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L'impartialité dans la communication des renseignements : Contribution à l'aspect professionnel des Bibliothécaires

1956

    L'impartialité dans la communication des renseignements : Contribution à l'aspect professionnel des Bibliothécaires

    Par Pierre Bourgeois

    M. Pierre BOURGEOIS, Directeur de la Bibliothèque Nationale suisse à Berne, a publié en langue allemande, dans le n° 1 de 1956 des Nouvelles de l'Association, des Bibliothécaires suisses, un article qui doit servir de thème de discussion à la prochaine réunion annuelle de cette Association. L'importance et l'intérêt des problèmes que pose cet article nous a conduits à demander à M. Jacques BETZ, Bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, d'en établir la présentation suivante où il donne, après les avoir traduits, de larges extraits du texte de M. BOURGEOIS.

    Dans une récente étude, M. Pierre Bourgeois, Directeur de la Bibliothèque nationale suisse, à Berne, fait part de ses réflexions sur l'impartialité dans la communication des renseignements au sein des bibliothèques. Le point de départ de ce substantiel article est le suivant : cette impartialité pose-t-elle un problème ? M. Bourgeois constate qu'on en chercherait vainement l'étude dans les manuels spécialisés ayant servi à la formation de sa génération. Il continue : « Mais depuis relativement peu de temps, après la dernière guerre, cette question a été abordée dans quelques ouvrages et particulièrement dans des périodiques spécialisés, la polémique s'en mêlant d'ailleurs souvent. Cet état de choses rend nécessaire, pour le bibliothécaire, d'examiner à nouveau et à fond son rôle d'informateur et de délimiter soigneusement et avec clarté les devoirs et les droits ainsi dévolus à sa fonction. »

    Avant d'entrer toutefois dans le vif du sujet, M. Bourgeois prend soin de fixer les limites de son thème ; il ne concerne bien entendu que le bureau de renseignements dans des bibliothèques, et, qui plus est, dans des bibliothèques pour adultes. Et M. Bourgeois de préciser : « Se livrer à une étude de ce genre dans les bibliothèques pour enfants, pour la jeunesse ou dans les bibliothèques scolaires ferait en somme empiéter ces considérations sur le domaine de l'éducation. De plus l'objet de cette étude est considéré d'un point de vue qui convient à un pays démocratique, donc à un pays où liberté de conscience et liberté de presse sont ancrées dans la Constitution. C'est à vrai dire un point de départ qui rend possible une vue impartiale du monde. »

    Ces prémisses étant posées, M. Bourgeois se demande si l'impartialité dans la communication des renseignements est vraiment souhaitable, si elle répond réellement à l'intérêt du lecteur ou si elle risque de l'induire en erreur. Mais alors, une véritable impartialité est-elle somme toute possible ou n'est-elle qu'une abstraction, un idéal inaccessible à l'homme, jamais parfait ?

    M. Bougeois répond affirmativement à cette première question, puisqu'il admet que « notre temps, plus qu'aucun autre, demande des hommes et des femmes en mesure de se faire un jugement personnel et libre en se basant sur une connaissance aussi étendue et approfondie que possible des choses ». Il ajoute d'ailleurs : « Un tel jugement est seul capable d'esprit critique vis-à-vis d'autrui, contre toute, propagande tendancieuse, vis-à-vis de soi, contre tous rêves humainement concevables, mais trop loin de la réalité. Aussi n'est-ce qu'avec de tels êtres humains que l'on pourra réagir contre le besoin généralisé de collectivisme qui saisit les peuples enquête de sensations.

    « Des hommes d'Etat préparent l'avenir avec des êtres humains, poursuit M. Bourgeois. Que peuvent-ils construire de durable, si leur action fléchit devant chaque imprimé et se montre influençable ? Il leur faut des éléments solides, seuls capables de survivre aux inévitables fluctuations de la politique du jour ou des relations économiques et sociales. Il nous faut des personnes d'une trempe telle qu'elles connaissent les exigences de leur temps et sachent où sont leurs droits et leurs devoirs en vue de l'organisation d'une société dans laquelle chaque prétention justifiée peut être satisfaite. »

    « Nier cet état de choses, estime M. Bourgeois, équivaut à rendre caduc tout le problème de l'impartialité ; le devoir du bibliothécaire se limite à communiquer une documentation soigneusement choisie pour créer quasi automatiquement dans l'esprit du lecteur l'opinion que l'on attend de lui. » Et M. Bourgeois de citer le principe suivant, énoncé en 1951 par le « Committee on intellectual freedom » de l'Association des bibliothécaires américains : « La démocratie repose sur l'éducation, et l'éducation joue un rôle fondamental accessible à tous dans la formation de l'opinion. » II y ajoute : « Ce fut alors le temps où certaines personnes trop zélées avaient entrepris une. campagne contre la littérature communiste dans les bibliothèques publiques, allant jusqu'à interdire toute une série d'auteurs estimés. » M. Bourgeois se réfère alors au remarquable ouvrage d'Alan Barth, Government by investigation, édité l'an dernier à New-York et à un article paru en 1953 dans le périodique Libri où « les bibliothèques américaines à l'étranger furent particulièrement visées, mais où l'on apprend que dans le pays même il fut exigé que. de telles œuvres « dangereuses » soient éliminées des bibliothèques ou, pour le moins, marquées d'un signe spécial. »

    « Mais la réaction du public et des bibliothécaires fut prompte et énergique, s'empresse de dire M. Bourgeois, qui en apporte la preuve tirée du même ouvrage de Barth ; en effet, M. Johnson, chef pour quelques mois, en 1953, de l'Administration américaine de l'information, écrivait dans ses instructions pour les bibliothèques transocéanes : « Nous, en Amérique, nous n'avons rien à dissimuler. Nous voulons que le monde apprenne à nous connaître comme nous sommes. » D'autres échos dans le même sens ne tardèrent pas à se faire entendre. De plus, déjà en 1948, l'Association américaine, des bibliothèques avait édité le Library bill of rir/hts, un code des droits des bibliothèques ; en 1951, elle prit à l'unanimité des résolutions contre une « liste noire » de certains ouvrages. »

    Considérant ensuite d'autres pays, M. Bourgeois y signale « des tendances analogues, soutenues, voire même exigées par les autorités. Ainsi le Journal américain des bibliothèques du 15 avril 1955 cite des directives publiées par le chef des bibliothèques russes dans le périodique spécialisé « Bibliothécaire ». Elles disent : « Le devoir le plus important du bibliothécaire soviétique est la fidèle exécution des décisions historiques du parti communiste concernant des problèmes idéologiques... La théorie soviétique en matière de bibliothèques a toujours suivi dans le catalo-gage les principes du parti, qui reposent sur les devoirs idéologiques et politiques de nos bibliothèques... C'est une obligation pour le bibliothécaire de ne faire figurer dans les catalogues que des ouvrages contribuant à une plus haute formation idéologique et théorique des travailleurs. »

    M. Bourgeois constate alors qu'on est même allé « plus loin, exigeant du bibliothécaire d'agir lui-même comme censeur de la production littéraire ». Un bibliothécaire berlinois, Rudolf Hoecker, écrivait en effet en 1948 dans le Zentralblatt fur Bibliothekswesen : « Ainsi nous (bibliothécaires) sommes à peine remplaçables dans une nouvelle activité conditionnée par les événements ; je veux parler de celle exercée en zone Est par le « Conseil culturel pour l'édition. » Lors d'un bouleversement de toutes les valeurs de l'esprit, nous sommes plus que jamais tenus à coopérer à la vitalité de l'esprit du temps, qui répond aux exigences d'une collectivité sans cesse en progrès. Nous ne pouvons pas assister inactifs à la renaissance et à la culture d'une littérature qui offrait sans scrupules et sans responsabilité aux lecteurs d'insupportables lectures à écarter. »

    C'est le moment pour M. Bourgeois de rappeler le mémorable discours prononcé en 1935 par Ortega y Gasset devant le Congrès international des bibliothèques de Madrid : « Il y recommandait de confier au bibliothécaire une surveillance analogue sur la production littéraire, mais il n'avait sûrement pas l'intention d'adapter cette production à un quelconque « esprit du temps ». Ce qu'il voulait seulement, c'était voir écartés les écrits qui ne répondent pas aux valeurs éternelles de l'esprit ; ainsi donc, il nous croyait, nous, bibliothécaires, implicitement capables de la plus haute impartialité. Mais la remarque citée juste avant prouve combien une telle mesure peut devenir dangereuse. »

    Une telle prise de position du bibliothécaire peut-elle être appréciée de ses lecteurs ? M. Bourgeois, pour sa part, la rejette catégoriquement, et s'explique : « Si notre monde veut jamais arriver à un équilibre sain et durable, il ne le trouvera que dans une liberté illimitée de l'esprit. Chez les hommes, contrainte et censure n'ont jamais encore apporté un tel équilibre, et, qui plus est, ne l'établiront jamais. La grande tâche de l'éducateur et du bibliothécaire est de former des hommes dignes de la liberté et capables, sans en abuser, de s'en réjouir. Cet état de choses demande avant tout l'estime pour la liberté des autres, et, par conséquent, aussi pour leurs opinions. »

    Ce qui semble l'essentiel pour M. Bourgeois dans cette prise de position, c'est que « le sentiment ne la conditionne pas. Pour ne pas jaillir de la raison, le sentiment n'est jamais impartial, mais lié, voire même intolérant, et souvent variable. L'impartialité prouve de l'intelligence, et inversement un renseignement impartial peut seul élever un être humain au niveau intellectuel, auquel il se sent capable de maîtriser ses sentiments. »

    Selon M. Bourgeois, « c'est un pléonasme de dire qu'un renseignement impartial doit être aussi complet que possible. Un renseignement incomplet, qui n'est pas reconnu comme tel, est sans aucun doute très dangereux. Dans certaines circonstances, l'absence de renseignement serait préférable. Un renseignement incomplet donne en effet à celui qui veut en tirer son jugement l'illusion d'embrasser tout un champ d'investigation, alors qu'il n'en voit qu'une partie. Un tel renseignement le trompe devant un libre choix qu'en fait il n'a pas. »

    Mais M. (Bourgeois va plus loin encore quand il écrit : « Un renseignement incomplet ne, devient pas seulement facilement partial, mais frustre aussi la personne ainsi lésée des moyens de vérifier par comparaisons. Il ouvre la porte au renseignement intentionnellement déformé, une des choses les plus diaboliques de ce monde. Il est clair qu'un tel renseignement ne peut en aucun cas faire mûrir les idées ; il peut tout au plus conduire à des idéologies qui se distinguent par leur intolérance vis-à-vis de tout ce qui n'est pas de même ton. »

    M. Bourgeois aborde alors l'autre partie de son raisonnement : « Le lecteur, partant d'un renseignement complet, se fait une opinion impartiale et se montre tout naturellement tolérant. Fort de son jugement dont il est conscient, il a écarté les contre-arguments et admet l'opinion différente tirée des mêmes arguments par son voisin. Il est ainsi le type même de l'adulte, à la différence de l'enfant qui est partial de nature et devient impartial petit à petit, en même temps que se développent son intelligence et son aptitude au jugement. Une des tâches les plus importantes et les plus belles du bibliothécaire est d'aplanir pour ses lecteurs le chemin de la maturité intellectuelle et morale. »

    Ainsi M. Bourgeois en arrive à la conviction que « l'impartialité est un indiscutable devoir du bibliothécaire » ; il n'en soulève pas moins une seconde question : « Un bibliothécaire, peut-il en toute sincérité être impartial ? » En d'autres termes, « peut-il prendre suffisamment d'écart par rapport à ses propres vues, à ses inclinations personnelles, pour ne pas teinter, même sans intention, les renseignements donnés ? » M. Bourgeois cite à ce propos un article d'un de nos collègues de Leipzig, Heinrich BEcKer, paru dans le Zentrablatt fur Bibliothekswesen, en 1948 et intitulé : « Objectivité du bibliothécaire - vertu ou faiblesse ? » Il y écrit : « Transposons-nous dans une situation concrète, comme elle se présente chaque jour au bibliothécaire proposant à un chercheur la documentation pour l'éclairer sur un des problèmes artistiques, littéraires ou philosophiques de notre temps. Le bibliothécaire peut-il dans ce, cas faire abstraction d'une prise de position personnelle ? Est-il concevable que dans une, telle situation, il ne soit que « miroir » ? Ne doit-il pas, d'une manière ou d'une autre, agir, se prêter à la discussion, s'engager, sans que cette prise de position soit nécessairement unilatérale et manque de véracité ; il est inévitable alors que les idées viennent à se cristalliser. On ne peut pas parler ici d' « objectivité », sans vider complètement de son sens la profession de bibliothécaire ou sans la fausser en prenant pour de l'objectivité ce qui correspond en réalité à être prisonnier du passé. » La vérité en effet est une « vérité en devenir », dominée par son « moment dynamique », tandis que le passé s'arrête. Celui-là seul qui place en elle sa patrie élective, peut se réclamer de cette objectivité.

    Sans s'attarder sur la constitution « dynamique » de la vérité et sur la philosophie dans laquelle Becker la puise, M. Bourgeois se contente de lui répondre avec Georg Leyh, qui écrit en 1949 dans le Zentralblatt fur Bibliothekswesen : « C'est une erreur fondamentale, de déclarer le passé silencieux et mort. Les grandes époques de l'esprit, l'Antiquité, le Moyen Age, la Renaissance, le siècle des lumières offrent toujours à la recherche de nouveaux aspects, parce que dans toutes les sciences de la culture ne sont toujours possibles que des approximations vers la vérité. »

    Mais M. Bourgeois examine de, plus près la présentation de l'objectivité faite par Becker. Il la considère comme « une attitude totalement passive, même résignée, une sorte de renonciation à la propre personnalité. L'image qu'il se fait du bibliothécaire lui est diamétralement opposée ; elle n'est ni passive, ni impersonnelle ». C'est pourquoi il a écarté en chemin le mot « objectivité » pour le remplacer par « impartialité », donnant en quelques mots les raisons de ses préférences. Puis M. Bourgeois poursuit : « On parle d'un juge impartial et non objectif, même s'il doit considérer objectivement les faits, pour arriver à un jugement impartial. Aussi l'impartialité n'exige-t-elle en aucune manière du bibliothécaire qu'il renonce à son opinion personnelle, comme l'admet Becker. De plus, ce n'est pas en assimilant à sa propre conviction les renseignements donnés que le bibliothécaire peut considérer son influence comme valable. »

    Le « Library bill of rights » de l'Association des bibliothécaires américains commence par les paragraphes suivants :

    • « 1. - Dans leur service, les bibliothèques sont responsables de ce que des ouvrages ou d'autres éléments de lecture soient choisis d'après leur intérêt et la valeur de leur contenu pour le bureau de renseignements. En aucun cas un livre doit être éliminé eu égard à la race ou à la nationalité, aux opinions politiques ou religieuses de l'auteur.
    • « 2. - Il devrait y avoir à la disposition du lecteur un fonds aussi complet que possible, renfermant tous les points de vue sur les problèmes et les questions de notre temps, aussi bien sur le plan international que national et local. De plus les ouvrages estimés par des spécialistes compétents ne devraient pas être écartés parce qu'ils sont réprouvés pour des raisons politiques ou doctrinales. »

    M. Bourgeois souscrit pleinement à cette « magnifique déclaration, véritable profession de foi en la vitalité d'une société humaine authen-tiquement libre ».

    Mais, se demande aussitôt M. Bourgeois : « Nous appartient-il de décider ce qui pourra être utile à l'un ou à l'autre ? Cela correspondrait à dire à quelqu'un : « C'est ainsi et pas autrement que tu dois devenir. » Mais savons-nous à quelles fins Dieu l'a créé ? Ce qui incombe est de lui donner la possibilité de se former à l'intérieur de sa propre personnalité, de développer au maximum ses aptitudes.

    Qui d'entre nous peut prévoir l'influence exercée par un livre sur un lecteur ? Un ouvrage réputé mauvais peut faire mûrir une réaction de défense, alors qu'une œuvré inoffensive en soi peut éveiller des tendances malsaines. » Et M. Bourgeois de rappeler que les adultes sont seuls pris en considération dans son étude.

    « Aussi le seul moyen efficace, dans l'esprit de M. Bourgeois, pour lutter contre la mauvaise littérature est de mettre à la disposition du lecteur une abondance de bonne littérature. Le bibliothécaire doit et devra utiliser ce moyen pour constituer un fonds conforme à ses vues. »

    « Les livres, d'ailleurs, peuvent contenir sous la même couverture des choses qui nous sont agréables et d'autres que nous repoussons. Que faut-il taire alors ? Il faut habituer les gens à certains dangers, de ifaçon naturellement raisonnable et les rendre attentifs à ces points, sinon ils succombent au premier assaut. Car rien n'est plus dangereux qu'un ennemi qu'on ne connaît pas. » Dans le même article de Georg Leyh, mentionné plus haut, on peut lire ce qui suit : « MiLkau, bien que personnellement humaniste accompli, politiquement conservateur, s'efforçait, en 1919, en sa qualité de bibliothécaire, de recevoir pour sa bibliothèque de Breslau Y « Action » communiste comme document de son temps et de le compléter jusqu'à ses débuts. « De là, disait Leyh, les bibliothèques, après réflexion, ont considéré comme de. leur devoir d'obtenir les écrits des représentants des courants et des contre-courants littéraires. Cette tolérance à l'égard du Pour et du Contre fait la loi naturelle des bibliothèques, leur paix intérieure. »

    « Pour le bibliothécaire, le bon livre n'est pas absolument celui dont le contenu lui convient. Il considère comme bon chaque ouvrage écrit avec sincérité, chaque ouvrage dont le but supérieur est de communiquer des idées présentées avec compétence et probité par son auteur, chaque ouvrage caractéristique de son temps et offrant matière à réflexion. C'est sans doute dans ce sens, de l'avis de M. Bourgeois, que le « Library bill of rights » parle de « lecture de la compétence de spécialiste ».

    « Le mauvais livre est celui qui, en premier lieu, a été écrit dans un but lucratif, qui n'apporte rien de nouveau, qui endort l'intelligence et le sentiment, qui n'est pas sincère en poursuivant un but insolidaire. » M. Bourgeois ne pense pas d'ailleurs que ce criterium perde beaucoup de sa valeur quand l'applique aux Belles-Lettres.

    « On ne pourra pas objecter, dit ensuite M. Bourgeois, qu'un tel choix est partial ou injuste. Aucune bibliothèque, même pas la Library of Con-gress à Washington, ne peut se permettre de se procurer tout ce qui vient sur le marché. Un choix est inévitable : l'effectuer de ce point de vue équivaut à être impartial vis-à-vis de tous les courants, de toutes les opinions. Répondant à ses possibilités financières ou aux demandes de ses lecteurs, le bibliothécaire fixera la limite dans l'échelle des valeurs, et il est clair que le niveau d'une bibliothèque scientifique ne sera pas le même que celui d'une bibliothèque, populaire. »

    « Un choix impartial et les renseignements découlant de ce choix rendent beaucoup plus élevées les exigences demandées au bibliothécaire que celles demandées par Hoecker et Becker. Pour eux il suffira d'être familiarisé avec une certaine orientation de la pensée, permettant de poursuivre une ligne de conduite relativement simple, que l'on n'aura même pas, le plus souvent, à établir soi-même. » Pour M. Bourgeois, par contre, « le bibliothécaire devra disposer d'une formation bien plus étendue, de connaissances bien plus vastes, puisque beaucoup de choses dépendent de son jugement ; il sentira aussi une responsabilité beaucoup plus grande. » M. Bourgeois insiste alors sur le fait que « l'impartialité oblige surtout le bibliothécaire à renoncer à son propre point de vue. Le bibliothécaire est un homme et un citoyen comme un autre. Il n'a pas seulement le droit, mais aussi le devoir de servir la société dans laquelle il vit ; c'est pourquoi il doit être en vérité très éloigné de, la résignation que Becker lui attribue, et baser son activité sur de solides convictions personnelles. Mais dans l'exercice de ses fonctions, il doit être capable de se mettre au-dessus de ses propres opinions, et de juger impartialement celle de, ses lecteurs, même si en tant qu'homme et que citoyen, il les combat, ou si elles vont à l'encontre de l'esprit public. Donner un renseignement ne veut pas dire apporter une idée au lecteur. Cela veut dire, quand ce n'est pas la simple communication d'une référence, apporter des bases permettant l'étude approfondie d'une question sous tous ses aspects. La qualité de ces bases dépendra naturellement de la personnalité du bibliothécaire, de sa formation générale, de son esprit critique, de son intuition. »

    « De la même manière, poursuit M. Bourgeois, il aura conscience de ce que sa bibliothèque ne devait pas seulement, si possible, contenir des ouvrages importants par eux-mêmes, mais d'autres qui, pris isolément, n'ont pas une valeur particulière, mais constituent, par leur ensemble, ce qu'il est convenu d'appeler la littérature d'arrière-plan, si importante pour l'étude d'une époque. Dans le choix de ces ouvrages surtout son impartialité aura de la valeur. » M. Bourgeois précise alors sa pensée, car il ne pense pas seulement à « l'impartialité politique, sociale ou philosophique, mais aussi à l'impartialité scientifique. De ce point de vue, des ouvrages qui ne pèsent pas lourds aux yeux de la science officielle contemporaine, peuvent un jour acquérir une valeur imprévisible. Le bibliothécaire doit savoir que les savants à la pointe de leur temps ne sont pas forcément les meilleurs juges. » M. Bourgeois donne quelques exemples frappants à l'appui de son assertion, et poursuit : « Le bibliothécaire doit aussi être impartial vis-à-vis des dogmes scientifiques de son temps et ne doit pas écarter des ouvrages qui ne leur sont pas conformes. »

    D'un point de vue tout à fait général, M. Bourgeois en arrive à dire : « Le bibliothécaire doit pouvoir être aussi bien conformiste que non conformiste. Cette alternative n'a plus aucun sens pour lui, car il doit se placer au-dessus d'elle grâce à sa personnalité et à son jugement. Mais il est indispensable qu'il y soit autorisé pour n'être pas désavoué, dans le scrupuleux exercice de sa profession, par l'opinion publique ou, ce qui est plus grave, par ses supérieurs. » Ce principe est d'ailleurs encouragé par le « Library bill of rights » dans son article 3 qui dit :

    « La censure d'ouvrages, encouragée ou pratiquée par des arbitres spontanés de la morale ou de la politique ou par des organisations voulant exercer de l'américanisme, par la contrainte, doit être combattue par les bibliothèques...

    « Si nous remplaçons « américanisme » par n'importe quel autre « -isme », nous avons la manifestation d'une portée si universelle que tout autre commentaire est superflu. »

    Jusqu'à présent M. Bourgeois n'a traité son sujet que par rapport aux bibliothèques fréquentées par des lecteurs auxquels la formation scolaire et l'éducation morale et civique permettent de se former une opinion personnelle sur la base des renseignements obtenus, opinion pour laquelle ils peuvent aussi prendre leur responsabilité. Mais quels sont les devoirs du bibliothécaire vis-à-vis de lecteurs qui ne remplissent pas cette condition ; M. Bourgeois pense aux adultes qui, dans des pays lointains, n'ont pas reçu la formation scolaire en usage chez nous, qui apprennent bien plus tard que nous et qui ont été dénommés par l'UNESCO d'assez curieuse manière « Ex-illettrés » ou « Nouveaux lettrés ».

    Il semble à M. Bourgeois que dans ce cas « le, bibliothécaire devrait agir conformément aux mêmes principes et qu'il se trouve alors dans une situation analogue à celle d'un médecin qui fournit à des enfants à peu près les mêmes médicaments qu'aux adultes, mais à doses différentes. Son choix n'en sera pourtant pas moins impartial, compte tenu du contenu des livres, et dépendra de leur intelligibilité pour ses lecteurs. M. Bourgeois met alors le bibliothécaire en garde, contre une trop grande réserve, et s'explique : « II est en effet de beaucoup préférable de surestimer un peu les capacités intellectuelles d'un novice, plutôt que de les sous-estimer. L'intéressé en sera reconnaissant et offrira sa confiance à l'informateur, alors que, dans le cas contraire, il se méprendra et se sentira rebuté, avec cette conséquence pour la bibliothèque de perdre toute force attractive sur lui. La haute tâche du bibliothécaire est pourtant de gagner un nombre aussi grand que possible de lecteurs, pour les aider à devenir des éléments pleins de valeur pour la société. Il ne pourra remplir cette tâche s'il ne possède pas le tact et le talent d'une personnalité pleinement développée, car, comme le dit un vieux proverbe chinois, qui veut enseigner neuf doit savoir dix. »

    M. Bourgeois formule alors l'espoir de nous avoir convaincus, dans la mesure où cela était encore nécessaire, que « le bibliothécaire, consciencieusement au service de la cause humaine, doit être impartial et qu'il ne peut l'être qu'après avoir obtenu difficilement par lui-même une connaissance profonde, du monde et de la vie. Pour cela il doit être d'une maturité complète et avoir son centre de gravité en lui-même, restant ainsi indépendant de tous les courants d'idées qui l'environnent. La noblesse de notre profession et sa certitude d'être une des plus utiles de ce monde sont fondées sur cette grande responsabilité. Nous combattons dans les premières lignes pour obtenir la liberté de l'humanité, cette liberté que John Milton demandait en ces termes :« Avant toutes les libertés, donnez-moi de connaître, de parler et de juger selon ma conscience. »