A l'heure même où notre collègue, au retour de ses vacances, devait rejoindre son poste à la Bibliothèque nationale, un télégramme officiel annonçait qu'elle était décédée aux Antilles, épuisée par la fatigue et la maladie, quelques jours tôt. Madeleine Tartary appartenait depuis quinze ans à la Bibliothèque nationale et n'y comptait guère que des amis. Ils reçurent la nouvelle avec autant de stupeur que de chagrin.
Née à Paris, elle y avait fait ses études, obtenant successivement la licence ès-lettres, le diplôme de bibliothécaire délivré par l'Institut catholique - d'où elle sortait première de sa promotion en 1939 - enfin, la même année, le diplôme technique de bibliothécaire. D'abord attaché pendant quelque temps à l'Institut de Recherche et d'Histoire des textes, elle entrait deux ans plus tard à la Bibliothèque nationale (1941). Elle était aussi affectée à la Réserve du Département des Imprimés, qu'elle ne devait plus quitter.
Chaque matin, elle arrivait, avec une exactitude scrupuleuse, dès l'ouverture des portes, et s'installait à sa table de travail. Son penchant pour l'Histoire, comme son amour des choses bien faites, avaient amené ses chefs à lui confier certaines tranches de ces catalogues spéciaux qui signalent les ouvrages précieux grâce à des fiches établies par nom d'imprimeurs, d'éditeurs, de graveurs, d'illustrateurs, de relieurs et de possesseurs. Mais ces travaux de catalogage ne pouvaient lui suffire. Elle éprouvait un ardent besoin d'être utile aux autres, et, en dépit de sa surdité, elle montrait un goût très vif pour le service public. En même temps, et toujours avec le même ordre et le même soin, de son écriture nette et ferme, elle tenait les registres d'entrée et de sortie des volumes, préparant les trains de reliure, identifiant clichés et épreuves photographiques, s'acquittant de mille tâches avec le même soin et la même abnégation.
Sa séance de travail à la Bibliothèque nationale terminée, on la voyait se hâter encore, de son pas pressé. Une nouvelle journée commençait pour elle, on pourrait dire : une nouvelle existence. Sans doute la Bibliothèque de ia paroisse Saint-Charles de Monceau lui était-elle aussi chère, sinon plus, que la Bibliothèque nationale. Elle voyait là, disait-elle, « sa bibliothèque », et c'était elle, en effet, qui l'avait fondée, en 1938. Elle s'y montrait serviable à tous, attentive à chacun, s'intéressant aux goûts des emprunteurs, « ses clients », mais aussi à leur famille comme à leur santé. Parmi les ouvrages qu'elle distribuait, elle rangeait d'un côté les romans, les pièces de théâtre ou les recueils de poésie, de l'autre les livres d'histoire, de géographie ou de voyages, qu'elle englobait sous le terme de « livres vrais », classement assez particulier peut-être, mais qui reflétait bien ses préoccupations.
Chaque soir, enfin, et souvent fort avant dans la nuit, elle poursuivait: ses travaux personnels. Parmi les nombreuses études qu'elle a, publiées, certaines s'inspirent de son expérience de bibliothécaire (Bibliothèques françaises en Turquie, dans Livres et Lectures, janvier 1949; l'Action catholique italienne et les Bibliothèques, ibid, octobre 1949; chronique des Lectures pour mobilisés, dans la Croix, 1939-1940). Mais l'Histoire l'attirait davantage, et une époque l'intéressait surtout : la période napoléonienne. Elle avait voué à l'Empereur un véritable culte et appartenait depuis de longues années à l'Institut Napoléon, dont elle était devenue, en 1938, la secrétaire. Elle y rendait d'inappréciables services, recrutant des adhésions, s'occupant de la bibliothèque et rédigeant pour chacun des numéros du Bulletin une « bibliographie napoléonienne ». L'Empereur ou la famille impériale sont au centre de la plupart de ses articles (Madame Mère au château de Pont-sur-Seine, dans Revue des études napoléoniennes, février-mars 1936; le Palais Marcolini à Dresde.. dans Revue de l'Institut Napoléon, 1er trim. 1939; Napoléon à Nogent-sur-Seine, ibid, 4° trim. 1939; Souvenirs napoléoniens aux Etats-Unis, dans Bulletin de l'Institut Napoléon, octobre 1953; Une anticipation napoléonienne : le chapitre des religieuses hospitalières, dans Recueils de l'Institut Napoléon; Relique? de Sainte-Hélène à la Bibliothèque nationale, ibid., 1943; Napoléon à Brienne, ibid., 1944; Une étape napoléonienne en péril (les Milelli), ibid., 1946; Mission en Egypte, ibid., 1947). La même admiration lui inspira les deux livres qu'on lui doit, Nogent-sur-Seine en 1814 (Paris, Editions des Presses Modernes, 1938). et Sur les traces de Napoléon, répertoire des souvenirs napoléoniens, monuments, oeuvres d'art et objets de toute sorte, conservés dans les collections publiques, qu'elle avait dressé au cours de ses lectures et ses recherches comme de ses voyages, et qui est actuellement en cours d'impression.
La période des vacances n'était pas non plus repos pour Madeleine Tartary. Son père avait été, avant la création de la S.N.C.F., administrateur de plusieurs compagnies de chemins de fer et lui avait inculqué le goût des voyages. Chaque été, elle partait au loin, poussée par la passion de voir et d'apprendre, et visita ainsi, au cours de ces dernières années, la plupart des pays d'Europe, puis l'Afrique dii Nord et le Sahara, l'Egypte et le Proche-Orient, le Canada et les Etats-Unis qu'elle parcourut de part en part, les Indes enfin. Au retour, elle publiait le récit de ses voyages, et celui qu'elle fit de son pèlerinage en Palestine lui valut d'être nommée, en juin 1955, Dame de l'Ordre du Saint-Sépulcre. Volontiers aussi, elle les racontait, en des conférences qu'elle donnait de mémoire, presque sans notes, avec autant d'aisance que de simplicité. Chaque fois, elle surprenait son auditoire par l'exposé des difficultés qu'elle avait rencontrées, mais qui, loin de l'intimider, semblaient l'attirer.
Encore n'avouait-elle pas toujours qu'elle entreprenait ces expéditions au mépris du confort le plus élémentaire et qu'afin de pouvoir les réaliser, elle s'imposait tout au long de l'année des privations qui tenaient de l'ascétisme. Elles finirent par avoir raison d'une santé pourtant robuste. Notre collègue paraissait fort fatiguée quand elle partit cet été pour le Congrès Eucharistique de Rio-de-Janeiro. Bientôt, elle se sentit malade. Mais elle ne voulait se faire soigner qu'en terre française. Elle continua son voyage, traversant l'Argentine, le Chili, le Pérou et le Vénézuela, avant d'atteindre la Martinique, où elle désirait visiter la Pagerie, propriété de famille de l'Impératrice Joséphine. Elle était à bout de forces déjà et il fallut la soutenir à sa descente de l'avion, lorsqu'elle arriva à Fort-de-France, le 17 août. Des amis l'y attendaient, qui lui firent faire en auto le tour de la Pagerie avant de la conduire à l'hôpital. Elle s'y éteignit deux jours plus tard, entourée de soins, d'affection et de respect.