancelier de Paris était passée, à sa mort, au couvent des Célestins d'Avignon. Cette croyance reposait sur l'existence d'un document en apparence irrécusable : une lettre adressée en novembre 1428 par le vieillard aux moines de ce couvent, où il déclarait :

    • «J'ai eu le dessein de réunir pendant ma vieillesse un trésor de livres salutaires, autant que me le permettait ma pauvreté. Il m'a paru conve-nable d'en faire le dépôt chez des Célestins... principalement parce que j'ai deux frères qui ont fait profession dans cet Ordre. Accueillez donc favora-blement mon projet, Pères et Frères très chers, et, lorsque ce petit trésor vous arrivera, gardez-le dans votre couvent d'Avignon, non pas pour l'alié-ner ni pour le cacher, mais pour le communiquer selon le gré de votre supérieur..» (1) .

    Or, en travaillant à son catalogue des manuscrits de la bibliothèque d'Avignon, Labande acquit la conviction que jamais, en réalité, le couvent avignonnais de Saint-Pierre de Luxembourg n'avait reçu le trésor annoncé. Gerson avait-il changé d'avis pendant les derniers mois de sa vie ? Etait-il mort trop tôt pour mettre son projet à exécution ? Dans tous les cas, qu'était-il advenu de ses livres ?

    Notre petite enquête commença, comme c'est souvent le cas, à propos de tout autre chose. Nous venions de lire à l'ultra-violet sur une garde collée de notre ms. latin 3322 l'ex-libris du xur siècle de l'abbaye de Clairvaux, que Colbert sans doute, avait fait effacer. En détachant du carton cette garde collée, qui semblait présenter une inscription en transparence, nous trouvâmes en effet, au verso, une mention intacte :

    • « Fratrum Celestinorum de Avinione est liber iste. »

    Un examen plus approfondi à l'ultra-violet permit d'ailleurs de lire, aux ff. 1, 2 et 139 v°, trois autres ex-libris du même couvent, également du xv e siècle, très fortement grattés, mais encore reconnaissables.

    En pareil cas, on éprouve souvent le désir de comparer le ms. dont on vient d'identifier la provenance avec d'autres volumes ayant la même origine. Or le t. 3 du Catalogue des mss latins de la Bibliothèque Nationale assignait justement une provenance identique au ms. n° 2768, en précisant :

    • « Au f. 252, mention autographe : « Magister Johannes Gerson, cancel-larius ecclesie Parisiensis ». - Provient du couvent des Célestins d'Avignon ; cf. Delisle, Cab. des Mss, II, 251.»

    Ces quelques lignes sont moins banales qu'elles ne le paraissent à pre-mière lecture. Tout d'abord, on nous affirme que le ms. provient d'un certain couvent, mais on ne cite aucun ex-libris ; on nous dit aussi que la « mention » du nom de Gerson est autographe ; mais comment le sait-on ? et pourquoi ne l'appelle-t-on pas alors tout simplement une signature ? Peut-être Delisle va-t-il tout expliquer.

    Mais le t. II du Cabinet des Manuscrits dit seulement ceci :

    • « En 1428, Gerson légua ses livres aux Célestins d'Avignon, en défen-dant de les aliéner et recommandant de les communiquer. Notre ms. latin 2768 a appartenu à Gerson. »

    Il était bien tentant, sans doute, de bâtir là-dessus un syllogisme. On notera toutefois que Delisle, modèle d'esprit scientifique, n'avait pas succombé à cette tentation.

    Reportons-nous au manuscrit. La fameuse « mention autographe » nous frappe, de prime abord, par son aspect insolite. Pareille mention ne saurait être qu'une signature ou un ex-libris. Or une signature ne se présente jamais sous cette forme ; elle comporte toujours, surtout à cette époque, au moins l'ébauche d'un paraphe, et il est bien rare que le signataire énonce ainsi ses titres et qualités. Ce n'est pas davantage le libellé normal d'un ex-libris : on attendrait, dans ce cas, l'une des formules usuelles : « Iste liber pertinet ad... », « Hic liber est... » ou, à tout le moins, un génitif.

    En y regardant de plus près, on a tôt fait de s'apercevoir que le parche-min porte des traces assez nettes de grattage, au-dessus et à côté du nom du chancelier.

    De fait, l'examen à la lumière ultra-violette révèle une inscription sur trois lignes, entièrement érasée à l'exception des quelques mots cités plus haut. Sans doute le gratteur avait-il pensé que mieux valait laisser subsister le nom de Gerson, qui donnait de la valeur au volume. On déchiffre, non sans peine (v. photo jointe) :

    • « Isie liber est de conventu fratrum Celestinorum de Marcoussiaco... donavit (?) Magister Johannes Gerson, cancellarius ecclesie Parisiensis...»

    C'est donc au couvent des Célestins de la Trinité à Marcoussis, près de Montlhéry, et non pas au couvent d'Avignon que Gerson avait donné ce manuscrit.

    L'erreur commise par le rédacteur de la notice est de celles qui valent la peine d'être analysées d'un point de vue méthodologique ; on déduit d'une donnée erronée (en l'occurrence la légende du passage à Avignon des manus-crits de Gerson) une conséquence (provenance avignonnaise du ms. 2768) ; cette déduction imprudente étant présentée non sous forme d'hypothèse, mais sous forme d'affirmation, comme s'il s'agissait d'un fait contrôlé, est suscep-tible à son tour de donner une trompeuse vraisemblance à la légende d'où elle tire son origine : « Voici - pensera le candide lecteur de la notice - un manuscrit de Gerson qui provient du couvent d'Avignon ; il est donc bien vrai que les livres de Gerson sont passés à Avignon ». De la sorte, le cercle vicieux se referme sur lui-même.

    Voyons maintenant ce qu'il faut penser du caractère autographe du docu-ment. Un ex-dono de ce tye n'a guère de chances d'être l'oeuvre du donateur lui-même. On s'attendrait, normalement à ce qu'il fût écrit de la main du bibliothécaire de l'établissement donataire.

    La première chose à faire serait, évidemment, de comparer une inscrip-tion dont on suppose qu'elle pourrait être de la main de Gerson avec les autres autographes connus du même auteur. Le rédacteur de la notice s'était-il livré à une telle comparaison ? Assurément non, car, de l'avis de notre meil-leur spécialiste gersonien, M. l'Abbé André Combes, on ne connaît actuelle-ment aucun autographe du chancelier parisien.

    Nous avons tenté de rassembler le plus grand nombre possible de spéci-mens de cette écriture dont on nous assurait qu'elle était celle de Gerson.

    La notice, déjà citée, du ms. latin 2768 décrit comme suit les ff. 1 et 252-253 v° :

    • « Table des Instituta, add- xv e siècle, sans doute de la main de Gerson. »

    L'expression sans doute ayant acquis dans notre langue une nuance dubi-tative, il convient d'admirer la subite prudence dont fait preuve ici l'auteur de la notice. En effet, l'absolue identité de l'écriture de la table avec celle de la « mention autographe » est flagrante. Nous sommes en présence d'une cursive gothique semi-humanistique très peu chargée en ligatures, très frag-mentée, d'allure assez désordonnée, et qui, à côté de certains traits bien français, offre des caractéristiques assez rares en France à cette époque, et qui feraient plutôt songer au Saint-Empire ou à l'Italie : a et r suscrits sans valeur d'abréviation, comme par exemple dans les mots :

    • Mrcoussiaco, Parisiensis (2) .

    Les s finaux sont, eux aussi, très souvent suscrits, et l'on note l'alter-nance des r gothiques pointus, ressemblant à des v, avec des r arrondis, en forme de 2, à l'italienne. C'est donc une écriture fort aisément reconnaissable, et difficile à confondre avec une autre.

    Nous avons pu retrouver d'abondants spécimens de cette écriture dans trois autres mss provenant de Marcoussis. Dans les quatre volumes considérés, c'est cette même main qui a écrit la table des matières. Il nous paraît, à première vue, assez invraisemblable que le chancelier de l'Université, délais-sant des tâches plus urgentes, se soit astreint à une telle besogne qui, de même que l'apposition des ex-dono et des ex-libris, était plutôt du ressort d'un bibliothécaire de couvent.

    Le ms. latin 2572, recueil de lettres de s. Bernard, offre, au verso du premier feuillet de garde, une table sur cinq colonnes, en tous points semblable à celle du ms. 2768. En bas du f. 1, la même main a transcrit un court texte intitulé : « Miraculum de prima epistola ». Au dernier feuillet, on remarque une mention - sans doute Yex-libris du couvent - si énergiquement grattée qu'il est impossible, même aux rayons ultra-violets, d'en lire une seule lettre : mais un détail vaut d'être relevé : comme Yex-dono étudié plus haut, l'inscrip-tion était soulignée, ce qui n'est guère fréquent ; elle devait donc être de la même main que celui-ci, et que la table.

    Le ms. latin 2557 contient les sermons de s. Bernard sur le Cantique des Cantiques. Outre une table des sermons, toujours de la même main, aux ff. 167 v° et 168, on remarque, tout au long du texte, de nombreuses additions et corrections marginales ou interlinéaires, toujours de la main de notre pseudo-Gerson, qui semble avoir procédé à une sérieuse collation du texte avec d'autres mss de s. Bernard. Loin d'être un vulgaire scribe (au reste, le seul examen de son écriture suffirait à nous convaincre du contraire), notre homme se révèle ici un véritable érudit.

    C'est dans ce ms. 2557 que se cachait l'unique - et d'ailleurs bien fragi!e - argument qui eût pu, à la rigueur, étayer la thèse de l'autographe de Gerson ; mais, outre que le rédacteur de la notice du 2768 n'avait jamais noté l'identité de l'écriture de la table de ce ms. avec celle du 2557, personne, au surplus, n'avait pu voir le document auquel nous faisons allusion : il s'agit, en effet, d'un petit rectangle de parchemin, soigneusement découpé, et collé au bord du f. 98 du ms. 2557 pour le consolider et en masquer la déchirure. Décollée, cette petite pièce révéla quelques bouts de lignes, tou-jours de la même main que la prétendue « mention autographe » :

    • « ... justificatione Joseph justus ... sacro gaudent nomine ... ditur. Quia estis ... ye sorores cum ... Dolentes ad », etc...

    Semblable trouvaille ne vaudrait certes pas l'honneur d'être mentionnée, n'était le fait que ce lambeau de texte semble faire une place importante à s. Joseph. Or Gerson portait, on le sait, une extraordinaire dévotion à ce saint : qu'il nous suffise de rappeler que, dans la seule année 1413, il écrivit une épître sur le culte de s. Joseph, une exhortation au duc de Berry pour la solennisation de la fête de s.Joseph, et un office pour cette fête, sans parler des 3.000 vers du poème intitulé Josepbina. Mais, encore une fois, nous n'accorderons pas à ce petit fragment de parchemin plus d'attention qu'il n'en mérite : qu'y aurait-il, en effet, de surprenant à ce qu'un moine cultivé du couvent de Marcoussis, préposé à la bibliothèque de cet établissement reli-gieux, admirateur, et peut-être ami du bienfaiteur de son couvent, ait partagé la dévotion de Gerson pour saint Joseph ?

    Au reste, nous n'aurions des précomptions assez sérieuses pour supposer que l'écriture en question soit vraiment celle de Gerson que si on la rencontrait au moins sur plusieurs manuscrits lui ayant appartenu, et si elle était absente des manuscrits ne provenant vraisemblablement pas de .sa bibliothèaue. Or. des trois manuscrits gersoniens que nous avons pu identifier jusqu'ici, notre latin 2768 est le seul où cette écriture apparaisse ; mais nous la trouvons sur les mss latins 2557, 2572 et 3313, dont rien ne nous permet de penser qu'ils aient jamais appartenu au chancelier de Paris.

    Il y a, nous venons de le dire, deux autres manuscrits dont nous savons à l'heure actuelle avec certitude qu'ils furent donnés par Gerson aux Célestins de Marcoussis ; ni l'un ni l'autre ne portent la moindre trace de l'écriture que nous avons étudiée.

    Prenons, pour commencer, notre ms. latin 10709. Au f. 3, d'une main très différente, bien qu'arsurément contemporaine de celle de la prétendue mention autographe, on lit cet ex-libris :

    • « Liber iste pertinet ad venerabile monasterium Celestinorum savcte Trinitatis de Marcossiaco. »

    Au-dessous de cet ex-libris, donc tout à fait en bas de la page, on constate que le papier a été gratté, si soigneusement qu'aucune trace d'écriture ne subsiste à la lumière naturelle ; mais on lit aisément à la lumière ultra-violette les mots suivants, écrits de la même main que l'ex-libris :

    • « ex dono magistri Johannis de Gersonno, cancellarii ecclesie Parien-sis. »

    II est d'autant plus intéressant de savoir que ce manuscrit (ou plus exac-tement une partie de ce manuscrit, car il s'agit d'un volume composite) provient de Gerson, qu'il contient, aux ff. 63-87 v°, « alique conclusiones de diversis moralibus... ponte a Johanne cancelario Parisiensi » ; l'histoire du ms., ainsi reconstituée, confère au texte une valeur particulière.

    Mais quel mobile a pu pousser un individu, quel qu'il soit, à faire dispa-raître ainsi un ex-dono ? On comprend aisément pourquoi le personnage qui a acquis un volume d'une façon plus ou moins irrégulière essaye, en grattant Yex-libris, d'effacer la preuve de son larcin ; mais, dans ce cas, l'ex-libris lui-même n'a pas été touché. Faut-il donc supposer, par exemple, qu'un moine de Marcoussis, ennemi politique du chancelier, ait agi ainsi sous le coup de la haine ? cela paraît assez peu probable. Il serait plus vraisemblable d'ima-giner qu'en ces tragiques années, où la guerre des factions se superposait à l'invasion étrangère, le prieur de Marcoussis, craignant l'éventualité d'une perquisition de son couvent par un parti de Bourguignons, ait jugé prudent de faire disparaître des livres de sa bibliothèque les inscriptions témoignant de l'amitié compromettante que lui portait l'illustre proscrit. Espérons qu'en ce cas, il ne poussa pas la prudence jusqu'à détruire certains manuscrits.

    Des quatre mss portant des tables et des notes de la prétendue écriture de Gerson, le lat. 3313 est le seul dont le corps ait été écrit au xv e siècle ; or, la bâtarde artificielle dans laquelle il est calligraphié est plus soumise aux modes changeantes, donc plus facile à dater qu'une écriture personnelle et cur-sive comme celle de la table. Si nous comparons cette bâtarde avec des écritures analogues de mss datés avec certitude, il nous paraît difficile de la situer beaucoup avant le milieu du siècle ; par conséquent l'écriture de la pseudo « mention autographe » de Gerson pourrait fort bien être postérieure d'un bon quart de siècle à la mort du chancelier parisien.

    C'est sans doute une aventure analogue qui arriva à notre magnifique ms. 3043 des Nouvelles acquisitions latines, sur lequel nous nous pencherons assez longuement. On y lit, au f. 83 v°, la formule suivante, et, cette fois, sans le secours de la lampe à lumière noire :

    • « Liber iste pertinet ad venerabile monasterium Celestinorum sancte Trinitatis de Marcossiaco, ex dono magistri Johannis de Gersonno, cancel-larii ecclesie Parisiensis. »

    C'est, on le voit, exactement le libellé que nous avions trouvé au f. 3 du ms. latin 10709. De fait, le premier coup d'oeil suffit à nous convaincre que les deux inscriptions sont de la même main.

    Cette fois, la mention n'avait pas été grattée, mais le feuillet de garde au verso duquel elle est transcrite avait été collé sur le contreplat inférieur : on voit encore très distinctement les traces brunâtres de la colle, bien que le feuillet ait été, sans nul doute, soigneusement nettoyé lorsqu'au XIX e siècle, on revêtit ce manuscrit de la belle reliure qu'on lui voit aujourd'hui. Donc, là encore, bien que par un autre moyen, on avait voulu faire disparaître toute trace de la donation par l'auteur.

    Acquis en juin 1937 par la Bibliothèque nationale à la vente Andrieux, où il portait le n° 611, ce ms. Nouv. aq. lat. 3043 est, à l'heure actuelle, le plus beau manuscrit gersonien connu, et on peut s'étonner qu'il ait été si peu étudié. Il suffisait pourtant, pour le trouver, de se reporter à la précieuse table alphabétique dactylographiée du fonds des Nouvelles acquisitions latines, élaborée naguère avec tant d'intelligence et de conscience par notre cher et vieil ami Marcel Duchemin, dont la récente disparition a endeuillé le Cabinet des Manuscrits.

    Composé uniquement d'opuscules rédigés par Gerson pendant, semble-t-il, la dernière période de sa vie, ce beau volume soulève des problèmes qui, croyons-nous, passionneront tous les Gersoniens.

    C'est un livre comme nous imaginons que le chancelier devait les aimer : pas d'or, pas de luxe criard, mais la perfection dans la simplicité. L'écriture, sans vaine recherche d'élégance, est claire, fermement tracée sur le vélin blanc réglé ave soin. Le copiste se conforme scrupuleusement aux règles édictées par Gerson lui-même dan ses Régule de modo titulandi seu apificandi (3) , et tend même à éliminer à peu près complètement les abréviations : nous en avons compté dix en tout et pour tout au f. 2 v°, y compris les nomina sacra. Un seul trait est vraiment frappant dans cette écriture, du point de vue de la morphologie des lettres : le copiste utilise conjointement les deux types de r ; l'un est un r droit, fort semblable à notre caractère d'imprimerie, dont il n'y a rien à dire ; l'autre est un r rond, en forme de 2, mais dont l'éperon se prolonge bien au-dessous de la ligne en un long appendice plongeant et recourbé, évoquant assez la «cédille» d'un e cédille du XII e siècle. Dans un ensemble aussi « sage », aussi austère, ce trait de fantaisie surprend quelque peu : que l'on imagine un moine tout de bure vêtu, un pied chaussé d'une sandale, l'autre d'une pantoufle à la poulaine ! On verra dans un instant pourquoi nous attachons une telle importance à la bizarrerie de cet r.

    Nous sommes, cette fois-ci, en présence d'un manuscrit totalement gersonien : composé uniquement d'oeuvres de Gerson, donné par l'auteur, et, de toute évidence, exécuté pour lui ; s'il était nécessaire de prouver ce dernier point, il nous suffirait de montrer, aux ff. 28 et 67, en bas de page, le monogramme J. G., de la même main que le reste du texte, suivi, à quelque distance, d'un I ou J majuscule dont l'interprétation est délicate : faut-il comprendre : Indignus, comme le suggère M. l'Abbé Combes, à qui nous avons soumis l'énigme ? Faut-il plutôt y voir, comme nous aurions tendance à le faire, une discrète invocation à saint Joseph ? En tout cas, il n'est certes pas indifférent de noter que le monogramme J. G. a été écrit de la même main que le reste du manuscrit.

    L'écriture des corrections et additions - trop rares à notre gré - est une élégante et légère cursive gothique, d'un module parfois si réduit et d'une telle finesse de tracé qu'il lui arrive d'être difficilement visible au pre-mier coup d'oeil ; sans doute le scripteur allégeait-il volontairement son geste, afin qu'une fois les corrections passées dans le texte, les notes pussent être plus facilement érasées. On remarque, par exemple, au f. 20 v° (bas) que le mot servitium a été, non pas rayé ou exponctué, mais simplement surmonté du mot ojficium, qui est, dans ce cas, de meilleure latinité ; au f. 22, la même main a rajouté un paragraphe à une liste de questions que doit poser le confesseur à son pénitent.

    Rien de plus différent, au premier abord, que la grosse lettre de somme du copiste et cette gracieuse minuscule cursive. Mais que l'on examine atten-tivement à la loupe le r du mot mendicare dans l'addition du f. 22 : nous avons, dans les deux écritures, notre r à la poulaine, à peu près semblable à lui-même. Il pourrait difficilement s'agir d'une coïncidence.

    Deux hypothèses peuvent donc être envisagées : ou bien le copiste est distinct de l'auteur, et il a reporté sur le manuscrit des corrections dictées par l'auteur ou notées par lui sur un morceau de papier. Ou bien alors auteur et copiste ne font qu'un, comme l'identité d'écriture du texte et du mono-gramme pourrait, notamment, porter à le croire, et nous sommes en présence d'un manuscrit autographe de Gerson - un vrai, cette fois !

    Dans l'état actuel de nos connaissances, les deux hypothèses sont égale-ment plausibles. Pour notre compte, nous pencherions plutôt en faveur de la première, mais nous ne voyons guère quels arguments dirimants pourraient être opposés à la seconde. Des arguments dits « de bon sens », tout d'abord : « Ce serait trop beau », pensera-t-on aussitôt (telle a d'ailleurs été notre première réaction) ; mais c'est faire appel à la notion peu scientifique - bien que profondément ancrée dans le subconscient de la plupart des chercheurs - d'une sorte de malin génie acharné à nous empêcher de faire des trouvailles inté-ressantes ! Autre argument « de bon sens », un peu plus solide, cette fois : Gerson avait mieux à faire que de copier des manuscrits. Cela eût été vrai pour certaines périodes de sa vie ; mais dans ses dernière années, à l'époque de sa retraite à Lyon, lorsqu'il écrivait son traité De parvulis ad Christum tra-bendis (contenu dans notre ms. Nouv. acq. lat. 3043) et mettait lui-même - dit-on - ses préceptes en pratique en enseignant le catéchisme aux petits enfants de sa paroisse, rien ne prouve qu'il n'ait pas trouvé le temps de se livrer à la calligraphie, art pour lequel il avait toute sa vie éprouvé un vif intérêt, et auquel il a même consacré en 1423 un traité enthousiaste, De laude scriptorum. Quant à l'argument que pourraient fournir les erreurs de copie - presque toujours corrigées, d'ailleurs - que l'on relève dans le manuscrit, il peut être aisément retourné, si l'on fait valoir que l'auteur avait alors plus de soixante-cinq ans, et que sa faculté d'attention n'était plus celle d'un jeune homme.

    La question ne pourra être tranchée, dans un sens ou dans l'autre, que lorsqu'on aura retrouvé un manuscrit indubitablement autographe. Un tel manuscrit, celui de la Théologie mystique, avait été donné par Gerson à la Bibliothèque de la Grande Chartreuse, mais on en a perdu la trace. D'autre part, il reste à reconstituer idéalement la plus grande partie possible de la bibliothèque de Gerson, de ce « trésor » qu'il songeait, avant sa mort, à offrir aux Célestins d'Avignon. Mais il conviendrait, pour cela, de retrouver tout d'abord les nombreux manuscrits de Marcoussis dispersés à travers le monde. Delisle en signalait un à Copenhague (Bibliothèque Royale, fonds Thott, in-folio n° 67) ; M. André Vernet a bien voulu attirer notre attention sur les mss B.N. Nouv. acq. lat. 2332; Evora CXXIV, 2-3; Munich, CLM. 10.045 ; Oxford, BodI. Rawl. Poet. 156; Varie, Regin. Lat. 106, 121, 127, 145, 295, 409, 437, et un ms. de Stockholm. Enfin, à l'occasion d'une récente tournée dans les bibliothèques de province, nous avons nous-même retrouvé des mss provenant de Marcoussis à Amiens (n° 218, et Lescalopier 76 - ce dernier, malheureusement, disparu en 1918) ; Avignon 3862, 11 et 1439. Ce n'est là qu'une première liste, très fragmentaire, et nous remercions à l'avance bien vivement nos collègues français et étrangers qui voudront bien nous signaler d'autres mss de Marcoussis ; car pareille tâche de reconstitution, qui demandera bien des années, ne saurait être que collective. Nous n'avons pas cru devoir attendre qu'elle fût menée à bien pour livrer aux érudits, et particulièrement à ceux d'entre eux qui s'intéressent à l'attachante figure du Chancelier de Paris, les résultats de ces premières recherches.

    M. Max Lieberman, érudit américain qui connaît de façon approfondie l'oeuvre de Gerson, vient de me communiquer le 27 février quelques précieux renseignements dont je le remercie bien vivement. Il me signale notamment, dans un ouvrage de Luigi Sorrento, Medievalia, problemi e studi, Morcelliana, Brescia, 1943, p. 290, n. 1, le passage suivant :

    • « Dal ms. 947 della Biblioteca Mazarine. Pensiamo che questo ms. sia originale, di mano stessa del Gerson. Dall'insieme si ha l'impressione di una brutta copia provvisoria, e in fine si legge : Qui escript et fist ce livre soit de tous péchiés délivre, et cellui pour qui ce fu fait parviengne a estat parfait. Amen. »

    Il m'est difficile de critiquer valablement un ouvrage qui n'est pas, malheureusement, à ma disposition ; peut-être l'auteur apporte-t-il ailleurs des arguments qui méritent réflexion. Toutefois, à première vue, l'hypothèse selon laquelle le ms. Mazarine 947 serait, même très partiellement, auto-graphe, me paraît improbable : les corrections et additions, de deux mains différentes, n'offrent jamais très nettement le caractère de corrections d'auteur : il s'agit surtout de bourdons restitués ou de mots oubliés que l'on a rajoutés, sans doute d'après un archétype. L'une des deux mains est banale ; l'autre, plus personnelle, est très lourde et maladroite, oubliant parfois des lettres (ex. top pour trop), et n'évoque guère l'écriture d'un théoricien de la calligraphie.

    Enfin, le ms., qui semble bien tardif pour avoir été corrigé de la main de Gerson, est mutilé au début et à la fin, donc privé de son pedigree. On ne saurait en dire autant de notre ms. Nouv. acq. lat. 3043, dont l'origine est indiscutable.

    1. Trad. donnée par L.-H. Labande, dans Catal. général des mss, des bibl. publi- ques de France, XXVII (Avignon, t. I), Paris, 1894. in-8°. pp. XXVI-XXVII. retour au texte

    2. Ce mode d'abréviation irrégulier est d'ailleurs formellement condamné par Gerson lui-même dans ses Regule de modo titulandi seu apificandi : v. éd. en fac-simile par John Spencer Smith, Caen. 1840. in-4°, fnc. 3 v°. retour au texte

    3. Ed. citée. retour au texte