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Le commerce de la gravure en France au XVIIe siècle

1959

    Le commerce de la gravure en France au XVIIe siècle

    René Guérineau

    Par Roger-Armand Weigert

    Des le XVIe siècle, le commerce de la gravure commence à se développer en France, à avoir ses lois et ses spécialistes. Souvent graveurs eux-mêmes, ces derniers furent aussi de véritables commerçants, des chefs d'équipes, d'entreprises, qui se bornèrent à faire travailler et stimuler des graveurs à leurs gages.

    Selon des traditions encore respectées et héritées du Moyen Age, les éditeurs d'estampes eurent tendance à se grouper dans les grandes villes et plus particulièrement à Paris. Etablis d'abord sur la rive droite, du côté de la rue Montorgueil, ils commencèrent ensuite à émigrer sur la rive gauche, non loin de la Sorbonne. Ils s'intallèrent ainsi le long de la rue Saint-Jacques, voie fréquentée, voie de pèlerinages où les chalands devaient être nombreux. Spécialisés, à l'occasion, dans les publications de scènes populaires, de pièces qui montraient des scènes de la vie quotidienne ou qui relevaient de l'actualité, leur production devait constituer une catégorie d'estampes englobant l'imagerie ; elle sera surtout prospère à partir de la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle.

    Malgré quelques lacunes, des dates à réviser et des conclusions parfois un peu déconcertantes, le travail de J.-L. Duchartre et de René Saulnier, paru en 1944, offre d'utiles et appréciables précisions sur les graveurs ou les éditeurs de la rue Saint-Jacques jusqu'au XIXe siècle. D'autre part, un intéressant ouvrage de François Courboin, conservateur du Cabinet des Estampes, daté de 1914, apporte d'utiles précisions pour le XVIIIe siècle. Elles concernent davantage, d'ailleurs, les techniques de la gravure, la biographie et les publications des artistes que le commerce de la gravure proprement dit.

    Passant du XVIIIe au XVIIe siècle, on s'aperçoit sans tarder que l'on est beaucoup moins bien renseigné, malgré plusieurs études très générales. Et cette lacune, que nous espérons combler un jour, est d'autant plus à regretter que l'étude du commerce de la gravure au XVIIe siècle est susceptible d'apporter de nombreuses indications sur les influences étrangères, italiennes ou flamandes, les thèmes religieux ou profanes qui caractérisèrent révolution et l'essor des estampes au XVIIe siècle et plus particulièrement des estampes antérieures à l'apparition de l'Académisme. Ceci, du reste, a déjà été indiqué par la publication dans La Gazette des Beaux-Arts, en 1953, de documents sur les deux premiers Mariette et sur François Langlois, dit Ciartres. Tous trois, comptèrent parmi les principaux éditeurs parisiens de gravures avant 1670 approximativement.

    Par l'étude de ces documents inédits, par les commentaires suscités, on a vu comment les Mariette et Langlois, dit Ciartres, surent faire parmi leurs publications, une large place aux tendances en train de s'affirmer et comment ils en favorisèrent, la diffusion. Il aurait été cependant appréciable de pouvoir préciser par quels moyens ils parvenaient à intéresser leur clientèle habituelle aux modifications de l'esthétique. Leur imposaient-ils leurs goûts ou, au contraire, se bornaient-ils à adapter leurs publications aux demandes qui leur étaient faites? De toute façon, il est à présumer qu'ils agirent en marchands, non sans adresse, ni même une certaine finesse, comme devait agir, vers la fin du siècle, Nicolas I Langlois, un autre éditeur de la rue Saint-Jacques, dont, il existe une lettre inédite publiée, voici bien longtemps dans /'Amateur d'Estampes, par un jeune attaché à la Bibliothèque Nationale.

    Cette adresse, cette finesse renforcées par un sens de persuasion développé, par un bagout dont les derniers camelots de notre époque ont hérité des ultimes bribes, paraissent avoir été les principaux atouts de certains marchands d'estampes du XVIIe siècle. On ne saurait en douter ; il existe, en effet, un document imprimé qui nous a transmis le monologue du parfait « vendeur d'images », devenu ainsi un type parisien représentatif comme les « marchands de galanterie », du Palais, les « Secrétaires des Saints-Innocents» ou même « les servantes qui ferrent la mule », expression plus imagée peut-être que « faire danser l'anse du panier », mais dont le sens est le même.

    On trouve ces divers textes « exhaustifs » dans le Paris burlesque, par le sieur Berthaud, dont la première édition date de 1650 ou 1652. L'opuscule, qui appartient à la littérature réaliste et populaire en faveur vers le milieu du XVIIe siècle eut un succès prolongé. On en retrouve une dernière édition, baptisée La Ville de Paris en vers burlesques qui aurait été publiée à Troyes en 1714, elle est également augmentée de la Foire de Saint-Germain par le sieur Scarron (1) .

    Cent vingt vers, approximativement, dans le genre sans doute de ceux que Mascarille proposera bientôt, élaborés pour mettre l'Histoire romaine et rondeaux, sont consacrés au «vendeur d'Images», de «Marmousets de papier ».

    L'entrée en matière apprend sans tarder que cet illustre personnage se nommait « Monsieur Guerineau ». Son nom, que l'on trouve sur différentes pièces facétieuses consacrées notamment aux Espagnols est parfois orthographié « Gerineau » et même « Guerigniau ». L'oeuvre de Guerineau est mince au Cabinet des Estampes et ne comprend qu'une pièce. D'autres morceaux figurent cependant dans la Collection Hennin ou dans les dossiers dits suppléments non reliés, et, portent généralement l'excudit de « Gueri-neau », établi « soub les charniers Sts Innocents ». Grâce au Fichier Laborde, conservé au Département des Manuscrits, si précieux parfois pour élucider la biographie de bien des graveurs ou des éditeurs peu connus, on apprend, d'autre part, que René Guérineau, « marchand en taille douce » logeait en novembre 1635 sur la paroisse Saint-Eustache. Au mois d'avril 1638, il avait déménagé et habitait rue Troussevache, paroisse Saint-Jacques la Boucherie (2) . Par la suite, Guerineau transporta ses éventaires sur les charniers Saints Innocents, à l'enseigne de la Fortune, ainsi qu'il va nous l'apprendre dans un instant. Car le moment est venu de le laisser entrer en scène et, de redire, avec ses interlocuteurs du XVIIe siècle :- Dieu vous gard, Monsieur Guerineau : N'avez-vous rien ici de beau ? Avez-vous des pièces nouvelles ?- Oüy, Messieurs, i'en ay des plus belles, I'ay de beau crayons à la main, Qui sont faits sur du parchemin, I'ay de bellissimes estampes Que i'ay eu d'un Peintre d'Estempes : Si vous en voulez achetter, Vous les pourrez tous feüilleter ; Ils sont auprès Saint Oportune A l'enseigne de la Fortune te reviendray dans un moment.

    On peut profiter de cette absence momentanée pour poser une question : En effet, les deux clients éventuels rencontrent Guerineau près du Charnier des Innocents dans la rue. Et le compère s'éclipse pour aller chercher, selon eux, chez lui ses « grimaux ». ses « tailles douces enfumées », ses « méchants petits charbonis » et « ses vieux morceaux de griffonis ». Ceci ne manque pas de surprendre un peu et de laisser soupçonner que Guérineau, tout en tenant boutique, pouvait bien être également colporteur ; l'indication fort curieuse et peu commune à Paris est confirmée par la crainte de la pluie que le bonhomme finira par manifester. Mais...- ... le voicy qui revient, Il va nous montrer ce qu'il tient ; Nous verrons des badineries Et de plaisantes droleries, Ça, Monsieur Guerineau, voyons, Montrez-nous un peu ces crayons, Sans doutte, ils sont de conséquence ?- Oüy, Messieurs, ils sont d'importance, Ie m'en vais vous les montrer tous, Vous verrez qu'ils sont touchez doux, I'en ay de beaux, de Caravage, Du Titien et du Carage ; I'ay des pièces de Tintoret Du Parmaisan, dalbert Duret ? I'ay la Danaë de Farnaise, Deux grands desseins de Veronnesse, Larchitecture d'Ondius, Les nuditez de Goltius, Quatre crayons faits par Belange, Et trois autres par Michel Ange, Un beau dessein de Raphaël, Iamais homme n'en vit un tel. C'est une pièce à la Sanguine; I'ay de plus une Proserpine, Faite par un certain Flamand (3) Qui tient quelque chose de grand ; I'ay les esquisses de la Belle, Les paysages de Perrelle, I'ay du Guide quatre desseins, D'un grand Tableau de la Toussains ; I'ay deux testes de Veronique Qui sont faites d'après l' Antique (sic) ; Trois figures à demy-corps Faites par un certain du Corps, C'estoit un brodeur d'importance, Après i'ay des pintres de France, Tout ce qu'ils ont fait de nouveau, Mais c'est quelque chose de beau, Ce sont des desseins à la plume, En grand et en petit volume. I'en ay de Vouet, de Poussin, De Stella, la Rire, Baugin, De Perrier, du Brun, de Fouquières ; De celuy-cy ie n'en ai guère, I'ay bien encore du Sueur Le grifonnement d'un Sauveur: Enfin, i'ay quantité de pièces, I'ay tous les Dieux et les Déesses, Faicts par un certain Pinal Qui peint au Palais Cardinal.

    Il est temps de laisser reposer Monsieur Guerineau, afin de lui permettre de reprendre haleine et de profiter de son silence momentané pour formuler quelques observations.

    Notre marchand de « stampes » est également un marchand de dessins. Ce marchand de dessins, qui est loin de compter parmi les plus grands, a la possibilité de proposer à ses clients en quelques instants, un choix qui laisse rêveur. Dessins des Ecoles du Nord et du Midi, dessins des principaux maîtres français apparus depuis le début du siècle. Car ils sont tous là, les représentants du maniérisme et les peintres qui subirent l'empire du baroque et les premiers classiques. Ce choix, cet éclectisme peuvent surprendre à un moment - nous sommes, ne l'oublions pas, vers 1650, où les collectionneurs de dessins sont présumés avoir été peu nombreux. Certes, un abbé Desnoux de la Noue, mort avant 1657, un comte Hippolyte de Béthune, un abbé de Marolles, dont la première collection d'estampes vendue au roi en 1667 était mêlée de beaucoup de dessins, un Jaback, avaient dû déjà plus ou moins commencer leur « ramas ». Mais pouvait-on imaginer que ces précurseurs comptaient tellement d'imitateurs. Leur existence est prouvée sans aucune contestation par le discours de Guerineau et par le choix qu'il lui était possible de proposer à ses futurs clients. Qu'étaient ceux-ci? Recherchaient-ils les dessins pour le plaisir esthétique qu'ils pouvaient leur procurer? les recherchaient-ils plutôt pour leur valeur documentaire et iconographique? Le fait, au fond, importe peu et l'essentiel est qu'ils les recherchaient. S'il en eut été autrement, le matois Guerineau se fût bien gardé de mettre ses trésors en valeur de façon si alléchante et... ; mais le voilà qui repart :- I'ay cinq ou six crayons de Lasne, Entrs autre, une pièce profane, I'en ay trois autres de Meslan, Sur tout vous verrez un Milan Qui porte en l'air une figure, La plus belle de la Nature. I'en ay bien aussi de Daret, D'autres de la main de Huret. I'ay sa grande Thèse du Carme, Ou Mars paroist comme un gendarme, Elle est du Père Suarez. En suite vous verrez après Quatre ou cinq pièces merueilleuses, Très-rares et très-curieuses, On n'a rien veu de plus mignon, C'est de Bosse ou de Colignon. I'ay quelque chose d'admirable, Iamais on n'a rien vu semblable ; Vn crayon qui n'a point de pair, Dessigné par Monsieur Leinclair, Dont Silvestre a fait une planche, Mais je ne l'auroy que Dimanche, C'est un profil de Paris Mais il n'est pas de petit prix :

    Il s'agit, semble-t-il, comme l'a indiqué Faucheux, qui a catalogué l'oeuvre d'Israël Silvestre, de la Perspective de la Ville de Paris, Veüe du Pont-Neuf ; elle date précisément de 1650. A nouveau, on constate que Guerineau ne propose pas la gravure, mais son « crayon ». Il en est de même pour la plupart des travaux mentionnés dus aux « plus excellents » graveurs, les Michel Lasne, les Claude Mellan, les Pierre Daret, les Grégoire Huret, les Abraham Bosse, les François Collignon.... Enfin i'ay quantité de choses, I'ay toutes les Métamorphoses ; Si vous voulez, nous verrons tout. Mais vous estes là tout debout, I'ay grand peur qu'il ne vous ennuye ; Et puis voicy venir la pluye, Peut-êstre vouz vous mouilleriez, Puis après vous vous facheriez : Vaut mieux remettre la partie. A demain donc ie vous prie.- C'est bien dit, vous avez raison, I'iray dedans votre maison; Adieu donc jusqu'à la reueuë.- Ce drole icy nous prend pour grüe,- C'est un meschant double camard, Un illustrissime bauard : As-tu remarqué sa manie, Et la plaisante litanie Qu'il a faite de tous ces gens ?

    Par surcroît, il est ainsi aisé de constater, non sans une certaine surprise, qu'un « fameux marchand d'estampes », graveur ou éditeur connu qui exerçait son métier aux alentours de 1650, était encore plus complètement un marchand de dessins. On devra tenir compte à l'avenir de cette double qualité ; elle paraît répondre à la principale interrogation posée au cours de cette courte étude, et expliquer en même temps un point négligé de l'histoire de la gravure au XVIIe siècle, la rapide évolution du goût manifestée par Démocède et son entourage.

    1. On y trouve également les Tracas de Paris, par François Colletet, qui selon Brunet, aurait seul été réimprimé à Troyes, vers 1714, chez la Vve Oudot. De son côté le catalogue des imprimés de la Bibliothèque nationale donne la date de 1705. Brunet mentionne des éditions de la facétie de Berthaud que ne possède pas le Département des Imprimés ; il signale qu'il pourrait exister une édition antérieure à l'édition de 1652. Le privilège est d'ailleurs, du 5 août 1650.Le texte de Berthaud relatif à Guerineau a été mentionné en 1849 par A. Bonnardot dans son Histoire artistique et archéologique de la gravure en France et ne paraît guère avoir attiré l'attention depuis cette date. Les différentes éditions examinées présentent des divergences d'orthographe et de ponctuation. retour au texte

    2. La rue Troussevache constitue de nos jours une partie de la rue de La Reynie. retour au texte

    3. Sans doute Rubens. retour au texte