Index des revues

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    Le reliure "sans couture"

    Un procédé nouveau sur une formule ancienne

    Par Henriot Marty, Chef du Service de la Bibliothèque et des Archives de la Chambre de Commerce de Paris.

    Parmi les problèmes qui apparaissent présentement des plus préoccupants pour les Bibliothèques, figure, à côté de celui de la « place », du loge-ment des collections, celui de leur conservation ou, plus exactement, de leur «reliure», nécessaire pour les ouvrages de grande consultation, indispen-sable pour la sauvegarde des collections de périodiques et de celles, tout particulièrement qui, imprimées ou multigraphiées, se présentent aujourd'hui sur feuilles détachées.

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    Évolution des tarifs de reliure

    Rien d'étonnant donc à ce que ces tarifs, devenus aujourd'hui prohibitifs, joints aux économies que se voient contraintes de réaliser les Bibliothèques, les aient incitées à s'orienter vers des procédés moins onéreux, que condamneront sans doute les bibliophiles, mais qui, seuls, sont de nature à permettre dans le cadre de budgets normaux, d'assurer la durée des documents usuels.

    Parmi ces procédés, il en est un, qui, depuis quelques années, tant sur le plan de la reliure artisanale, que sur celui de la reliure industrielle, paraît jouir d'une faveur particulière, d'un renouveau de faveur devrions-nous dire plutôt : celui de la reliure dite « sans couture », à base de colle ou d'adhésif volatil.

    En effet, quelques lignes que le hasard, cet auxiliaire si précieux des chercheurs, nous a permis de retrouver dans un rapport belge sur l'Exposition des Produits de l'Industrie française de Paris 1839 (1) , nous apprennent que cette technique était à l'époque connue et appliquée suivant une méthode sensiblement analogue à celle d'aujourd'hui, telle qu'elle est pratiquée en Allemagne, en Autriche, en Suisse, dans les pays Anglo-Saxons, et depuis quelques années aussi dans un certain nombre de Bibliothèquees françaises. Qu'on en juge plutôt :

    «C'est une belle chose qu'une belle reliure ; mais c'est une folie que de » mettre 300 francs dans l'enveloppe d'un volume de 15 francs, comme nous » en avons vu. Il n'y avait, du reste, à l'Exposition, rien de fondamental » en fait de reliure, pas même l'invention faite à Vienne de la reliure en » tôle estampée, ni celle d'un général bibliophile de notre connaissance, qui » consiste en deux feuilles de plaqué collées à contre-fil et réunissant la » légèreté à la solidité.

    » La seule chose remarquable est la reliure en caoutchouc, importée » d'Angleterre, qui supprime la couture ; voici comment nous l'avons vue » appliquer : On rogne à la presse le dos d'un livre, on y applique au pinceau » une couche de dissolution épaisse de caoutchouc et on l'enveloppe d'une » peau ou d'une toile enduite de la même matière, les feuilles n'y sont » attachées, il est vrai, que par la tranche de la feuille ; mais cela n'en » est pas moins solide, puisque l'on peut suspendre un in-8° en le tenant » par une seule feuille. Cependant, les bibliophiles ne se fient pas à ce moyen » qui ne permet plus de recourir à l'ancien procédé de l'aiguille après que » les feuilles ont été découpées en feuillets.

    » On regrette donc que le caoutchouc ne soit appliqué que sur l'épaisseur » de la feuille, mais si chaque feuillet était plongé d'un millimètre dans la » gomme élastique, cette reliure serait la plus solide de toutes. Nous avons » résolu ce problème en intercalant entre chaque feuillet du livre une bande » de papier blanc, en retrait d'un millimètre sur les feuillets du livre, cela » fait au dos de petites rigoles qui s'emplissent de caoutchouc et donnent » à la reliure la solidité désirée. »

    Dans tout cela, rien de bien différent du procédé le plus couramment utilisé depuis, semble-t-il, une douzaine d'années, celui dit de « Lumbeck ». Sa technique rappelle en tous points celle qui retint l'attention de M. Jo-bard il y a 125 ans : Préalablement massicoté, le dos de l'ouvrage transformé en un bloc, est enduit d'une couche de colle suffisamment liquide pour être absorbée rapidement par l'extrémité des feuilles du livre, suffisamment siccative pour permettre une coagulation rapide de l'enduit et conservant des propriétés d'élasticité suffisantes pour permettre l'ouverture du volume sans rupture de la couche adhésive : aussi les colles animales sont-elles à déconseiller ; on leur préfère les solutions à base de latex (2) ou tout autre produit chimique apparenté.

    La qualité de la reliure sera fonction de l'homogénéité du bloc dont toutes les feuilles doivent être également pénétrées de la masse adhésive sur une profondeur de 1/2 à 1 mm (une feuille décalée et ayant par conséquent échappé à l'encollage, peut sans doute être reprise et réinsérée par l'intérieur à sa place régulière, mais cela nécessitera ensuite son égalisation côté gouttière). Afin d'assurer une pénétration égale de la colle dans l'ensemble des feuilles du dos, l'ouvrier relieur peut recourir à deux méthodes :

    • 1° Maintenir solidement le ou les «blocs» s'il s'agit d'ouvrages de même format, dans une presse, les dos préalablement massicotés se présentant en dessus et en une ligne continue ; il « aère » les feuilles, c'est-à-dire les ouvre par une pression de la main gauche sur le bloc, tandis que de la main droite il étend une première couche de colle avec le pinceau ;
    • 2° Les volumes massicotés sont par format disposés en pile sous des ais intercalaires de bois ou de carton, le tout couronné d'un poids qui assure l'immobilité de l'ensemble pendant l'opération d'encollage qui s'effectue comme précédemment, mais sans « aération » préalable.

    Il va sans dire que la colle pénètre mieux les papiers poreux (Journal Officiel, par exemple) et assure dans ce cas des reliures plus solides.

    Une fois la première couche sèche (2 à 3 heures), il est procédé à l'appli-cation d'une seconde couche de colle sur laquelle sera apposée une feuille de « mousseline » de dimension telle, qu'elle couvre entièrement l'épaisseur du dos du bloc, laissant de chaque côté un débordant de 2 à 3 cm destiné à assurer la fixation de ce même « bloc » sur l'emboîtage préparé au préalable comme un emboîtage ordinaire.

    Des artisans relieurs ont perfectionné le système en procédant au grécage de l'ouvrage immédiatement avant l'application de la seconde couche de colle : à ce moment, une ficelle est insérée dans les entailles ainsi pratiquées, rognée aux commissures du dos pour être recouverte avec l'ensemble du dos par la nouvelle couche d'adhésif et faire corps avec elle ; ce procédé donne de la tenue aux volumes d'une certaine épaisseur, mais peut, dans une certaine mesure, rendre leur ouverture moins souple.

    Avant fixation définitive du « bloc » à l'emboîtage, la « mousseline » peut être renforcée par une bande de papier « Kraft » qui ne la recouvre qu'en partie ; les « cartons » de la couverture sont alors montés sur les parties débordantes kraft-mousseline. On obtient ainsi une reliure que l'on peut considérer comme apparentée à la reliure Bradel.

    Tel le procédé artisanal.

    La reliure sans couture est par ailleurs entrée dans la pratique industrielle grâce à une série d'appareils dus à un ingénieur allemand Hans Ehlermann, de Verden-Aller, près de Brême (3) .

    Il en existe présentement deux modèles de vente courante : « Quick II» et « Quick III ».

    Ces appareils sont essentiellement constitués, d'une part, d'un appareil à taquer et, d'autre part, d'un dispositif permettant de bloquer les feuilles massicotées et même d'arrondir le dos après la première application de colle.

    Leurs caractéristiques techniques sont les suivantes :

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    QUICK - II

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    QUICK - III

    L'encollage a lieu, avec le Quick II, au pinceau ; avec le Quick III, à l'aide de 3 rouleaux encolleurs en plexiglass, alimentés par un bac à colle commandés au moteur.

    Cette variante du système d'encollage mise à part, les deux appareils sont équipés d'un dispositif de réglage relativement rapide (dix minutes environ) lors de tout changement de format.

    L'un et l'autre ne paraissent devoir s'adresser qu'à des relieurs profes-sionnels, à des maisons d'édition ou aux ateliers de reliure des grandes Bibliothèques : Plusieurs seraient déjà en service dans des ateliers de reliure parisiens (4) .

    Le prix respectif de ces appareils est de 175.000 et 613.000 francs.

    L'entreprise Ehlermann fabrique en outre deux appareils plus simples, mieux appropriés aux besoins, comme aux ressources de services de petite ou moyenne importance, les «Presto» II et III. Cet outillage est plus particu-lièrement destiné à la conservation reliée de liasses d'archives, ou de collections de bulletins multigraphiés, voire imprimés sur feuilles détachées ; ils s'adres-sent surtout aux services ou bibliothèques de petite ou moyenne importance, ayant la possibilité de faire massicoter leurs ouvrages à relier ou à réparer. Ces appareils, dont le prix est respectivement de 27.500 et 32.500 francs, sont équipés d'une table inclinée, avec butée en bout pour le taquage, d'un dispositif de serrage de bloc à ressort, de tôles d'acier simples, permettant une mise en éventail des feuilles et un encollage irréprochable.

    Les «Presto» peuvent se fixer aisément sur n'importe quelle table. Ils permettent de relier, le N° II des documents d'une épaisseur maxima de 100 mm et d'une hauteur de 430 mm, le N° III des documents d'une épaisseur de 100 mm et d'une hauteur de 610 mm avec un rendement horaire de trente volumes.

    Du point de vue de l'économie, l'intérêt du procédé est indiscutable. Au cours de l'année 1954, un pot de colle de 5 kg à 240 francs le kg, soit 1.200 fr., nous a permis de relier 275 ouvrages, parmi lesquels une forte proportion d'In-4° raisin (Journal Officiel), soit environ 4 fr. 30 l'ouvrage, prix auquel vient s'ajouter bien entendu, celui de l'emboîtage et le salaire de l'ouvrier relieur.

    Reste le problème de la résistance et de la durée : les risques à courir sur ces deux plans n'ont point échappé aux Bibliothèques qui ont eu recours à ce procédé ; ces reliures seraient insensibles aux effets du chauffage central, mais par contre souffriraient de l'humidité. Quant au danger de rupture des blocs, il paraît, à l'expérience, minime si le travail est confié à des ouvriers soigneux et attentifs. La Bibliothèque de l'Université de Göttingen qui « lumbeckte » (5) depuis 1948, affirme n'en avoir jamais observé, la Bibliothèque de « l'Institut fur Weltwirtschaft und Seeverkehr » de l'Université de Kiel, qui recourrait à la même méthode depuis un nombre au moins égal d'années, s'en déclare pareillement satisfaite.

    Pous notre part, nous devons reconnaître que les ouvrages ou collections de périodiques de la Bibliothèque de la C.C.P., reliés suivant ce système depuis 1951 et après que nous nous soyons livrés sur des volumes-témoins à des manipulations expérimentales quelque peu brutales, n'ont jamais jusqu'à ce jour donné le moindre signe de fatigue.

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    Schéma

    Du côté professionnel, il semble aussi que, dans certains pays, les ateliers de reliure n'hésitent point à adopter le système de la reliure sans couture, puisque dès maintenant, en Suisse, des contrats de travail spéciaux sont prévus pour les relieurs travaillant suivant ce procédé.

    Sans doute serions-nous encore plus rassurés si nos collègues anglais pou-vaient nous donner aujourd'hui un bulletin de santé satisfaisant des ouvrages reliés dans leurs Bibliothèques vers 1839, suivant un procédé dont l'analogie avec le système « Lumbeck » est manifeste.

    Des actes de décès, de dates relativement récentes, ne condamneraient pas nécessairement le système s'il s'agissait d'ouvrages de consultation cou-rante ; mais la confirmation d'une robuste vieillesse ayant réussi à braver jusqu'à ce jour les atteintes du temps, comme celles d'usagers souvent peu ménagers des instruments de travail mis entre leurs mains, serait d'un ensei-gnement précieux pour les Bibliothèques qui se trouvent aujourd'hui placées devant le difficile problème de la conrervation de leurs collections courantes.

    Nous serions d'ailleurs sur ce point reconnaissants à ceux.de nos collègues qui auraient déjà eu recours à cette technique, de bien vouloir nous faire part de leurs observations comme du résultat de leurs expériences.

    1. J.B.A. Jobard : rapport sur l'Exposition de 1839 : Industrie Francaise. Tome II. Bruxelles. Chez l'auteur. 1. place des Barricardes et à Paris chez Mathias, 15, quai Malaquais, 1842, pp. 355-356. retour au texte

    2. Telle celle fabriquée par la « Société d'Applications chimiques et physiques », 84. boulevard Jourdan. Paris. Tél. GOB 92-72. L'Association britannique PATRA (Printing. Packaging and Allied Trade resfarch Association) Pandall Road. Leather- head, Surrey, recommande de son côté (PATRA Information Leaflet n° 45, octobre 1951), une solution d' « hycar » dans des solvants volatifs Boslik 1768 de la B.B. CHEMICAL Co. Ltd Leicaister) qui présente toutefois l'inconvénient d'être difficile à manipuler et peut être dangereuse pour la santé et la sécurité, comme les produits à base d'acétates de polvvinyl « Spynflex » de la « Natirnal Adhésives Ltd », Slough, Bucks, et « Vina- mil » de la Vinyl Products Ltd. Butterhill, Carlshelton. Il existe aussi une colle « Lumbeck LB » chez le dépositaire. retour au texte

    3. Dépositaire en France. Société Garamont - Matériel d'Imprimerie, 125 bis, ave- nue Parmentier. Tél. OBE 49-59. La Oesterrcischische Nationaltibliothek utilise également ce procédé ; elle se sert à cet effet d'une machine « Plana-Flexabu » et d'une colle Planetol 6 B. Cet appareil est vendu à Vienne par la firme D.K.S. Leitner, Nattergasse 9. retour au texte

    4. Un appareil d'un type plus ancien, aujourd'hui semble-t-il abandonné, le QUICK I est encore en service aux ateliers du « Cours complémentaire industriel du Livre », 5, rue Madame, Paris (6e). retour au texte

    5. Les Allemands ont créé, pour désigner l'application de cette technique, le verbe « Lumbecken ». retour au texte