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Fonctionnaires et lecteurs du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale pendant le XIXe siècle

1957

    Fonctionnaires et lecteurs du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale pendant le XIXe siècle

    Par Jean Adhemar

    L'HISTOIRE du Cabinet des Estampes a été faite plusieurs fois, notamment par Joseph Guibert. Celui-ci, dans un livre remarquable qui sert toujours à la fois d'historique très sérieux et documenté du Cabinet, et de guide du lecteur (1) , s'est borné volontairement à des indications extrêmement précises tirées des rapports et des archives du Cabinet, alors récemment classées par Courboin. Mais il a gardé pour ses entretiens avec ses collègues les anecdotes traditionnelles.

    C'est à l'aide de celles-ci, et de lectures diverses dans les revues contemporaines, que nous tentons cette histoire du Cabinet au xrxe siècle ; nous l'avons divisée par règnes de conservateurs, car la personnalité et l'action directe de chacun d'eux a marqué son temps.

    A première partie du xixe siècle est dominée par la grande figure de Duchesne aîné. Entré à 15 ans, en 1795, à la place d'un certain Fr. Nic. Dupuis (révoqué alors), il est mort en fonctions en 1855. Le père de Duchesne avait voulu en faire un polytechnicien, mais Joly, qui l'avait rencontré, et qui avait été frappé par l'intelligence du jeune homme, lui avait fait accepter d'entrer au Cabinet des Estampes comme « dernier employé ». Joly fils, alors Conservateur, avait été nommé avant la Révolution; considéré comme un dangereux réactionnaire à cause de ses fonctions qui l'appelaient souvent à Versailles afin d'apporter des albums d'images aux enfants royaux, il avait été arrêté et emprisonné plusieurs années. Revenu en fonctions après le 9 Thermidor, il se sentait fatigué, désirait rester dans sa maison de Versailles, et il confia vite, malgré sa jeunesse, le département à Duchesne. Celui-ci, qui était libéral, franc-maçon, se trouva compromis dans les complots de la Restauration, et, à la mort de Joly, en 1829, il ne put lui succéder. On choisit à sa place un homme plus représentatif et moins dangereux, le peintre Charles Thévenin, ami d'Ingres, ancien directeur de l'Académie de. France à Rome. Thévenin ne se montra pas plus actif que son prédécesseur, et Laviron (Salon de 1833, p. 49) prétentaid qu'il « cachait avec tant de soin les travaux qui l'occupent que les mauvaises langues prétendent qu'il s'enferme pour dormir ». Thévenin était d'ailleurs dans la tradition d'autres fonctionnaire de notre profession; l'Artiste de 1834 (p. 60) prête à l'un d'eux le mot suivant : « Surtout, mon cher, ne venez pas pour me rencontrer à ma Bibliothèque, je n'y suis jamais ».

    L'activité de Duchesne aîné eut donc toutes facilités pour s'exercer. Le travail était immense, car il fallait absorber, ranger, classer, inventorier tout ce que la Révolution avait fait entrer, tout ce que Napoléon avait prétendu centraliser à Paris, toutes les gravures qui paraissaient, et qui étaient déposées en trois exemplaires. Duchesne avait heureusement deux collaborateurs remarquables : d'abord son frère Duchesne-Tausin (entré en 1807) qui aimait beaucoup les classements, et dont on retrouve l'écriture ronde, au crayon, sur nombre de nos feuilles de montages et de nos dossiers. L'autre collaborateur, Charles le Blanc (entré en 1839 à 22 ans comme surnuméraire) était très différent : seul l'intéressait le catalogue. Il cataloguait toutes les pièces qui lui passaient par les mains, et, comme Duchesne aîné ne croyait pas trop aux catalogues (leur préférant les classements), Le Blanc publia le résultat de ses travaux non aux frais de l'Etat, comme catalogue du Département, mais dans son monumental Manuel de l'Amateur d'estampes (1854-1889) resté encore un livre de base, et qui est le répertoire par ordre alphabétique d'artistes de toutes les estampes connues, et particulièrement de celles du Cabinet. Une personne de sa famille nous a raconté récemment que Mme Le Blanc aurait trouvé la vie sévère auprès de cet éminent catalographe, qu'elle l'aurait abandonné, et serait devenue la célèbre Léonide Leblanc, beauté du Second Empire, amie du duc d'Aumale; mais nous faisons toutes réserves sur cette histoire.

    Duchesne travaillait lui-même pour le département; il trouvait aussi le temps d'écrire des livres sur les nielles, sur les cartes à jouer, de collaborer aux revues et publications illustrées, et de faire un tour d'Europe afin d'étudier les cabinets d'estampes de l'étranger. Il était en relations avec des littérateurs de son temps, et surtout avec les artistes. Il leur demandait de déposer leur oeuvre en entier. Les artistes le faisaient bien volontiers, avec la générosité qu'ils ont toujours manifestée envers le Cabinet, mais les employés chargés de les monter, qui avaient en mains toutes les indications utiles, ne, s'en servaient pas, si bien que nos estampes du xixe siècle sont montées sans aucune indication de date ni de sujet.

    Duchesne eut donc d'abord un collaborateur, puis deux (appelés comme lui employés), puis cinq lorsqu'il prit la direction du Département. Ces employés avaient commencé par être surnuméraires, puis ils étaient rétribués au bout de deux ans. En dehors de ceux dont nous avons parlé, citons Sergent et Guibert qui restent pour nous uniquement des noms, Atoch, dessinateur lithographe, ami de Delacroix, mort très jeune, et Koloff, grand travailleur, traducteur du Livre des peintres de Van Mander, et qui venait de la Bibliothèque du Louvre (1853).

    Le Cabinet était plus connu alors que de nos jours, et sa visite constituait une des attractions que les étrangers et les provinciaux n'oubliaient jamais. En effet, ils trouvaient là une exposition permanente montrant l'histoire de la gravure, et des fonctionnaires aimables entrouvaient pour eux des volumes précieux sur tous les sujets. Aussi lit-on dans les Souvenirs de l'Autrichien Kotzebue (1804, 11, p. 122) que le Cabinet « réuni à la Bibliothèque Nationale » est « parmi les curiosités les plus intéressantes de Paris ». Les estampes y sont collées dans de grands portefeuilles rangés comme des livres, au nombre d'un million, elles sont bien classées, « le catalogue est très bien fait », et l'endroit est fréquenté par de jeunes artistes, qui, aux deux côtés d'une longue table regardent les gravures, ou les copient. L'Anglais Dibdin (Voyage, 11, p. 92) est encore plus impressionné; amateur, antiquaire, il a déjà entendu parler du Cabinet : « Le coeur bat, les yeux étincellent lorsqu'on tire le cordon et que le tintement de la petite sonnette se fait entendre. La porte est ouverte par un homme en livrée bleue et argent, que rend encore plus agréable la tenue honnête et respectueuse de tous ceux qui portent le costume des gens du Roi ». Dans une première pièce, on admire, placées dans des cadres dorés, les « pièces exquises » du Cabinet, et l'idée, si bonne, serait à reprendre au British Museum. Le Cabinet est fréquenté par des jeunes gens qui copient les gravures du passé. Mais sur ce dernier point, le traducteur français de Dibdin s'insurge ; nous sommes au temps du Romantisme, et il fait remarquer que les jeunes gens n'ont pas à copier les gravures mais à s'en inspirer très largement. On remarquera dans le texte de Dibdin que les gardiens du Cabinet des Estampes portent un uniforme, celui des huissiers de la Maison du Roi, que portent aussi les gardiens du Louvre, mais les bibliothécaires n'en ont pas. On a cependant songé à les en pourvoir, et un certain Guyot avait proposé pour eux, en 1805, un costume particulier (habit à la française vert foncé, au collet cramoisi, culotte chamois, boutons décoré d'un porte-crayon) ; il avait même pensé aux jeunes femmes : « les dames qui font leur état des Arts qui ont le dessin pour base porteront un collier sur lequel sera une médaille avec les attributs de la section à laquelle elles appartiennent (c'est-à-dire ici un burin). Les dames ou demoiselles qui exercent les Arts pour leur plaisir porteront sur leur collier un camée sur lequel sera représenté un Amour tenant les attributs de la section ».

    Le Cabinet était ouvert tous les jours, et, dans la belle saison seulement, à une heure matinale, car il n'était pas possible d'éclairer les tables.

    Le Cabinet, d'ailleurs, à ce moment, ne s'adresse, on l'a vu, qu'aux artistes; les éditeurs, les savants ne l'ont pas encore découvert. Pour les artistes, en dehors des Oeuvres anciens et modernes, Duchesne constitue avec les doubles dans les séries documentaires de véritables dictionnaires illustrés. Il fait disposer alphabétiquement d'innombrables suites de plantes et d'animaux afin de pouvoir rendre service aux peintres d'histoire, aux orientalistes, aux illustrateurs qui n'ont ainsi besoin d'aller ni à la campagne ni même au Jardin des Plantes.

    Après 1830, le public du Cabinet se modifie : Charton, créateur du Magasin Pittoresque - et ami de. Duchesne - y envoie à chaque instant ses dessinateurs afin de chercher des documents anciens. Le bibliophile Jacob apprend de lui le chemin des Estampes, endroit où il va trouver les matériaux de tous ces livres, premières encyclopédies illustrées que chacun utilise encore, sans les citer. Les recherches se multiplient, et Champfleury, écho des bibliothécaires, écrit en 1850 : « On ne s'imagine pas le nombre des cervelles à l'envers qui passent tous les jours sous la porte cochère de la Bibliothèque Nationale ». Les érudits se mêlent de plus en plus aux artistes; Villot, le conservateur des Peintures du Louvre, est un habitué, et c'est à lui que Charles le Blanc signale l'identification de nombreux portraits du Musée; c'est alors que l'on prend l'habitude lorsqu'on étudie un tableau, de préciser - à tort ou à raison - qu'il est gravé.

    Ce public nouveau donne aux gardiens un travail assez considérable, et l'Administrateur se demande si le Cabinet est sur une. bonne voie; ne doit-on pas conserver seulement les oeuvres d'artistes, et renvoyer ailleurs les lecteurs qui s'intéressent aux divers sujets ? Un article inspiré par Duchesne répond à cette inquiétude {Bulletin des Arts, 1847, p. 261) : « La collection va être diminuée de moitié pour alléger le travail des employés. On ne conserverait uniquement que. ce qui tient aux Beaux-Arts (oeuvres de peintres et de graveurs), et rien de ce qui peut servir à l'Industrie, aux Sciences, à l'Histoire. Tout cela serait transféré au Conservatoire des Arts et Métiers. Tous les ouvrages à figures qui ont du texte seraient transférés aux Imprimés » ; le projet, vivement combattu, ne se réalisera pas.

    On ne disposait que de vingt places (Journal des Artistes, 1842, 11, 43) et les journaux soutenaient les revendications des lecteurs, lassés de faire souvent la queue une heure pour pouvoir avoir une chaise.

    A CHILLE DEVERIA succéda à Duchesne aîné. Ce dessinateur aimable des beautés du Romantisme, qui s'était survécu sans pouvoir changer de manière, et qui vivait difficilement en vendant à des éditeurs différents (mais peut-être pour le même public) des planches édifiantes et morales et des sujets très libres, était entré à la Bibliothèque en 1848, grâce à ses amitiés politiques, car il avait toujours été Républicain. Il n'avait pas considéré son nouveau métier comme une sinécure, et il s'était préoccupé longuement de la présentation des collections. Jusqu'à lui, les albums avaient des reliures fixes, où malgré des essais infructueux, on ne pouvait ajouter aucune pièce nouvelle. Il eut donc l'idée de « casser » ces vieilles reliures, et de les remplacer par de nouvelles, mobiles, celles-là, et permettant les insertions. Il en donna le dessin qu'exécuta sous sa direction un de ses gendres, le relieur Achille Weber; nous nous servons encore des reliures mobiles type Deveria, et nous nous en félicitons.

    Deveria, d'autre part, s'attaqua à d'importants classements au rangement de pièces qui dormaient depuis longtemps sous la poussière. Ce travail acheva de ruiner sa santé, et il mourut de la poitrine en 1859.

    Sous sa courte direction, des changements s'étaient produits dans le personnel : Charles Le Blanc, qui estimait que la place donnée à Deveria lui était due, avait démissionné. Delande et Koloff restaient là, ainsi que Duplessis entré en 1853; Bourdel, dessinateur lithographe sans talent, avait remplacé Charles Le Blanc.

    Le public est de plus en plus nombreux; il se compose en très grande partie d'artistes, généralement jeunes, comme Corot (16 ans et demi), Rodin (1856); Manet demande une carte de travail en 1858.

    Deveria suit les ventes; il achète à la vente Thorelle (1853) un portrait de Turenne, non terminé, pour la grosse somme de 860 frs. C'est lui qui reçoit la collection Debure, 65.000 portraits achetés 38.000 frs.

    E Vicomte Henri Delaborde succède à Achille Deveria en 1858. Il a quarante- deux ans, c'est un peintre religieux et un peintre d'histoire qui a beaucoup travaillé pour le Musée de Versailles, et dont la cathédrale d'Amiens a reçu des oeuvres estimables. Admirateur d'Ingres et de Flandrin, il leur consacre des livres sérieux; celui sur Ingres est un modèle et constitue un des prototypes des catalogues de peintres qui vont se multiplier, à la fin du siècle. Ses travaux, notamment son monumental catalogue de Marc-Antoine Raimondi, lui valent un siège à l'Institut, dont il devient le secrétaire perpétuel. Ses notices nécrologiques, ses articles dans la Revue des Deux Mondes lui assurent une réputation considérable.

    Delaborde n'avait pas été choisi sans hésitation par l'Administration, et il semble qu'on ait pensé quelque temps à Charles-Aimé Dauban. Delaborde avait une équipe de cinq collaborateurs, le plus élevé en grade portant maintenant le nom de Conservateur adjoint, c'était Duplessis, son futur successeur. Delande disparaîtra vers 1870 et en même temps que Koloff. Arnauldet sera quelque temps bibliothécaire (1858-1869); ami de Monselet et de Baudelaire, fin gastronome et ironiste, il écrira dans la Gazette des Beaux-Arts un bon article sur les caricatures contre les artistes (1859); il demandera un congé illimité, et sera remplacé par le fils de Rafiet.

    Auguste Raffet, dit Rafiet fils, fils du fameux lithographe auteur de nombreuses pièces sur la légende impériale {La Revue Nocturne) et les soldats de la République (Il est défendu de fumer, mais il est permis de s'asseoir), était entré après 1848. Il avait peut-être dû son engagement à Deveria, et aussi à l'habitude d'avoir au Cabinet, à chaque génération, un artiste parmi le personnel. Il semble s'être consacré au classement de l'oeuvre de son père (au moins trente volumes) et à celle de la collection des costumes militaires à laquelle on n'a pas osé toucher depuis. Raffet fils inaugure la tradition des dessinateurs de costumes militaires, née autour de Meissonnier, et qui n'a pas complètement disparu, des hommes connaissant la place du moindre bouton de guêtre sous les règnes de tous les Rois, portant eux-mêmes l'impériale et le chapeau plat, le pantalon étroit. En même temps que lui, Courajod fut attaché au Cabinet de 1867 à 1874, et c'est d'après la collection de catalogues de ventes qu'il composa sa fameuse introduction sur la curiosité qui constitue le premier volume de son édition du Journal de Lazare Duvaux (1873). Flandrin lui succéda; c'était le fils du peintre Hippolyte Flandrin, qui avait préféré une vie toute bourgeoise à la vie d'artiste menée par son père; auditeur au Conseil d'Etat, surnuméraire à la Bibliothèque Ste Geneviève, il travailla obscurément de nombreuses années.

    Un gardien avait, aussi, été nommé bibliothécaire, Coquel, récompensé ainsi de « mérites exceptionnels », car c'était lui qui avait empêché le pillage des collections par les hommes de la Commune en 1871.

    Enfin, en 1879 était entré un nouveau stagiaire qui allait faire parler de lui, Henri Bouchot, qui venait des Imprimés, et allait être nommé bibliothécaire en 1885 seulement, après dix ans de stage.

    DELABORDE se retira en 1887, après avoir été Conservateur durant vingt-sept ans. Son successeur, Georges Duplessis, était là depuis longtemps (32 ans), et avait déjà beaucoup travaillé. Il était entré en 1853, à l'âge de 19 ans, simplement bachelier, comme surnuméraire de Duchesne aîné. A la différence de ses trois prédécesseurs, il n'est pas peintre, mais il est le gendre de Duval-Lecamus, lithographe sentimental de la Restauration Fils d'un Recteur d'Académie, il a une passion pour les gravures depuis sa jeunesse; peut-être fut-il plus attiré par l'image que par l'estampe; ce serait d'ailleurs un juste contrepoint à l'action de son prédécesseur qui, lui, était un historien des Maîtres de l'estampe, et avait eu tendance à mépriser les séries documentaires. Ami de Gavarni et des Goncourt, il avait de l'esprit et de la gaieté; on a conservé une lettre où les Goncourt lui écrivent d'Italie : « Y a-t-il toujours des désoeuvrés qui viennent vous déranger à votre comptoir pour vous demander que vous leur montriez des images? ». Il publia de très utiles inventaires de collections, notamment celui de la collection Hennin, et attacha son nom au Catalogue de la série des Portraits (commencé en 1886). C'est la partie de son oeuvre la plus critiquée ; ses successeurs lui ont beaucoup reproché de faire le catalogue par ordre alphabétique d'une collection classée dans ce même ordre, avec un détail qui ne s'imposait pas.

    La tradition orale raconte que Duplessis confiait la rédaction des fiches à une excellente personne (payée six centimes la fiche) fort peu préparée à ce travail, et qui signalait tranquillement comme anonyme tout portrait dont le nom d'auteur n'était pas inscrit lisiblement au-dessous. Nos anciens l'avaient connue âgée, pourvue d'une dent unique, mais continuant vaillamment ce travail qu'on décida d'interrompre vers 1910; M. Pognon l'a terminé rapidement et de façon plus normale; on devra un jour imprimer son répertoire sommaire.

    Duplessis avait réuni autour de lui plusieurs collaborateurs. L'un d'eux, Adrien Moureau « licencié en droit, chargé du Dépôt légal », devait terminer sa carrière assez tristement; il se cassa la jambe en tombant d'une échelle, et, comme on allait lui accorder une pension, il crut devoir la refuser, disant que lors de son accident, il travaillait pour lui et non pour l'Etat. Un autre, Alphonse Doire, était chargé du service photographique, mission à laquelle ne semblait pas le préparer sa qualité d'ancien élève de l'Ecole des langues orientales vivantes; néanmois, c'est à lui qu'on doit le bon classement de milliers de portraits-carte conservés autrefois dans des meubles à tiroirs auxquels on ne toucha plus pendant des années sinon pour les transférer d'un endroit à l'autre, ce qui eut pour résultat de renverser des boîtes, et de rendre un nouveau classement et une nouvelle présentation indispensables. Doire démissionna au bout de trois ans, car il avait été nommé interprète à Pékin en 1896.

    FRANÇOIS COURBOIN (1865-1925), qui devait succéder à Duplessis était un autre artiste, un illustrateur connu, un aquafortiste amateur de « cuisine », d'alchimie, ami de Buhot, et qui avait son atelier aux Estampes; cela ne l'empêchait nullement de travailler à de grands ouvrages, à son Histoire Illustrée de la Gravure en France, notamment.

    Coquel avait pris sa retraite en 1892. L'élément chartiste, donc « savant » et sérieux, était représenté par Bouchot et Guibert (1893). Henri Bouchot, remarquable travailleur, s'attaqua dès son entrée à un immense ouvrage paru en 1895 sous le titre de : Le Cabinet des Estampes. C'est un inventaire, volume par volume, de tous les recueils du Cabinet. Cet ouvrage fut publié, non par la Bibliothèque, mais par l'éditeur Dentu. Duplessis et ses autres collaborateurs accueillirent froidement ce merveilleux guide qui, pensaient-ils, allait permettre au public de se passer d'eux, et lorsqu'un lecteur le leur demandait, ils répondaient dédaigneusement : « Nous n'avons pas cet ouvrage ici; allez le consulter à la salle de lecture ». Bouchot avait commis là un crime de lèse-majesté; les fonctionnaires n'étaient plus seuls à connaître les richesses du Cabinet, et ils ne pourraient plus entendre les mots qui les chatouillaient si agréablement : « M. le Bibliothécaire, vous qui savez tant de choses... ».

    Plusieurs hautes personnalités traversèrent le Cabinet, n'y travaillant que quelques années : Emile Molinier, successeur de Courajod au Musée du Louvre, fut Attaché aux Estampes pendant à peine un an (1878-1879). Il donna sa démission, indigné de voir qu'on n'utilisait pas sa formation d'Archiviste de façon intéressante, et qu'on l'employait à classer la collection d'estampes sur les costumes et moeurs. Cette indignation nous valut un amusant petit pamphlet contre le Cabinet dans lequel il raille notamment une singulière division du travail : « Une des premières qualités requises pour devenir Employé au Cabinet des Estampes devrait être la possession d'une paire de biceps au-dessus de la moyenne, car ce sont les Employés eux-mêmes qui sont chargés d'apporter... les gigantesque volumes que les lecteurs expriment le désir de consulter. Pendant ce temps, les gardiens surveillent, en se permettant parfois des fantaisies culinaires dont le saucisson à l'ail n'est pas toujours banni ». Ces fantaisies culinaires n'étaient, d'ailleurs, pas uniquement le fait des gardiens, mais aussi celui des Bibliothécaires, tenus à déjeuner sur place, à qui on apportait dans une corbeille plusieurs gamelles superposées contenant leur repas, et dont la compétence gastronomique a été attestée par de nombreuses bouteilles de vin vides trouvées derrière les plus gros volumes, au fond des casiers, lors du déménagement de 1937. La brochure de Molinier est illustrée par son confrère aux Estampes, le peintre et lithographe Vidal, inconnu en France, mais très estimé aujourd'hui à New- York, où le Metropolitan Museum vient d'acheter de lui une suite de dessins représentant la vie française vers 1895 (commandée par Doucet).

    Et le public ? Nous avons déjà dit qu'aux artistes et aux collectionneurs se joignirent des érudits et des éditeurs à qui la photographie naissante donnait l'idée de reproduire les images du Cabinet ou de les utiliser dans leurs travaux : Sardou, les Goncourt et Taine, tous trois en 1860. En 1861, le jeune Renoir, recommandé par Gleyre, vient travailler pour le marchand d'éventails qui l'emploie. Et il se souvenait d'avoir vu Ingres discuter avec animation, en conversant avec un des bibliothécaires.

    Ajoutons un nombre important de couturières, de. dessinatrices de modes que nous montrent volontiers les eaux-fortes de Courboin. Elles se faisaient apporter selon les époques le Bon genre de Martinet ou le Monument du Costume de Moreau le Jeune, afin d'y trouver des inspirations pour la mode nouvelle. Ajoutons encore les dames de la « société » cherchant des idées de travestissements pour ces bals costumés qu'on adorait alors. La Vie Parisienne (20 juillet 1867) nous montre l'une d'elles, Mme de C. [Castiglione ?] entrant dans le Cabinet des Estampes : « Cinq minutes après le petit Chose arrive... Un quart d'heure se passe à s'étonner de la bizarre rencontre, on n'en revient pas, on n'en est pas encore revenu. Mais, malheureusement le coupé de Madame, stationnant à la porte de la Bibliothèque, est reconnu par tous les cols cassés de sa connaissance. C'est bientôt une irruption, un déluge d'amateurs d'estampes... Tout les biens-bons sont là. Parmi eux se trouve le peintre X qui propose à Mme de C. de chercher dans les collections un costume à choisir pour le prochain bal costumé. On fouille tous les recueils; on épuise Gaignières et la série des costumes orientaux. L'avis du peintre X est repoussé, c'est le petit Chose qui l'emporte.

    - Connaissais-tu ça, dit l'un de ces messieurs à son ami, étonné comme lui de se trouver là. - Ma foi non, j'avais toujours cru que c'était à l'Arsenal (sic).

    Enfin, Mme de C. finit par se dégager, je la vois passer à travers une haie vive de sigisbées; sa visite à la Bibliothèque n'aura pas été vaine, car elle aura fait plaisir à bien du monde».

    Citons de plus quelques personnages pittoresques : Delcourt qui réunit durant vingt ans une collection de prospectus, unique pour l'histoire de la réclame, comprenant 15.000 pièces, qu'il donnera au Cabinet en 1902, et aussi Laruelle «intéressé d'agent de change». Celui-ci commence en 1866 son « Mémorial des Dames », c'est une réunion de portraits de femmes sous forme de photographies, avec notices. Il découpe les portraits clans les revues les plus diverses, et il écrit à toutes les femmes qui jouent un rôle quelconque, soit par leur beauté, soit par leur action sociale ou politique, soit par leur union avec des hommes célèbres; il leur demande une photographie et une notice, spécifiant qu'il donnera sa collection au Cabinet des Estampes; en 1901, il a presque fini, et il a reçu des milliers de photographies avec des autobiographies charmantes d'ingénuité. Il colle tout cela dans des albums reliés à son nom, et il le montre à ses nouvelles victimes dans son appartement orné d'un lutrin à la taille de ses albums; à côté du lutrin, sur un fauteuil ancien, est étalée une robe à paniers. M. Laruelle vit seul, car il est devenu misogyne, mais sa seule vengeance envers le sexe faible consiste à classer ses portraits selon la date de naissance des personnages.

    Georges Duplessis meurt subitement en 1899, à 65 ans. Bouchot lui succède. Il a auprès de lui Raffet, Conservateur adjoint (Mort en 1910), et trois bibliothécaires : Courboin (entré en 1897), Riat (qui a remplacé Doire), Bruel (qui mourra en 1912); un jeune stagiaire vient d'entrer : P.-A. Lemoisne. Une époque nouvelle va commencer.

    1. GUIBERT (Joseph. - Le Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale, Parts, Le Garrec, 1926 retour au texte