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Une Bibliothèque d'Afrique noire : Saint-Louis du Sénégal

1958

    Une Bibliothèque d'Afrique noire : Saint-Louis du Sénégal

    Par Catherine Hirsch-Pécaut

    Au moment où l'Afrique Occidentale Française marche à grands pas vers l'autonomie interne et où « l'africanisation » va être réalisée effectivement, les bibliothèques publiques, instruments d'éducation et de culture vont prendre une importance croissante. On sait que depuis la promulgation de la « loi-cadre » en mai 1957, les Africains sont appelés à participer de plus en plus à la gestion de leur pays. A tous les échelons, dans tous les domaines : politiques, administratifs, techniques, les élites locales vont progressivement assumer la relève des cadres de la Métropole. Plus que jamais elles auront besoin de compléter une culture souvent insuffisante ou fragmentaire, de préciser des connaissances qui restent trop théoriques, de profiter de l'expérience acquise lentement par des nations plus anciennes au prix de nombreux tâtonnements. La tâche est considérable, car il faut non seulement former les élites qui prendront les commandes, mais sortir la masse de son ignorance pour lui permettre de participer effectivement à l'édification du pays.

    Il est frappant de constater à quel point le désir de s'instruire est répandu dans toutes les couches de la population. Je me souviens d'un garde-cercle en faction devant la porte du Gouverneur : cet homme de la brousse, dont le visage portait les cicatrices rituelles, était assis, le sabre entre les jambes et épelait à haute voix « Mamadou et Binéta », l'abécédaire des écoles locales. A un stade supérieur on constate une grande affluence à tous les cours du soir. Mais c'est encore dans les bibliothèques publiques que se manifeste de la façon la plus marquante cette soif générale d'instruction.

    Dans un numéro du Bulletin des Bibliothèques de France (1) , le docteur Hahn a exposé le problème des bibliothèques en Afrique, à Dakar notamment. Vivant moi-même à Saint-Louis depuis plusieurs années, je voudrais donner quelques précisions sur le cas particulier de la vieille capitale de Faidherbe.

    Saint-Louis est pour l'instant une double capitale administrative, cheflieu du Sénégal et de la Mauritanie. C'est essentiellement une ville de fonctionnaires, métropolitains et africains. Ce double rôle ne lui est sans doute plus dévolu pour longtemps puisque la capitale du Sénégal sera transférée prochainement à Dakar et que celle de la Mauritanie va s'installer dans quelques années à Nouakchott, sur le sol mauritanien. Il n'en restera pas moins Saint-Louis, ville de 50.000 habitants (2) , riche de traditions et d'histoire - et possédant plusieurs établissements du second degré : un lycée de 1.500 élèves, deux collèges modernes et un collège technique, soit plus de 2.000 élèves. Lorsque Saint-Louis ne sera plus le siège des gouvernements, cette cité continuera à jouer un rôle de premier plan dans le territoire. Elle restera un haut lieu de culture africaine qui fournira au pays une grande partie de son élite.

    Si l'on ne tient pas compte de quelques bibliothèques privées qui touchent un public très restreint (bibliothèque du Cercle des officiers, du Centre catholique, de la Maison des jeunes, etc.), la seule bibliothèque de la ville est celle de l'Institut Français d'Afrique Noire (I.F.A.N.).

    C'est une bibliothèque publique de consultation sur place et de prêt. Installée depuis trois ans, grâce à l'action persévérante de M. Duchemin, dans les bâtiments neufs de l'LF.A.N., elle exciterait l'envie de bien des bibliothécaires de la Métropole. Des fenêtres de l'Institut, dressé tel une figure de proue à la pointe de l'île, on découvre Saint-Louis et le fleuve, inchangés depuis que Loti les a décrits dans Le roman d'un spahi. La bibliothèque fait partie d'un ensemble culturel qui comprend également un musée, des laboratoires d'histoire naturelle, une salle de conférences. La salle de lecture, en demi-cercle, gaie et « fonctionnelle », peut recevoir quatorze lecteurs, ce qui s'est vite révélé insuffisant. La salle de travail de la bibliothèque communique à la fois avec la salle de lecture et avec les magasins. Ceux-ci abritent environ 14.000 volumes et quelques centaines de périodiques, rangés sur des rayonnages métalliques des plus perfectionnés.

    Les collections de la bibliothèque résultent de la réunion des anciens fonds des gouvernements du Sénégal et de la Mauritanie, de l'Institut français d'Afrique Noire et de l'ancienne bibliothèque publique. De précieux ouvrages anciens, relations de voyages, explorations et histoire locale, constituent le trésor de la bibliothèque (certains auraient été laissés par les Anglais après leur départ du Sénégal en 1816). Je citerai la Géographie de Ptolémée, édition de 1562 (3) , la Description de l'Afrique, par Dapper, ornée de pittoresques gravues (4) , l'Afrique, de Marmol, publiée en 1667 (5) , l'Histoire naturelle d'Adanson, ouvrage rare (6) . La Nouvelle relation de l'Afrique occidentale prouve que le Père Labat n'avait pas les mêmes scrupules que les géographes contemporains puisqu'il avoue dans sa préface : « J ' ay vu l'Afrique, mais je n'y ay jamais mis le pied, et j'aurois été très fâché de m'aller promener sur les côtes où je me suis trouvé... Je ne parleray donc de l'Afrique que sur la foy d'autruy et sur des mémoires... » (7) . Les Esquisses sénégalaises, de l'Abbé Boilat forment avec leur atlas de planches en couleurs un document vivant et important (8) . Les oeuvres de Durand, de René Caillé, de Faidherbe font de la bibliothèque un instrument de travail pour l'étude de l'histoire de la colonisation. Je mentionnerai enfin l'existence à l'I.F.A.N. de l'édition royale de l'Histoire naturelle de Buffon.

    A côté de ces livres rares qui ne sont pas mis en circulation, la bibliothèque possède une importante collection d'ouvrages scientifiques : sciences naturelles, ethnographie, géographie, etc. (6.000 volumes environ) ce qui correspond à la vocation primitive de l'I.F.A.N. et un grand choix de romans et d'ouvragés de vulgarisation (6.000 volumes). Depuis quelques années d'ailleurs la bibliothèque a accusé son caractère de bibliothèque de lecture publique et les livres nouveaux s'adressent à un public de plus en plus large.

    Les lecteurs se divisent en deux catégories : les uns empruntent les livres à domicile moyennant le versement d'une légère caution (250 fr.-CFA par livre scientifique, 100 fr. par roman) les autres consultent sur place. Il s'agit de deux publics assez différents.

    Les quelques 600 abonnés se recrutent essentiellement parmi les fonctionnaires métropolitains et africains, mais de plus en plus s'y ajoutent des étudiants. C'est un public qui lit surtout pour se distraire comme le montrent les statistiques : en 1956, il est sorti 6.350 romans et assimilés et seulement 500 livres dits scientifiques. Il est intéressant de connaître le choix des lecteurs africains qui est assez différent de ce que l'on pourrait imaginer à priori : les livres d'actualités, qu'il s'agisse des oeuvres littéraires ou des ouvrages d'information, ont relativement très peu de succès. Les lecteurs recherchent surtout les études sur l'Islam ainsi que les livres qui parlent du Sénégal. Les contes et légendes d'Afrique qui ont été adaptés en français d'après les traditions orales du pays connaissent un succès considérable. Il en est de même des auteurs africains contemporains dont les romans ont également été accueillis favorablement en France. Il est inattendu de constater le goût des Africains pour les classiques français et spécialement pour Victor Hugo et Alexandre Dumas. De ce dernier on ne lit pas seulement Les Trois Mousquetaires ; beaucoup demandent ses oeuvres complètes en commençant par le premier volume et en finissant par le dernier. N'est-ce pas une preuve de la vitalité de la culture française que d'avoir à faire apprécier par les jeunes Sénégalais les auteurs favoris de nos bibliothèques municipales.

    Le public qui vient consulter les livres sur place se compose surtout d'étudiants et d'écoliers, souvent très jeunes, attirés soit par des ouvrages scolaires ou parascolaires, soit par la littérature enfantine : légendes sénégalaises, etc. Comme en France, Robinson Crusoê est un des favoris. En 1956, 6.300 livres de toutes les catégories ont été lus sur place. Ce nombre a été largement dépassé en 1957. Les journaux et les revues sont également très demandés.

    Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des bibliothèques municipales, à l'I.F.A.N. les lecteurs n'ont pas l'accès aux rayons et doivent recourir aux fichiers, fichier auteurs et fichier matières établi selon la classification décimale. Peu familiarisé avec leur emploi plus d'un lecteur bute et renonce à chercher. On l'imagine facilement quand on sait combien les utilisateurs des bibliothèques de France sont déroutés par les fichiers.

    Deux bibliothécaires se partagent les tâches : dans la salle de lecture un bibliothécaire sénégalais, M. Cissé, formé autrefois à Dakar, est en place depuis 1928. Une bibliothécaire européenne, Mme Dubois, s'occupe des achats, des entrées et du catalogage ; elle s'efforce de développer la bibliothèque, d'intéresser les jeunes (fichier de livres pour enfants, vitrines, etc.). En 1956, 525 ouvrages nouveaux sont entrés à la bibliothèque, dont 143 romans, 134 livres de vulgarisation et 248 ouvrages d'étude. En 1957, 125.000 fr.-CFA environ ont été consacrés à l'achat de livres, 50.000 fr. aux revues et 100.000 fr.-CFA à la reliure. Grâce au discernement de la bibliothécaire le choix est judicieux et correspond bien aux désirs des lecteurs ; sa tâche est cependant difficile puisque, cantonnée dans son bureau, elle n'a que rarement des contacts avec le public.

    Très prochainement le problème du recrutement va se poser, lorsque le bibliothécaire actuellement en service prendra sa retraite ou lorsque sa collaboratrice partira en congé. Malheureusement rien n'est prévu pour assurer la relève puisqu'on ne forme pas actuellement de bibliothécaires africains. Il est probable que le poste sera confié à un profane ou, dans les circonstances les plus favorables, à un instituteur. C'est d'autant plus regrettable que le bibliothécaire a un rôle essentiel dans la bonne utilisation d'une bibliothèque de lecture publique. Il doit être d'autant plus compétent et dévoué que le public est moins éduqué. Le métier de bibliothécaire ne s'improvise pas et il est urgent de former des bibliothécaires africains munis du bagage technique et du minimum de culture indispensables et conscients de l'ampleur de leur tâche : le bibliothécaire ici, plus qu'ailleurs, a un rôle à jouer, pédagogique et social. Il doit guider, conseiller, éduquer, contribuant ainsi à l'édification de son pays.

    Ces problèmes se posent avec encore plus d'acuité dans le reste de l'A.O.F., puisqu'en dehors du Sénégal, il n'y a rien de comparable à la bibliothèque de Saint-Louis. Il ne faudrait d'ailleurs pas limiter l'effort aux centres urbains mais toucher rapidement les villages de brousse par des dépôts tournants de livres, complétant ainsi l'action des services de l'éducation de base. En 1958, il n'est pas admissible de ne pouvoir satisfaire le désir le plus légitime, celui de lire et de s'instruire.

    Certains Africains ont d'ailleurs pressenti l'importance de ces questions. C'est ainsi qu'à Saint-Louis, l'archiviste de la Mauritanie, M. Dadzié, vient de lancer une « Association pour le développement des bibliothèques publiques en Afrique», présidée par le ministre de l'Education et de la Culture du Sénégal. Il faut espérer que cette association attirera l'attention des autorités sur ces problèmes et spécialement sur l'urgence de la formation des cadres compétents. Son action pourrait utilement s'inspirer des cours organisés par l'Association des Bibliothécaires Français pour les responsables des bibliothèques populaires.

    1. Bulletin des Bibliothèques de France, I, n° 7-8, juillet-août 1956. retour au texte

    2. 1.500 Européens environ résident actuellement à Saint-Louis. retour au texte

    3. Geographia Cl. Ptolemaei Alexandrini. - Venise, 7e éd., 1562. In-4°, pl. retour au texte

    4. Dapper (O.). - Description de l'Afrique, traduite du flamand. Amsterdam, 1686. In-8°, fig., pl., cartes. retour au texte

    5. L'Afrique, de Marmol, de la traduction de Nicolas Perret, sieur d'Ablancourt. - Paris, L. Billaine, 1667, 2 vol., in-4°. retour au texte

    6. Adanson (Michel). - Histoire naturelle du Sénégal. Coquillages, Paris, C.J.B. Bauché, 1757, in-4°, cartes, pl. retour au texte

    7. Labat (Abbé Jean-Baptiste). - Nouvelle relation de l'Afrique occidentale. Paris, G. Cavelier, 1728. 5 vol. in-12, cartes, pl. retour au texte

    8. Boilat (Abbé P.-D.). - Esquisses sénégalaises. Paris, P. Bertrand, 1853. In-8°, atlas. retour au texte