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Travaux personnel et obligations professionnelles

1959

    Travaux personnel et obligations professionnelles

    La nostalgie d'un conservateur d'estampes au XVIIIe siècle

    Par Jean Adhémar

    Le 8 avril 1781, M. Hugues Adrien Joly, Garde des Estampes de la Bibliothèque Royale, se sentant triste et affligé, en faisait la confidence à un ami. Il n'avait pourtant pas de soucis familiaux ; son fils grandissait, il avait « fait d'assez bonnes études, un cours de dessin » et il allait avoir la survivance de sa place à la Bibliothèque (« Nous tirons tous les deux sous ce joug qui m'est aimable»); sa femme, qu'il aimait tendrement, n'était pas encore malade et il vieillissait avec elle « comme Philémon et Baucis, au coin du feu ». Il avait d'excellents amis, intéressants et agréables, Cochin, l'abbé de Saint-Non, Mariette. Il menait avec eux une vie « philosophique ».

    II était très bien vu à la Cour. Madame Adélaïde avait visité le Cabinet des Estampes le 7 novembre ; elle s'y était amusée « comme une Reine. Cette Princesse m'a déposé un petit dessin, paysage, à la plume, de sa main. Je lui ai montré de la gravure dans les trois époques : son origine, ses progrès sous François Ier, son triomphe sous Louis XIV par Gérard Audran et Drevet, puis notre unique recueil d'Histoire Naturelle en miniatures et, pour terminer la séance, des dessins sur le costume, vêtements, usages, etc. de notre Monarchie. Son remerciement a été de dire qu'elle s'arrachoit de ce Cabinet avec grand regret. » La Dauphine avait annoncé son intention de venir, elle aussi, « tout exprès », avec le Dauphin, M. le Comte d'Artois et sa femme et, le 26 janvier 1774, Joly préparait déjà le discours qu'il allait faire à ses illustres visiteurs : il allait « retracer à notre admirable Dauphine combien nos amateurs, Rois, Princes et autres nobles, seront flattés de mêler leurs ouvrages avec ceux de cette Princesse... » c'est-à-dire lui demander un dessin pour la série dite de Dessins d'amateurs. Le Prince de Falkenstein (l'Empereur) était venu également, et avait regardé avec intérêt « une longue frise représentant les aînés de la maison de Bavière », et comme Joly prenait « la liberté de paraître étonné » de sa facilité à en lire les légendes, « aussi, me dit-il avec beaucoup de bonté : il y a peu d'Allemands qui lisent aussi aisément que moi notre vieux langage » (9 janvier 1780).

    Joly allait recevoir en 1782 le Comte et la Comtesse du Nord qui montreront « leur aptitude et leur goût pour les choses belles et rares ». Le Prince « a eu la bonté de m'apprendre une anecdote sur un petit tableau d'oratoire qui m'est venu depuis peu de Saint-Pétersbourg. C'est un prélat grec-russe qui invoque la Vierge et que je prenois pour un patriarche. Non, me dit ce Prince, c'étoit un homme plein de bonnes moeurs que nous nommons Saint-Serge... ».

    Que manque-t-il à ce fonctionnaire sérieux et zélé, qui semble comblé, pour être heureux? Il lui manque du temps, il va nous le dire, et le loisir de composer de grands ouvrages comme ses amis, et spécialement comme le baron de Heinecken à qui il écrit la lettre (2) du 8 avril 1781 dont nous extrayons les passages qui suivent :« ... Vous me demanderés peut-être à quoi je m'occupe? à prendre des années et des infirmités ; à faire sans cesse les honneurs du Cabinet du Roi ; à solliciter des fonds pour l'augmenter de plus en plus. Je consomme une grande partie de mon tems à être utile aux jeunes étudians ; à ceux qui font des Recherches sur des sujets d'histoire, de portraits, de costumes ; même encore à l'humanité souffrante qui parfois n'a pas lieu de se repentir de s'être servi de moi comme échellon. J'ai le bonheur de penser comme pensoit en grand et au physique l'illustre Comte de Caylus qui disoit : qu'il étoit même beau d'obliger des ingrats. Ce qui me fâche souvent c'est de perdre mon tems avec beaucoup d'élégans de la Cour et de la Ville, que je ne veux pas laisser sortir du Cabinet sans les avoir ramenés au moins par l'apparence, sur indifférence ou aveuglement pour ces arts dont ils ignorent même le mérite du méchanisme, que je leur pardonne jusqu'à un certain point, mais dont je ne leur fais point de grâce quand cela attaque leur première éducation, histoire, science, poësie. Quant au tems qui me reste, je l'emploie à cotter et arranger classiquement les nouvelles acquisitions ; puis à grossir mon catalogue des noms de tous les artistes peintres, sculpteurs, graveurs, architectes et autres adhérants, avec l'explication la plus laconique de chaque morceau, le tout précédé du petit extrait de leur vie, dattes de mort, naissance et du lieu. Je cherche à vous imiter ; mais je déplore de n'être pas tout entier à moi comme le sont et l'ont été mes maîtres, Vous, cher et scavant Baron, vous docte Mariette ; vous de Piles, Félibien, Dargen-ville. Je suis un téméraire d'oser me mesurer à vous, Messieurs, sachant que : non licet omnibus adire Corynthum. J'en conviens : pour bien faire la besogne du Cabinet d'un souverain tel que celui que vous avés formé à Dresde, et celui d'un Roi de France, il faudroit être tout ce que je viens de nommer, être encore ce Dieu indien dont la tête commandait à ses cent bras. Or, vous m'avés trouvé seul avec un vieux soldat ; encore n'étoit-il pas né pour ce genre de combat ; ce vieux et pieux soldat est mort l'année passée ; c'est mon fils qui le remplace... »

    Ainsi Joly a plusieurs sujets de tristesse : le premier est le manque d'aide, le peu de personnel dont il dispose, l'absence d'aides qualifiés puisqu'il n'a à sa disposition qu'un vieux et pieux soldat, ce qui l'empêche de faire le travail de sa charge pour lequel il aurait besoin de « 3 ou 4 commis ».

    Il rédige l'Inventaire général du Cabinet des Estampes du Roi, encore conservé en manuscrit, qui a été en usage jusqu'à la Restauration, et sur la première page duquel il a pris soin d'écrire qu'il l'a commencé en 1779, « pendant mes vacances », et qu'il espérait terminer dans l'année. Cet inventaire lui donnait de grands soucis car les artistes répertoriés ne lui fournissaient guère les éléments nécessaires. Dans une lettre au même Heinecken il regrette de constater qu'ils se prêtent de mauvaise grâce aux enquêtes qu'il fait sur leur compte et aux questions qu'il leur pose : Ce sont souvent « des gens si baroques, pour ne pas dire plus, que j'ai rencontré de ce monde-là à qui poliment je demandais son nom de baptême, le lieu et la date de sa naissance ; les plus honnêtes me disoient qu'ils n'en savoient rien, d'autres me répondoient brutalement que j'étois bien curieux, que sans doute c'étoit pour leur faire honneur et pour les placer dans un catalogue d'hommes célèbres, tels que les Drevet, les Nanteuil, les Edelinck et autres. J'en ai trouvé à qui j'avois offert mon dîné, et qui l'ont trouvé bon, qui sont encore à m'apporter la note qu'ils me promettoient. Il faut aimer les arts autant que nous les aimons, vous et moi, pour ne pas envoyer tout au diable et de plus c'est une besogne qu'on ne peut pas donner à faire au premier venu. »

    Mais le second sujet de tristesse et le plus intéressant est que Joly n'a pas le temps de travailler pour lui-même, et d'écrire, lui aussi, des histoires de la gravure. Il s'en plaint le 9 mai 1776, de façon plaisante, au même correspondant :« Vous êtes admirables, Messieurs les Curieux, mais il arrivera que vous me ferés atteindre à ma dernière heure sans que j'aie produit une page d'impression, puis je mourrerai couvert de blâme par les méchants qui ne s'occupent qu'à fondre sur ceux qui ont été serviables ou secourables. Heureusement que dans l'autre monde j'aurai la hardiesse de récriminer, et je crierai à tue-tête, que ni Dieu le Père, ni Dieu le Fils, non plus que le grand Moyse n'ont jamais rien mis sous presse ni sur le papier. »

    La question est d'actualité et nombre de Conservateurs de Musées et de Bibliothèques expriment maintenant le même regret : ils sont à pied d'oeuvre et cependant sont trop absorbés par leurs obligations professionnelles pour pouvoir rédiger des travaux personnels. La question est-elle si grave que le dit Joly? Est-il impossible de travailler pour soi? Un des successeurs de Joly, Duchesne aîné, qui fut un des premiers à s'intéresser à l'imagerie a, à son actif, une bibliographie de plusieurs centaines de titres, ce qui ne l'a nullement empêché d'annoter et de classer des milliers de pièces du Cabinet sur lesquelles on reconnaît encore son écriture. D'ailleurs, les fonctionnaires comme Joly ne sont-ils pas rétribués par l'Etat pour faire ces travaux d'inventaires et de catalogues dont le public a besoin et qu'ils peuvent seuls réaliser? Est-il indispensable pour leur gloire qu'ils fassent des travaux personnels ou qu'ils pensent avec nostalgie, avec un sentiment parfois de culpabilité, à ceux qu'ils n'auront pas réalisés?

    1. Ce texte a été publié, sous une forme un peu différente dans le Vieux papier, oct. 1958. retour au texte

    2. La visite du Comte du Nord, accompagné de la Comtesse, eut lieu le 2 juin 1782 ; elle dura de midi et demi à 2 heures. Cf. aux Archives du Département, n° 290, deux communiqués de presse sur cette anecdote. Nous extrayons ces passages et ceux qui nous ont permis de donner les renseignements qui précèdent, d'un recueil manuscrit de 30 lettres autographes de Joly à Heinecken (1772-1789) acquises en 1911 de M. Karl Ernst Henricy, de Berlin, et que Courboin, qui avait sûrement le projet de les publier, a fait relier sous la cote Ye 137. Heinecken, Conseiller de S.A.E. de Saxe, Directeur général de ses Académies, à Dresde, était occupé à rédiger son Dictionnaire des Artistes dont nous avons des estampes avec une notice détaillée de leurs ouvrages gravés, rédigé en allemand, puis traduit en français, ouvrage remarquable pour l'étude des peintres graveurs et des peintres dont on possède des reproductions, dont quatre volumes seulement parurent de 1778 à 1790. retour au texte