On sait qu'au cours de la dernière guerre mondiale les plus beaux manuscrits de la Bibliothèque municipale de Chartres, manuscrits de haute époque, furent détruits dans un incendie. Des blocs calcinés, retirés des décombres, l'atelier de restauration de la Bibliothèque nationale, avec le concours de M. de Saint-Rat, a pu sauver des fragments. M. l'Inspecteur général Masson qui, à la Direction des bibliothèques de France, a la charge des bibliothèques sinistrées, a procédé, tant en France qu'à l'étranger, à une enquête pour retrouver les photographies qui avaient pu être prises jadis, par les érudits eux-mêmes ou à leur demande, des manuscrits de Chartres. L'enquête a été étendue aux manuscrits détruits de Metz, de Tours et de Vitry-le-François. La liste des documents photographiés - malheureusement bien courte - établie grâce aux réponses parvenues de Belgique, d'Italie, des Etats-Unis, du Canada, etc..., paraîtra dans un des prochains tomes du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France. D'autre part, M. Masson a fait tirer des épreuves sur papier, des clichés ou des microfilms, et, sous forme de recueils de photographies, quelques manuscrits ou quelques fragments de manuscrits reprendront place sur les rayons des bibliothèques dont ils furent, pendant des siècles, les joyaux
Il est certain que la possession de ces copies photographiques ne saurait nous consoler de la perte des originaux. Elles ne les remplaceront que partiellement et d'une manière bien imparfaite. Cependant, grâce à elles, des travaux d'érudition pourront être poursuivis
Si j'ai rappelé cet exemple, c'est pour redire combien il est important d'établir des copies photographiques des manuscrits de nos bibliothèques exposés, également en temps de paix, à des risques de destruction ou au moins de détérioration
La supériorité de la copie photographique sur la copie manuscrite ou dactylographiée n'a pas besoin d'être démontrée, celle-ci étant une transcription qui ne saurait être à l'abri des fautes de lecture du copiste. Mais si, grâce à la photographie, il est possible d'obtenir des copies aussi fidèles que possible d'un document, de véritables fac-similés même, on ne saurait procéder à ce travail de reproduction avec trop de soin. Il faut être assurée de la qualité du négatif obtenu et il faut bien avouer que trop souvent, jusqu'ici, cette notion de qualité a été oubliée
Quels manuscrits convient-il de reproduire ? Tous, serions-nous tentés de répondre. Mais les manuscrits conservés dans nos bibliothèques sont d'inégale valeur et maints d'entre eux sont d'un intérêt médiocre
Le microfilm passe pour un procédé économique et il l'est certes par rapport à d'autres, mais il ne faut pas oublier qu'une image microfilm négative 24 x 36 mm coûte actuellement, selon le tarif de la Bibliothèque nationale, 18 francs; par conséquent un manuscrit de 250 pages, à raison de deux pages par image, coûtera 2.250 francs. La reproduction totale d'un fonds de manuscrits serait donc une entreprise onéreuse et une sélection s'impose. Est-il possible de fixer des critères ? Oui, mais très généraux. Tel manuscrit vaut par son texte, tel autre par ses miniatures. D'autres retiendront notre attention par l'écriture, les annotations marginales d'un érudit ancien et connu, e t c . . . En établissant des listes de documents à reproduire, on ne peut éviter un certain arbitraire et la valeur d'un manuscrit est d'autant plus difficile à fixer que ce manuscrit est moins connu ou n'a pas encore été étudié. Sur le plan international, on avait pu penser confier à un comité d'experts le soin d'établir de telles listes. Cela nous paraît, avouons-le, impossible. Pour notre pays, c'est un travail qui doit être préparé par des bibliothécaires de chaque établissement, sous le contrôle de l'inspection générale, selon un programme, préparé par la Direction des bibliothèques de France, où une place sera réservée aux documents rarissimes autres que les manuscrits
Les documents étant sélectionnés, quel procédé de reproduction photographique faut-il choisir ? Le microfilm (1) , certes, dans la plupart des cas. Mais pour une estampe, pour une carte géographique, et même pour certaines miniatures, on préfèrera un cliché, ainsi que pour les monnaies et médailles. Si l'on reproduisait, par exemple, en microfilms certains portulans, il serait impossible d'obtenir des épreuves à la grandeur de l'original aussi lisibles que celui-ci. Le microfilm a un champ d'exploitation très grand. Ne demandons pas l'impossible
Pendant la prise de vue d'un document, deux sortes de mesures s'imposent
Il faut éviter que le manuscrit ne soit manipulé par un opérateur ayant les mains sales ou ne traîne sur la table d'un laboratoire au milieu des produits chimiques. Il faut surtout prendre soin que la reliure ne soit brisée, afin d'assurer une « planéité » meilleure. D'où l'importance des « porte-documents » qui ont été spécialement étudiés à la Bibliothèque nationale, notamment un système à bascule avec coussins pneumatiques pour les appareils microfilms. Dans un article récent du Bulletin des bibliothèques de France (2) , Mlle Kleindienst a souligné d'autre part les dangers que pourraient présenter, pour les peintures des manuscrits, la lumière et la chaleur des sources lumineuses. Ajoutons enfin que la reproduction dans un atelier équipé de porte-modèles spéciaux offre plus de garanties que la photographie prise dans la salle même de la bibliothèque par un photographe utilisant des moyens de fortune : chaises, tables, ficelles, épingles à linge, e t c . . .
On ne saurait obtenir une bonne photographie avec n'importe quel appareil. Est-il besoin de souligner, en particulier, le rôle joué par l'objectif ? Certains types d'appareils microfilms (3) sont mieux adaptés à l'établissement d'archives de sécurité parce qu'ils permettent d'obtenir la prise de vue simultanée d'un même document sur deux films de 35 mm : ce sont les appareils à deux cameras jumelées. Le choix d'une émulsion est important et pour régler l'éclairage et la mise au point, il faut tenir compte du parchemin ou du papier, de leur plus ou moins grande luminosité, de leurs blancs, de leurs gris, principalement de leurs couleurs, de l'écriture plus ou moins foncée, parfois presque effacée; il faut y porter attention, page après page, des variations notables pouvant être enregistrées au cours d'un même volume. On utilise, pour les clichés, des dispositifs d'éclairages variés, lampes à incandescence, rampes de tubes fluorescents. On photographie dans l'ultra-violet, en infra-rouge, en lumière monochromatique de sodium. Des problèmes, d'ailleurs quelquefois insolubles, sont posés par les notes marginales qu'on ne saurait reproduire que déformées et même d'une manière incomplète, à moins de briser la reliure du livre. On doit s'assurer avant de photographier un manuscrit, qu'il est régulièrement folioté et d'une manière lisible, car c'est d'après cette foliotation que l'on pourra ensuite vérifier qu'aucune page n'a été sautée lors de la prise de vue, en même temps qu'on contrôlera la qualité de chaque image. La photographie en couleurs a fait de très grands progrès ces dernières années, qu'il s'agisse des tirages sur papier ou des microfilms, et son utilisation par un photographe averti peut être conseillée. Le contrôle devra porter notamment sur la comparaison entre les couleurs de l'original et celles de la reproduction
Mais les soins ne s'arrêtent pas là. Ils doivent durer pendant toutes les opérations de développement et c'est parce que des films avaient été mal lavés qu'ils se sont ensuite détériorés. Le film négatif doit être manipulé avec le plus grand soin et ne doit jamais être utilisé pour la lecture. Il risque, en effet, de se rayer. Si deux négatifs n'ont pas été établis en même temps à la prise de vue, on tirera un positif qui sera l'exemplaire d'archives. En ce qui concerne les méthodes de conservation propres aux microfilms, la norme britannique B. S. 1153 de 1955 (4) a été prise comme base de travail par le sous-comité « Reproduction documentaire » - dont le siège est en France à l'AFNOR - du Comité international de normalisation ISO/TC 46, Documentation. Mais l'étude en cours qui a déjà enregistré certains amendements devra tenir compte aussi d'un projet de norme américaine (5) . D'une manière générale, il convient de ne pas enrouler le film sur un noyau trop étroit, afin d'éviter une courbure excessive des premières spires du film,de veiller au degré hygrométrique, entre 40 et 50 % ou 60 %, enfin de mettre les films à l'abri d'une chaleur et d'une sécheresse excessives et de la poussière. Cette dernière règle vaut également pour les clichés, verres ou pellicules, généralement conservés dans des pochettes de papier transparent, inerte, c'est-à-dire, sans action sur la surface sensible. Enfin, c'est une précaution élémentaire de ne pas conserver ces négatifs, que nous appelerons de « sécurité », dans l'immeuble même abritant les documents originaux, mais dans un dépôt spécial où ils feront l'objet de vérifications périodiques. C'est une mesure à prendre, non seulement en période de guerre, mais aussi dès le temps de paix. L'idéal serait d'avoir plusieurs copies de sécurité d'un même document et on a pu envisager de créer, dans le monde, plusieurs dépôts internationaux. Un seul obstacle : le coût plus élevé qui en résulterait
L'établissement de copies photographiques de sécurité doit être à la charge des pouvoirs publics dont relèvent les bibliothèques. J'ai toujours été hostile à l'usage suivi par certaines bibliothèques qui constituent leurs archives de sécurité aux frais de l'érudit ayant sollicité pour son travail une copie photographique. Cela me paraît un abus à l'égard des érudits et les copies ainsi acquises ne sont pas toujours de qualité.
Il convient maintenant de faire savoir très sommairement ce qui a pu être fait en France dans ce domaine. Je ne parlerai que pour mémoire des Archives nationales et des Archives départementales, renvoyant aux articles publiés dans « Archivum » ou dans la « Gazette des archives ». C'est là une question qui retient depuis longtemps l'attention de nos confrères archivistes et l'on sait qu'il y a, rue des Francs-Bourgeois, un service photographique actif.
Je voudrais surtout parler de l'Institut de recherche et d'histoire des textes, des campagnes photographiques faites sous la direction du conservateur en chef du Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale et du Service photographique de cette bibliothèque.
L'Institut de recherche et d'histoire des textes a été fondé en 1937 sur l'initiative de Félix Grat. Il est actuellement dirigé par M1le Jeanne Vielliard et relève du Centre national de la recherche scientifique. Cet Institut organise les recherches concernant la tradition manuscrite des textes de langues diverses, dresse des inventaires complets et méthodiques des manuscrits disséminés dans le monde entier et en réunit les reproductions photographiques afin de fournir aux érudits des instruments de travail et des documents nouveaux. L'Institut de recherche et d'histoire des textes a utilisé le microfilm, mais les images sont ensuite agrandies sur papier. Bien que les préoccupations initiales de l'Institut n'aient pas été la conservation des documents, mais une consultation plus facile, la conservation en tire profit indirectement. Des listes des manuscrits microfilmés ont été reproduites dans le « Bulletin d'informations de l'Institut » paraissant depuis 1952 (6) . On y notera que de nombreux manuscrits de nos bibliothèques municipales françaises ont été reproduits.
Ce n'est pas non plus la conservation qui a guidé M. Porcher, conservateur en chef du Département des manuscrits, dans la campagne qu'il a entreprise avec le concours également du Centre national de la recherche scientifique, mais le désir de constituer un corpus des miniatures. Les manuscrits qu'il a reproduits sont des manuscrits enluminés et s'attachant aux miniatures et non au texte. M. Jean Porcher n'a photographié ou microfilmé que les premières. Dans sa préface au catalogue de l'exposition des manuscrits qui a eu lieu en 1954 à la Bibliothèque nationale, M. Cain a tracé le plan de ce vaste corpus (7) .
Depuis sa réorganisation, sous la dernière guerre mondiale, le Service photographique de la Bibliothèque nationale conserve les clichés des photographies prises pour répondre à la demande de la clientèle et ceci après avis favorable du conservateur en chef du département auquel appartient l'original. Des archives de sécurité sur microfilms des manuscrits de la Bibliothèque nationale ont pu être en outre constituées pour nombre d'entre eux. C'est peu par rapport à l'immense richesse du département des manuscrits, mais les crédits accordés au titre de ces archives ont imposé des limites. Au surplus, les locaux du Service photographique, malgré leur extension nécessaire, les effectifs du personnel, ne permettent que difficilement d'accroître la production. Des manuscrits de province ont été microfilmés à Paris par le Service photographique, à l'occasion d'une exposition ou lors d'un passage par le Service central des prêts. Leur nombre est encore trop faible et des mesures plus hardies s'imposeraient. Quelques bibliothèques, seulement, de province ont un appareil de prises de vues microfilms. Les ateliers privés, auxquels ont peut faire appel, n'ont pas toujours l'appareillage approprié à la reproduction de documents anciens. Il faudrait, s'inspirant de l'exemple de l'Institut de recherche et d'histoire des textes, ou de celui de M. Porcher, avoir plusieurs ateliers mobiles qui iraient de bibliothèque en bibliothèque. L'ampleur de la tâche est immense. Elle peut apparaître même, à certains égards, démesurée. Il y aura toujours des manuscrits que l'on ne pourra pas photographier et ce seront peut-être ceux-là qui, un jour, périront. On peut craindre que demain les procédés photographiques ne soient complètement transformés par des découvertes de caractère révolutionnaire et que, de ce fait, toutes les photographies obtenues à très grand prix soient, en quelque sorte, périmées. Cela est certain, mais je crois plus grave encore de ne rien faire et de ne pas prendre cette assurance minimum que constitue la reproduction photographique d'un document rare et précieux.
Le problème est d'intérêt international. C'est pourquoi la question figurait à l'ordre du jour du Congrès international des bibliothèques et des centres de documentation qui s'est tenu à Bruxelles du 11 au 18 septembre 1955. J'eus l'honneur de présenter un rapport préliminaire; un second rapport relatif à la constitution des dépôts en cas de conflit armé était présenté par Mgr. Am. Albareda, préfet de la Bibliothèque vaticane (8) . Plusieurs communications furent adressées au nom de l'Association des bibliothécaires allemands, de l'Association des bibliothécaires autrichiens, de l'Association italienne pour les bibliothèques, de l'Association des conservateurs d'archives, bibliothèques et musées de Belgique (9) et dans la résolution finale il fut demandé « qu'outre les mesures de protection prises pour la sauvegarde des biens culturels en cas de conflit armé, une assurance soit prise contre la destruction toujours possible, même en temps de paix, des trésors des bibliothèques par la reproduction photographique » . Les principes évoqués à Bruxelles ont été rappelés au sein de la Fédération internationale des associations de bibliothécaires dans le rapport présenté par M. l'Inspecteur général Robert Brun (10) à la réunion de Munich en 1956. M. Brun a suggéré une enquête sur « les moyens d'information dont disposent actuellement les chercheurs pour connaître la nature des documents reproduits et la liste des microfilms dont ils peuvent, et dans quelles conditions, obtenir soit le prêt, soit des copies » . Cette suggestion a fait l'objet d'une résolution.
Le problème de la constitution d'archives photographiques dans un souci de conservation ne peut, en effet, être dissocié du problème de la reproduction photographique des documents destinés à la recherche et à la documentation. Une proposition italienne présentée en 1952 à la Conférence générale de l'Unesco a été suivie d'une, enquête conduite par l'organisation internationale sur les moyens de réglementer et de faciliter la reproduction, au moyen du microfilm, des textes et documents conservés dans les bibliothèques et les archives. Les résultats (11) de cette enquête ont montré qu'il y avait peu de chances d'arriver à la conclusion d'une convention internationale, mais qu'il était, en revanche, possible de faciliter des échanges de service à service et portant sur un ensemble déterminé de documents. C'était la position officielle française. Ce problème, ou des problèmes voisins, ont retenu l'attention du Conseil international des archives et du Conseil de l'Europe (12) . Mais de grands progrès sont encore à réaliser du seul point de vue de l'information réciproque entre pays. Malgré son apparence très modeste, il convient de marquer le rôle utile que joue, à cet égard, le Bolletino d'informazione sulla micro-reproduzione, publié par l'Université catholique du Sacré-Coeur à Milan, à côté du Bulletin de l'Unesco à l'intention des bibliothèques qui mentionne régulièrement les entreprises de micro-reproduction et les publications les concernant (13) .
Parmi les dernières entreprises, il faut citer la section mobile de photographie sur microfilm que l'Unesco a créée pour aider les états membres à faire microfilmer leurs documents de bibliothèques et d'archives, notamment les plus rares. Conformément à l'accord intervenu entre l'Unesco et le Gouvernement du Paraguay, cette section se rendra d'abord au Paraguay, ultérieurement dans d'autres pays de l'Amérique du Sud et de l'Amérique centrale. Dans ces pays, nombre de documents intéressant l'histoire universelle, particulièrement endommagés, sont en voie de disparition. Nous avons souvent - et ceci depuis fort longtemps - entendu le professeur Paul Rivet le déplorer. Il faut donc se féliciter qu'une action internationale se soit manifestée et souhaiter qu'elle puisse s'étendre à d'autres régions. La constitution d'archives photographiques doit être considérée comme une des formes essentielles de sauvegarde des civilisations passées à laquelle l'humanité toute entière est attachée.