Index des revues

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    Quelques contrats d'édition de Balzac

    Par Roger Pierrot

    (1) JE voudrais, à l'aide d'un cas précis, celui de Balzac, essayer de mettre en lumière quelques aspects de la condition de l'écrivain et du marché de la librairie au XIXe siècle. De 1822 à 1848, nous disposons de nombreux contrats signés par Balzac avec ses éditeurs. Ces contrats sont précieux à plus d'un titre, on insistera ici sur les renseignements qu'ils nous donnent pour l'histoire de l'édition. Ils nous apprennent de façon certaine les chiffres du tirage et les sommes perçues par l'auteur. La montée du tirage et des droits d'auteur est certes fonction du succès de l'écrivain, mais les chiffres de départ sont typiques de l'état de la librairie à une date donnée et l'on peut je crois, avec la prudence qui s'impose, pour une carrière qui s'étend sur plus d'un quart de siècle, tirer quelques leçons qui dépassent singulièrement le cas Balzac.

    Son premier roman, l'Héritière de Birague, « cochonnerie littéraire » - Honoré dixit - lui fut payé 800 francs par l'éditeur Grégoire-Cyr Hubert. Quelques mois plus tard, le 22 janvier 1822, Balzac signait avec le même éditeur un contrat pour un nouveau roman Clotilde de Lusignan. Ce contrat a été publié par Marcel Bouteron (2) .

    Clotilde de Lusignan, roman en 4 volumes in-12, est cédée au prix de 2.000 francs, le tirage sera de 1.500 exemplaires, plus les mains de passe. Les annonces à insérer dans six journaux sont aux frais de l'auteur qui recevra six exemplaires du roman aussitôt après la mise en vente. En cas de seconde édition, l'éditeur paiera à son auteur la même somme. Pour une troisième édition, l'auteur est libre de traiter avec une autre maison d'édition à la condition que les éditions publiées par Hubert soient entièrement vendues.

    Ce contrat étant ainsi brièvement résumé, il convient d'attirer l'attention sur le détail de certaines clauses. Il s'agit d'un roman en 4 volumes in-12. En 1822, le roman n'avait pas droit au format noble de l'in-8°, la typographie était très espacée ; les 52 feuilles de Clotilde de Lusignan (1288 p.), dans une typographie moderne tiennent aisément en un volume in-16 de 320 p. Le division en 4 volumes était imposée par les cabinets de lecture qui louaient chaque volume séparément. Plus tard, quand l'in-8° l'emporta avec les romans en 2 volumes, certains cabinets, pour garder le même profit, n'hésitèrent pas à couper les volumes en deux pour continuer à louer un roman en quatre fois.

    Le prix de vente était de 10 fr. par exemplaire (3) . Soit une affaire de 15.000 fr. pour l'édition entière. Sur ces 15.000 fr., l'auteur devait toucher 2.000 fr. Pourcentage supérieur aux contrats à 10% de l'édition contemporaine. Mais les conditions de paiement sont particulièrement intéressantes.

    Balzac toucha 500 fr. à la signature du contrat. Avance de 25%, c'est honorable. Oui, mais cette avance n'était pas en argent liquide. Un billet de 250 fr. était payable fin novembre 1822 (10 mois après la signature), un autre de même valeur un an après la signature. Remarquons que le roman ayant été mis en vente fin juillet 1822, 4 mois après, l'auteur n'avait pas touché un sou.

    500 fr. viendront quand 1.200 exemplaires seront vendus ; 1.000 fr. quand il ne restera que 100 exemplaires. Mais tous ces paiements seront faits avec des billets à ordre payables six mois après la date d'émission.

    Nous touchons ici à une des plaies de la vie économique de la Restauration et de la Monarchie de Juillet : le billet à ordre ; expédient rendu nécessaire par une circulation fiduciaire insuffisante. On règle le plus souvent en billets payables à trois, six mois ou un an. Pour avoir de l'argent immédiatement il faut négocier le billet à des taux usuraires de 15 à 20% ...

    Ce premier contrat très avantageux en apparence ne fut certainement pas une bonne affaire pour l'auteur.

    Quelques années plus tard, le 15 janvier 1829, nouveau contrat conclu avec Urbain Canel et Latouche pour le premier roman que Balzac signa de son nom : Le Dernier Chouan :

    « Monsieur Honoré Balzac cède, vend et transporte à MM. de Latouche et Urban Canel le droit d'imprimer et publier la première édition de son livre intitulé Le Dernier Chouan ou La Bretagne en 1800, romain à quatre volumes indouze, tiré à 1.000 exemplaires, moyennant la somme de mille francs qu'il reconnaît avoir reçue comptant. La seconde édition ne pourra être faite par l'auteur que deux ans après la publication de la première, à moins qu'à cette époque il reste aux éditeurs moins de cent exemplaires du dit roman.

    Fait triple et de bonne foi à Paris, le quinze janvier mil huit cent vingt-neuf.

    Appprouvé l'écriture ci-dessus

    • U. Canel
    • H. de Latouche. » (4)

    Le roman ayant été vendu 12 fr. (2400 fr. de notre monnaie) les droits d'auteur représentaient 8 %. En apparence l'affaire était moins bonne que la précédente, mais Balzac était payé comptant sans avoir à s'inquiéter des aléas d'une vente qui fut difficile.

    Deux années passent, le renom de Balzac va croissant ; le 17 janvier 1831, il signait le contrat suivant :

    « Entre les Soussignés

    Honoré de Balzac, homme de lettres, demeurant à Paris, rue Cassini n° 1, d'une part

    et MM. Charles Gosselin, libraire dem[euran]t à Paris, rue St-Germain-des-Prés, n° 9.

    Urbain Canel, libraire demeurant à Paris, rue J.-J. Rousseau, n° 16. Il a été convenu ce qui suit

    M. de Balzac vent à MM. Gosselin et Canel la première édition d'un ouvrage intitulé la Peau de chagrin, formant 2 vol. in-8° de 22 à 23 feuilles chaque, dont le manuscrit leur sera livré feuille à feuille d'ici au 15 février prochain au plus tard. Cette première édition sera tirée à sept cent cinquante exemplaires avec les mains de passe double : cette session a lieu moyennant la somme de onze cent vingt cinq francs, payable un quart comptant à la remise de la 10e feuille, un quart huit jours après la mise en vente et la moitié à trois mois.

    Il sera remis à M. de Balzac douze exemplaires gratis mais ils seront tirés en sus ainsi que treize autres destinés aux journaux.

    En cas de seconde édition, MM. Gosselin et Canel auront la préférence sur toute offre qui pourrait être faite à M. de Balzac.

    Fait triple à Paris le 17 janvier 1831.

    • U. Canel
    • approuvé Gosselin
    • approuvé de Balzac » (5)

    Balzac a obtenu le format in-8°, l'édition marquée 15 fr., ce qui représentait 10 % pour l'auteur, fut mise en vente le 1er août et épuisée en moins d'un mois. Le 22 août, un nouveau contrat était signé pour une deuxième édition de la Peau de chagrin suivie de Contes philosophiques - édition en 3 volumes in-8° tirée à 1.200 exemplaires. Balzac toucha 4.000 fr. (1.000 francs comptant, le reste en billets à dates rapprochées). Le succès était venu, l'auteur pouvait être plus exigeant.

    Dans les années qui suivirent, la librairie française, aiguillonnée par la sévère concurrence de la contrefaçon belge, chercha à augmenter les chiffres de tirages en abaissant les prix de ventes. Vers 1838-1840 apparaissent les volumes à typographie compacte de format in-18 ou in-8°. Ainsi les Oeuvres complètes de Balzac - La Comédie Humaine - firent l'objet d'un contrat conclu le 20 octobre 1841 entre Balzac et un consortium de libraires. L'édition fut réalisée en de gros in-8° de 500 à 600 pages en typographie serrée avec des illustrations hors-texte. Le prix de vente était très bas : 5 fr. le volume (1.000 fr. de notre monnaie et ici les prix étaient inférieurs à ceux pratiqués de nos jours). Tirage de chaque tome 3.000 exemplaires ; droits d'auteur 50 centimes par exemplaire (10 %) mais Balzac toucha 15.000 fr. d'avances sur son pourcentage, c'est-à-dire son pourcentage sur 30.000 exemplaires vendus. L'édition comprit 17 volumes (51.000 exemplaires) et se solda par un déficit pour les éditeurs de Balzac. Leurs successeurs se sont bien rattrapés depuis-

    1. Communication faite à la réunion de l'A.B.F., à l'Ecole des Chartes, le 20 Juin 195T. retour au texte

    2. M. Bouteron, Etudes balzaciennes, Paris Jouve, 1954, p. 57-59 retour au texte

    3. Tous les prix donnés ici doivent être multipliés par 200. Clotilde coûtait 2.000 fr. de notre monnaie, le livre était un objet de luxe. retour au texte

    4. F. Ségu, Un Maître de Balzac méconnu, H. de Latouche, Paris, les Belles Lettres 1928, p. 57. retour au texte

    5. Bibliothèque Spoelberch de Lovenjoul, Ms. A. 268, fol. 72. retour au texte