Index des revues

  • Index des revues

Gravures d'illustration et peintures murales à la fin du Moyen Âge

1956

    Gravures d'illustration et peintures murales à la fin du Moyen Âge

    Par Michèle Hébert

    I. - INTRODUCTION

    Si un titre aussi général a été choisi pour un exposé qui se bornera à la comparaison de quelques images de la mort, c'est qu'on souhaiterait présenter ici un exemple de ce que pourrait donner la confrontation des thèmes iconographiques rencontrés en France, dans la peinture murale et dans l'illustration, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle.

    C'est à Emile Male qu'on doit d'avoir montré l'influence décisive exercée par le livre manuscrit, puis imprimé, dans le domaine des arts au Moyen âge, non seulement comme source d'inspiration, mais aussi comme modèle : « Au xve siècle, comme au XIIIe, il n'est pas une œuvre artistique qui ne, s'explique par un livre ; les artistes n'inventent rien, ils traduisent dans leur langue les idées des autres. Pour expliquer une œuvre d'art du XVe siècle, les vues les plus ingénieuses ne sauraient suffir. Il ne sert à rien d'essayer de deviner, il faut savoir, il faut trouver le livre que l'artiste a eu sous les yeux (1) .

    Il y a peu d'années encore de tels rapprochements demeuraient difficiles, faute de documents à comparer. Aujourd'hui, le Musée des monuments français a déjà réuni tout un ensemble de relevés (2) en vue d'établir un Corpus de la peinture monumentale. Mais si les fresques de l'époque romane ont déjà fait l'objet d'une publication, celles de la fin du Moyen âge sont encore mal connues ; ce sont elles qu'il convient de rapprocher des gravures qui illustrent les incunables et les premières impressions du XVIe siècle.

    Ni dans le domaine de la gravure d'illustration, ni surtout dans celui de la peinture murale, le début du xvIe siècle n'apporte de changement radical. Si le style de la Renaissance pénètre rapidement dans la décoration du livre, à la suite des modèles italiens, il se juxtapose au style ancien, auquel restent longtemps fidèles les grands imprimeurs dont l'activité se poursuit au delà de l'année 1500.

    Quant à la peinture, elle s'attarde bien davantage encore. En plein xvIe siècle ses modèles appartiennent à l'âge précédent ; seuls, quelques détails dans l'architecture ou dans les vêtements accusent l'époque plus tardive de l'exécution.

    Cet archaïsme de la peinture du XVIe siècle s'explique par le caractère rural des édifices où elle figure. Dans ces petites églises, dépourvues de tout autre ornement, elle constitue, certes, une décoration, mais surtout elle dispense un enseignement. En donnant sous forme d'images un abrégé de la doctrine chrétienne, la peinture monumentale assumait ici, comme à l'époque romane, la fonction réservée à la sculpture et au vitrail dans les grands monuments gothiques.

    On rencontre des peintures murales dans toutes les régions de France, et si le nombre de celles qui nous sont parvenues demeure limité, il faut rappeler que beaucoup subsistent encore sous les badigeons dont elles furent recouvertes, au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle. Méritaient-elles le mépris où l'époque classique les a tenues ? Il serait plus juste de voir ce qu'elles apportent.

    Œuvres de copistes et non de créateurs, chargées de traduire un programme immuable au moyen d'une iconographie dès longtemps fixée, ces images naïves reflètent cependant les tendances artistiques du Moyen âge finissant. Expression d'un art non plus symbolique, comme à l'époque romane, mais narratif et moraliste, elles évoquent l'histoire du Christ, de la Vierge ou des Saints, le combat des vertus et des vices, la destinée humaine, la mort et le jugement, avec un impitoyable réalisme.

    C'est le caractère didactique de ces peintures qui explique l'importance donnée au thème de la mort et aux légendes qui s'y rattachent : « Dit des trois morts et des trois vifs » et « Danse macabre ». Au xve siècle, le thème de la mort inspirait déjà les graveurs. On le rencontre dans les livres xylographiques, puis dans les incunables ; sa diffusion est assurée par ces livrets qui tiennent à la fois de l'almanach et du catéchisme, où l'on trouve des prédictions et des recettes de cuisine, de courts poèmes sur la destinée finale de l'homme et la description des supplices de l'enfer.

    Ces livrets populaires : Art de bien vivre et de bien mourir, Calendrier des bergers et Danses macabres, ont contribué, avec les livres d'heures, à fournir les modèles utilisés au XVIe siècle par la peinture murale. C'est Ce qu'on voudrait prouver en rapprochant les danses macabres, imprimées par Guy Marchant ou par Cousteau et Ménart, des peintures murales bourguignonnes et beauceronnes, de La Ferté-Loupière et de Meslay-le-Grenet.

    II. - LES ORIGINES DU THEME DE LA MORT

    Il est curieux de constater que l'image de la mort apparaît toujours à la fin des grandes périodes artistiques : époque hellénistique, pour l'art antique ; fin du Moyen âge, pour l'art chrétien.

    A l'époque qui nous occupe, elle est figurée dans les fresques et dans les incunables sous deux formes principales : Danse macabre, Dit des trois morts et des trois vifs (3) .

    Le thème de la mort est apparu dans l'illustration dès les débuts de l'imprimerie. Les impressions xylographiques en offrent un exemple avec l'Ars moriendi où l'on voit un mourant assailli par les démons et réconforté par les saints (4) .

    Les origines littéraires danse macabre, plus encore que son expression artistique, ont attiré l'attention des érudits au XIXe siècle, et actuellement on en discute encore.

    Trois éléments ont pu contribuer à la création de, ce thème : des sermons sur la mort, des poèmes (5) , des représentations liturgiques.

    Sans vouloir insister sur ces origines, rappelons seulement la définition de cette, représentation telle que la donne le Supplément du Dictionnaire de Du Gange :

    • « Danse des Macchabées, vulgairement Danse macabre, cérémonie en forme de divertissement instituée par les ecclésiastiques dans un but religieux et dans laquelle les gens de tous rangs, tant de l'Eglise que de l'Empire, menant ensemble une danse, disparaissaient l'un après l'autre, signifiant par là que la mort vient saisir chacun à son tour. Il est fait mention de cet usage dans un vieux codex ms. de l'église de Besançon (6) . On y lit « que le sénéchal a payé à Jean de Calais, matriculaire de Saint Jean, 4 simaises de vin (8 septiers) fournis par ledit matriculaire à ceux qui le 10 juillet dernier (1453) après l'heure de la messe, ont fait la Danse des Macchabées dans l'église de Saint-Jean-1'Evangéliste ».
    • Si on ajoute qu'au musée de Bâle on conserve des maillots rayés, destinés à costumer les danseurs, il ne paraîtra pas étonnant qu'on ait représenté, en gravures et en peintures, ce que chacun pouvait voir jouer.

    III. - LA FRESQUE DU CIMETIERE DES INNOCENTS

    Il subsiste actuellement deux peintures de la Danse macabre, antérieures aux danses imprimées : celle de Kermaria-An-Isquit et celle de La Chaise-Dieu ; elles sont contemporaines l'une de l'autre, et datées de 1460 environ.

    Très barbare d'aspect, la danse de Kermaria est constituée par une longue frise, formée de compartiments rectangulaires limités par des colonnes. Chacun d'eux renferme alternativement un vivant et un squelette à tète de démon ou d'animal. A la Chaise-Dieu, au contraire, le cadrearchitectural fait complètement défaut, et les couples figurés par un mort et un vif empiètent les uns sur les autres. L'ensemble est encadré par la scène de la tentation d'Adam et d'Eve et par la foule des morts anonymes placés à la fin du cortège.

    Quant à la danse du cimetière des Innocents, la plus ancienne de toutes, et, croit-on, leur inspiratrice, elle a disparu au XVIIe siècle, mais nous la connaissons par les textes.

    On lit dans le Journal d'un bpurgeois de Paris : « L'an 1424 fut faite la Danse macabre aux Innocens, et fut commencée environ le moys d'aoust et achevée au karesme ensuivant. » Et à la date de 1429 : « Environ 8 jours [après la Saint Ambroise] vint à Paris ung cordelier nommé frère Richard... et commençoit son sermon environ 5 heures au matin... et estoit monté quand il preschoit, sur ung hault eschaffaut... le dos tourné vers les charniers encontre la charonnerie, à l'endroit de la Dance macabre. » (7)

    A défaut des peintures disparues, on trouve clans l'épitaphier de Paris, du fonds Clerambault, au département des Manuscrits, la description, arcade par arcade, du Charnier des Innocents. La danse macabre, accompagnée du poème qu'on pouvait lire sous la peinture (8) , est décrite à la 17e arcade de la Ferronnerie : « Ici commence la danse macabre qui dure 10 arcades en chacune desquelles il y a 6 huitains... les 4 dernières arcades en ont 8. » Or ce poème, qui comprend ainsi 68 huitains, nous a été conservé par deux manuscrits de l'abbaye de Saint-Victor. Une inscription, placée en tête de chacun d'eux, indique qu'ils contiennent les vers de la danse macabre, tels qu'ils sont au Cimetière des Innocents.

    Nous avons ainsi, à travers ce poème, la description détaillée de la peinture et nous voyons se dérouler cette chorégraphie funéraire, dont on sait qu'elle inspira Villon. Dans la danse macabre, éditée le 28 septembre 1485 par l'imprimeur Guy Marchant (9) , on peut lire le même texte, imprimé sous les gravures ; celles-ci seraient-elles la copie de la fresque des Innocents ?

    IV. - LA DANSE MACABRE DE GUY MARCHANT

    Qu'elle constitue ou non un document pour l'histoire de Paris au Moyen âge, cette première danse macabre imprimée est, malgré l'étran-geté du sujet, l'un des chefs-d'œuvre de la gravure française.

    Le succès, d'ailleurs, en fut grand et les réimpressions se multiplièrent : 7 juin 1486, 24 janvier 1490,10 avril 1491, tandis qu'une édition latine, imprimée pour Enguilbert de Marnef, paraissait le 15 octobre 1490.

    Vignette de l'image.Illustration
    Fig. 1 : Danse macabre. Paris, Guy Marchant, 1re édition, 1458

    Vignette de l'image.Illustration
    Fig. 2 : Peintures murales de la Ferté-Loupière (Yonne) XVIe siècle. L'amoureux, l'avocat, le ménétrier, le curé, le laboureur

    Par la suite, les bois furent utilisés au xve et au début du XVIe siècle, dans les éditions troyennes de Guillaume et Nicolas Le Rouge (10) .

    La première édition de 1485 est une suite de 17 gravures encadrées entre un texte latin assez bref (11) et les strophes du poème français (12) qu'on voyait aux Innocents.

    En présence de « l'Acteur », prédicateur ou écrivain, chargé de tirer la moralité de la scène, chaque personnage, alternativement clerc ou laïque, dialogue avec le mort voisin, personnification de ce qu'il sera plus tard. On voit s'avancer tour à tour : le pape et l'empereur, le cardinal et le roi, le patriarche et le connétable, l'archevêque et le chevalier, l'évêque et l'écuyer, l'abbé et le bailli, l'astrologue et le bourgeois, le, chanoine et le marchand, le médecin et l'amoureux, le chartreux et le sergent, le moine et l'usurier, l'avocat et le ménétrier, le curé et le laboureur, le cordelier et l'enfant, le clerc et l'ermite.

    Au début et à la fin de ce cortège, « l'acteur » est chargé d'introduire la scène, et d'en tirer la conclusion devant le cadavre du roi.

    Comme dans la Danse des Innocents, le lecteur voit se dérouler sous ses yeux ce sermon figuré, où le mort rappelle au vif sa destinée future, où l'empereur, par exemple, se voit interpellé rudement :

    • « Et vous, le non pareil du monde,

    • Prince et seigneur, grant emperière

    • Laisser fault la pomme d'or ronde,

    • Armes, ceptre, timbre, banière.

    • Je ne vous lairay pas derrière.

    • Vous ne pouvez plus seignorir

    • Jenmainne tout, c'est ma manière

    • Les fils-Adam, fault tous morir. »

    Au long du poème, la plainte du vivant alterne avec l'apostrophe du mort et le rythme de la danse s'accorde à la cadence des vers.

    C'est par un artifice assez heureux que l'artiste a pu donner, dans cette suite de figures distinctes, l'image de la continuité.

    Chaque gravure réunit deux couples sous une double arcature surbaissée dont les arcs retombent sur un culot central, sans doute pour rappeler le cloître des Innocents, mais les détails d'architecture et les costumes sont ceux de la fin du xve siècle, et donc rajeunis par rapport à l'original.

    La division en plusieurs gravures crée cependant une rupture dans la chaîne continue de la danse qui n'existait probablement pas dans la fresque, mais l'artiste a pris soin de disposer latéralement deux demi-colonnes, de sorte qu'en joignant les images on réaliserait une frise continue, semblable aux arcades d'un cloître.

    Il se dégage une impression d'harmonie de cette représentation pourtant peu plaisante ; sans doute est-elle due à la qualité du dessin sertissant chaque silhouette à la façon d'un plomb de vitrail, à la virtuosité de l'artiste qui a su diversifier à l'infini l'attitude du squelette entraînant chaque vivant. Tantôt négligemment appuyé sur une bière, le mort saisit le pape, par le bras, ou, ses outils sur l'épaule, il cherche à entraîner l'empereur ; tantôt, armé d'un javelot, il empoigne le cardinal par sa robe et met la main sur l'épaule du roi. On le voit encore tirant le patriarche par sa chape, le connétable par son épée, l'avocat par son chaperon, passer familièrement le bras sous celui de l'astrologue, de l'écuyer, de l'usurier, prendre la main de l'enfant au berceau, avant de s'étendre enfin, couronne au front, au pied de la chaire de l'acteur.

    La deuxième édition de la danse macabre, de ce « Miroir du salut » comme on l'appelait aussi, est très augmentée par rapport à la première, le colophon, daté du 7 juin 1486, porte : « Cy finist la danse macabre bystoriée et augmentée de plusieurs personnages et beaux dits, et les trois morts et les trois vifs ensemble. » (13) .

    La danse s'est, en effet, enrichie de nouveaux personnages (qui, à la vérité, ne sont pas tous d'une qualité égale aux précédents) ; ce sont : le légat et le duc, le promoteur et le geôlier, le pèlerin et le berger, le halle-bardier et le sot. Surtout, l'artiste, a placé en tête de l'ouvrage, cet orchestre des morts musiciens, qu'on peut voir, menant la danse, dans la fresque campagnarde de La Ferté-Loupière.

    V. - LA FRESQUE DE LA FERTE-LOUPIERE

    C'est en Bourgogne, à quelques kilomètres de Joigny, qu'est situé le village de La Ferté-Loupière.

    Brûlée à la guerre de Cent ans, rebâtie sur des fondations romanes, au xv° siècle, l'église, de La Ferté-Loupière a été décorée au xvIe siècle d'une « danse des morts », d'un « Dit des trois morts et des trois vifs », et de peintures italianisantes que nous laisserons de côté (14) .

    En examinant la danse macabre qui se déroule sur le mur nord de la nef, on reconnaîtra aussitôt une imitation des gravures publiées par Marchant (flg. 1 et 2).

    Ce n'est pas cependant aux éditions parisiennes que l'artiste dut avoir recours, mais à celles que Guillaume, puis Nicolas Le Bouge firent imprimer en 1491 et 1531 à Troyes, avec les bois de l'imprimeur parisien (15) .

    Le peintre qui a exécuté cette fresque n'est pas un véritable artiste, mais un artisan sans grand talent, qui, gêné par un espace trop restreint, utilise tous les moyens pour réduire une, composition trop vaste. Après avoir supprimé le cadre architectural, toute la partie centrale, et allégé le reste de la composition de quelques personnages (16) , il rompt l'alternance régulière qui fait succéder un clerc à un laïque. Pour faire tenir les dix-huit couples subsistants, il resserre les attitudes et dissimule à demi les morts derrière les vivants ; cependant sa copie demeure très fidèle.

    Les ornements Renaissance qui surmontent la fresque et le rajeunissement des costumes, confirment la date tardive de cette imitation malhabile. La nature de l'original reste sans discussion. Certains personnages : les morts musiciens, le légat, le duc, sont des adjonctions de Marchant. Ils ne figurent pas dans une autre danse imprimée dont l'importance fut grande : La « danse macabre » dite de Vérard.

    VI. - LA DANSE MACABRE DITE DE VERARD

    Si la danse macabre, dite de Vérard (17) (mais due aux imprimeurs parisiens Cousteau et Ménart), pose une série de problèmes bibliographiques qui ne peuvent être exposées ici (18) , rappelons qu'elle diffère notablement de celle de Guy Marchant, bien qu'on ait confondu longtemps les gravures de ces deux suites. D'un intérêt artistique moindre, cette œuvre a eu sur la gravure d'illustration une influence beaucoup plus grande, et ce sont ses gravures, très réduites, qu'on rencontre dans les bordures des heures que Pigouchet imprima pour Vostre. L'auteur en est inconnu ; je crois qu'il a dessiné aussi la suite des 7 sacrements, contenue dans L'Art de bien vivre et de bien mourir, imprimé par Vérard en 1492.

    Composées des mêmes personnages, les gravures de cette suite diffèrent de celle de Guy Marchant par les dimensions (18 X 14 cm. au lieu de 1(5 x 10), par le détail de la composition, et surtout par le style ; l'aspect général est plus massif et plus fruste, les ombres plus accusées. Placés dans un décor architectural conventionnel et réduit à un rôle décoratif, les danseurs se détachent sur un sol noir, où les plantes sont épargnées en blanc.

    Alors que chez Marchant deux morts et deux vifs sont groupés sous une même arcature (fig. 1), ici, chaque couple est séparé du suivant par une colonnette, surmontée d'un pinacle (fig. 3).

    On dirait que l'artiste s'est ingénié à ne pas reproduire un modèle dont il s'était probablement inspiré, et qu'à dessein il a multiplié les divergences : le mort qui s'appuyait sur un cercueil, le porte maintenant sur l'épaule, et celui qui tenait un pic est à présent armé d'une bêche ; parfois aussi les gestes sont inversés. Mais voyons maintenant la fresque que ces gravures ont inspirée : celle de l'église beauceronne de Meslay-le-Grenet.

    Vignette de l'image.Illustration
    Fig. 3 : Danse macabre. Paris, G. Cousteau et J. Ménart s.d. et 1492

    Vignette de l'image.Illustration
    Fig. 4 : Peintures murales de Meslay-le-Grenet (Eure-et-Loire) vers 1500. Le bourgeois, le curé, le médecin et le laboureur

    VII. - MESLAY-LE-GRENET

    La danse macabre de MesIay-le-Grenet n'est pas, comme on l'a cru, une copie de la Danse de Marchant ; c'est une reproduction abrégée, et vers la fin légèrement transposée, de la Danse imprimée par Cousteau et Ménard.

    L'église Saint-Orion de Meslay-le-Grenet, petit village beauceron, comprend une nef principale et un bas-côté, plus tardif, construit en 1540 par les Grenet, seigneurs de Meslay.

    Les peintures, retrouvées sous un badigeon, en 1863, par le curé, M. Bézard, décorent le chœur et la nef principale ; comme à la Ferté-Loupière, elles appartiennent à deux styles différents (19) .

    La « Danse macabre » et le « Dit des trois morts et des trois vifs », répartis sur deux registres, occupent les murs sud et ouest de la nef. La danse se déroule à la partie inférieure, à l'exception de « l'épilogue », placé au registre supérieur, sur le mur ouest, au-dessus des derniers groupes. Le « Dit des trois morts et des trois vifs » est peint au registre supérieur du mur sud (20) .

    Ici, comme à La Ferté-Loupièrc, le copiste a supprimé le cadre architectural où se déroulait la danse, mais il a placé, au-dessous des images, le texte du poème des Innocents.

    « L'acteur » et les quatorze premiers couples, du pape au bourgeois, reproduisent très fidèlement, à quelques détails près, les personnages de Cousteau et Ménart et leur succession est la même. Il a fallu ensuite abréger et l'artiste n'a plus conservé que les personnages du curé, du médecin (21) , du laboureur et de l'enfant. On ne peut distinguer la dernière figure, sans doute celle de l'ermite qui terminait la danse.

    L'identité du modèle dont le peintre s'est inspiré ne fait pas de doute (22) ; aucune des adjonctions de Marchant ne figure ici, il n'y a ni les morts musiciens, ni le légat, qu'il avait introduits dans la deuxième édition de sa danse et qu'on peut voir à La Ferté-Loupière. Le type même des personnages est nettement reconnaissable, assez massif et lourd ; d'ailleurs, leur confrontation dans les gravures et dans la fresque montrera, mieux que les discours, la parenté des deux figurations (fig. 3 et 4).

    Nous n'examinerons pas ici le « Dit des trois morts et des trois vifs », faute de pouvoir en montrer les reproductions, projetées durant l'exposé fait à l'Association des Bibliothécaires Français ; rappelons que ce thème étroitement associé à la danse macabre, figurait à la fois dans les incunables et dans les fresques analysées plus haut.

    Il existe beaucoup d'autres représentations du « Dit des trois morts et des trois vifs », plus répandu que la Danse macabre. L'absence d'un répertoire de l'illustration au XVe siècle nuit à l'étude des rapports qui unissent, ici encore, la gravure à la peinture.

    VIII. - CONCLUSION

    Je souhaiterais, en terminant, mettre l'accent sur une distinction qui me semble nécessaire pour l'étude des gravures contenues dans les incunables.Je souhaiterais, en terminant, mettre l'accent sur une distinction qui me semble nécessaire pour l'étude des gravures contenues dans les incunables.

    L'histoire de l'illustration au xve siècle, ne coïncide pas avec celle du livre, unité bibliographique. Les gravures forment un fond commun, et si les éditeurs marquent quelque préférence pour tel ou tel style, ils ne se condamnent jamais à les employer uniquement. Pour déterminer ces styles, isoler des séries entières employées, souvent partiellement dans les livres les plus divers, il faudrait pouvoir disposer de l'inventaire photographique qui nous fait actuellement défaut.

    En présentant cette étude j'avais, je l'avoue, l'ambition d'attirer l'attention sur la nécessité d'entreprendre un tel répertoire. Etant donné les rapports qui ont uni la gravure, non seulement à la peinture, mais encore aux autres arts, je crois qu'il apporterait une contribution notable à la connaissance de l'art français. Il paraît d'autant plus souhaitable que s'élaborent actuellement l'inventaire des miniatures et celui des peintures murales.

    Pour justifier une telle enquête où la confrontation des formes pourra parfois sembler bien fastidieuse, il semble qu'on puisse conclure avec l'auteur déjà cité : « Au fond, la moindre ligne est d'essence spirituelle, le jet d'une draperie, les contours qui cernent une figure, le jeu des lumières et des ombres peuvent nous révéler la sensibilité d'une époque tout aussi clairement que le sujet d'un tableau. Quelque problème que l'historien de l'art essaie de résoudre, il rencontre toujours l'esprit. »

    1. Préface de l'Art religieux à la fin du Moyen-Age en France. retour au texte

    2. Exposés aux Arts décoratifs en 1918, au Musée des Monuments français en 1945 et dans la section permanente do ce Musée réservée aux fresques. retour au texte

    3. Il faut y ajouter le vivant que la mort transperce d'un javelot, rencontré parfois dans les' livres d'Heures, mais qui figurait déjà dans le « Livre des Bonnes Mœurs », de Jacques le Grant, manuscrit peint pour le Duc de Berry : ce serait, Selon Emile Mâle, une imitation de la fresque peinte aux Célestins, en souvenir du Duc d'Orléans, assassiné par Jean sans Peur. retour au texte

    4. Egalement dans » l'Exercitium super Pater noster », où la mort touche à l'épaule un homme en train de festoyer. retour au texte

    5. Vers d'Hélinand (XIIe siècle), Vado Mori (XIV siècle). retour au texte

    6. Cité dans le « Mercure de France », du mois de septembre 1742, p. 1955. retour au texte

    7. Guilbert de Metz la signale aussi dans sa description de Paris. retour au texte

    8. On doit faire observer qu'à Kermaria figure aussi le texte des Innocents A ta Chaise-Dieu, il semble qu'une place ait été ménagée pour recevoir un texte. Un argument en faveur de l'hypothèse selon laquelle la danse de Guy Marchani, serait une copie libre de celle des Innocents, (ce qui était l'opinion d'E. Mâle) est la parfaite conformité du texte et des gravures, jusque dans leurs moindres détails retour au texte

    9. 60 ans exactement après l'exécution de la fresque des Innocents. retour au texte

    10. Le Musée des Arts et traditions populaires possède des bois, copie de ceux de Marchant, utilisés par l'éditeur Oudot au XVIIe siècle. Au début du XVIIe siècle le curé de Vergonnes, en Anjou, copiait encore les figures de la dansé des morts dans un registre paroissial. retour au texte

    11. Ce texte commence par ces mots : Vado Mori... retour au texte

    12. Poème anonyme dont on discute l'attribution. retour au texte

    13. Dans le même recueil, mais avec un colophon daté du 7 juillet 1486, on trouve la lre édition de la Danse macabre des femmes. Malgré son intérêt, cette nouvelle danse ne sera pas évoquée ici, faute d'éléments de comparaison suffisants dans la peinture murale. Il existe cependant une fresque inspirée par ce thème, a. Brianny dans la Côte d'Or, elle est malheureusement presque complètement effacée. retour au texte

    14. Découvertes en 1910 par le Mis de Tryon-Montalembert, ces peintures ont été restaurées par M.Gsell Maury et l'abbé Mertens. retour au texte

    15. Le 1er bois représentant l'acteur, semblable dans les éditions troyennes et dans la fresque, diffère de celui qui figure dans la danee de Marchant. Les Le Rouge ont ici utilisé un autre bois employé également par Marchant, mais dans d'autres ouvrages : Danse macabre des femmes et Calendrier des bergers. retour au texte

    16. L'e tambourinaire de l'orchestre de la mort, l'écuyer, l'épilogue (2e figuration de l'acteur tirant la morale de la scène). retour au texte

    17. Gomme la danse de Marchant, elle comporte le texte du poème des Innocents. retour au texte

    18. Outre les problèmes posés par les différences typographiques existant entre les quelques exemplaires connus, une mention me. sur l'exemplaire des Estampes, provenant du château de Blois, fait état d'une peinture dont l'existence est discutée. retour au texte

    19. Ces peintures sont les unes, italianisante (qu'on laissera de côté) les autres de style français. Elles ont été assez malheureusement restaurées; en outre les derniers groupes sont très effacés. retour au texte

    20. Sur le même mur, on voit une curieuse représentation : « les bavardes » dont il a y d'autres exemples dans la peinture murale. retour au texte

    21. Ils ont été intervertis dans la fresque. retour au texte

    22. Il faut dire cependant que certains personnages ont été légèrement transposée : c'est l'évêque qui a servi de modèle pour le patriarche et le cordelier pour l'abbé. retour au texte