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L'aspect social des bibliothèques municipales et le rôle du bibliothécaire

1959

    L'aspect social des bibliothèques municipales et le rôle du bibliothécaire

    Par Yvette Enjolras

    (1) Parler de l'aspect social des Bibliothèques Municipales, c'est parler des rapports d'une ville et de son bibliothécaire. Par «ville», j'entends les responsables municipaux et préfectoraux, les lecteurs, tous les milieux sociaux, les personnalités locales, et s'il y a aménagement ou construction de locaux, les architectes, les entrepreneurs, les services techniques, les ouvriers. De la qualité de ces rapports dépend la réalisation ou non de cette fonction sociale

    C'est aussi faire nôtre cette prière de Socrate : « Cher Pan, donnez-nous la beauté intérieure, et que l'extérieur soit en harmonie avec l'intérieur ».

    La valeur intellectuelle du bibliothécaire ne se conçoit pas sans valeur humaine. Son rôle social en dépend et ce voeu de Socrate devrait être le nôtre.

    Ce portrait du bibliothécaire que je vais esquisser est le fruit de ma propre vie depuis plus de six ans. Il est donc limité. Cependant, tout bibliothécaire municipal doit plus ou moins s'y retrouver.

    A - Le Bibliothécaire animateur.

    I - La Bibliothèque carrefour de la cité.

    Le carrefour d'une ville devrait être sa bibliothèque, plaque tournante au coeur de la cité, havre ouvert à tous les milieux, tous les âges, tous les métiers, pour le travail et le loisir. Chacun doit s'y trouver à l'aise, découvrir ce qui lui est propre, ce qu'il attend.

    Comment harmoniser ce carrefour, lui donner un visage, proscrire l'anonymat ?...

    « Donnez-moi la beauté intérieure, et que l'extérieur soit en harmonie avec l'intérieur... »

    Hôtesse du livre, maîtresse ou maître de maison, le bibliothécaire doit rendre sa bibliothèque harmonieuse, accueillante, gaie, suivant son doigté et sa personnalité, malgré un personnel en général trop réduit, des locaux, trop exigus, des crédits trop mesurés.

    Pratiquement, il est difficile de modeler une personnalité vivante à la Bibliothèque. Il faut souvent rompre avec les habitudes sans heurter, perfectionner sans détruire.

    Et pourtant !... Il faut absolument percevoir dans la population cet écho unanime : Venir à la Bibliothèque est pour chacun une joie, une précieuse détente souhaitée le plus possible.

    II - Le Bibliothécaire animateur.

    Pour créer ce rayonnement impalpable et indéfinissable essentiel, il faut d'abord aimer notre métier. C'est en aimant notre bibliothèque, notre ville, nos lecteurs que peu à peu ce rayonnement sera vivant comme l'est une présence chère, aimée par tous, petits et grands, aussi vitale et quotidienne que le pain et l'eau, une présence qui élève, enrichit, pacifie, aide à lever les yeux au-dessus des petits problèmes rétrécissants et étouffants.

    Nous recevons ce pouvoir de présence de la ville qui nous est confiée, de nos lecteurs si variés. Nous leur devons une expérience humaine irremplaçable.

    Pour créer ce rayonnement social, il me semble qu'il faut «se mettre à l'écoute», palper la ville en apprenant à la connaître et à déceler son visage. Ce qui suppose, au début surtout, une multitude de contacts où l'on se fait aussi connaître. Rester dans notre Bibliothèque ?... non, il faut en sortir et le difficile est plutôt de savoir refuser en évitant la dispersion.

    Cl. Roy écrit : « Les bons écrivains ont ceci de supérieur aux mauvais écrivains : qu'ils ont de la marge ». A cause de cette plongée humaine où nous entraînent nos fonctions, je crois qu'il faut aussi apprendre à avoir de la marge tout en restant très proche de tous.

    Il faut aussi essentiellement savoir se taire, se tenir au-dessus des cloisons sociales ou individuelles quelles qu'elles soient ; car la Bibliothèque doit être le lieu de la pénétration constante des diverses générations sans cloisons étanches.

    Donc : être tout à tous, ne se laisser accaparer par aucun milieu, par aucun groupe politique ou confessionnel (ce qui n'est pas toujours aisé), être de tous, mais garder cette marge qui permet d'être à tous sans hypocrisie, être vrai avec chacun, accueillir le faible d'esprit, l'alcoolique ou la prostituée, comme on accueille le préfet ou le maire, le prêtre, le pasteur et le rabbin, le bourgeois et le communiste, le petit enfant et le vieux savant... voilà, me semble-t-il, ce qui conditionne le plus profondément notre rôle social.

    Pratiquement, le bibliothécaire municipal doit savoir recevoir, mettre à l'aise, participer aux manifestations officielles et privées ou les organiser, savoir parler en public à l'improviste ou non. Il nous est souvent demandé de parler de la lecture, des derniers ouvrages parus à des groupes divers : parents, étudiants, aides familiales, jeunes ouvriers, sociétés savantes.

    Il faut enfin savoir dire non, être tenace et diplomate, savoir courir des risques seul, assumer seul ses responsabilités techniques, culturelles et sociales en face des services administratifs locaux qui ne nous comprennent pas toujours,... savoir leur dire avec le sourire quand on n'obtient pas satisfaction, à la manière de Cendrars : « Aujourd'hui, je suis peut-être le plus heureux du monde ; je possède tout ce que je ne désire pas »... « l'humour est le sourire de la révolte, parfois aussi la politesse du désespoir»... mais ce dernier n'a pas voie de passage... Sauf malheureusement parfois dans le coeur et la vie de nos lecteurs qui nous le confient et c'est l'aspect profondément grave, bouleversant et exigeant de notre métier tellement aux prises avec la pâte humaine, son tragique et ses difficultés, et aussi ses travers et ses ridicules, ses grandeurs et ses richesses...

    Voilà très simplement la vie du bibliothécaire municipal. Il me semble, après six ans d'expérience (c'est à la fois peu et beaucoup) que si nous essayons de répondre à toutes ces exigences, nous arrivons très vite à créer à la Bibliothèque et dans la ville, par nos contacts directs et personnels, à travers nos obligations officielles, mondaines, culturelles, ce rayonnement social dont je parlais et qui est si proche de ce mot de Platon que je citais au début : « l'harmonie de l'intérieur et de l'extérieur », à travers notre vie, nos livres, la ville. Si, par le moyen de notre métier, nous sommes un peu semeurs de beauté, d'harmonie, de paix, de silence, de culture, je crois que nous aurons contribué à l'épanouissement social, humain, culturel de notre ville.

    B - Aspect pratique

    Rapidement maintenant, je dirai quelques mots des réalisations pratiques, je serai brève, car chacun les connaît. Il m'a paru plus intéressant de parler des conditions profondes qui les animent et les rendent fécondes. Personnel : souriant et dévoué.- Local : accueillant.- Livres : bon choix.- Expositions : à la Bibliothèque municipale de Chateauroux, expositions mensuelles, avec objets et livres : « Poupées et livres d'enfants à travers le monde» (gros succès pour Noël) « La parure dans le monde», « Paris d'hier et d'aujourd'hui», « Imagerie et vieilles affiches»... etc.- Conférences organisées à la Bibliothèque.- Participation de la Bibliothèque aux activités existantes (J.M.F. - Ciné-Club - Théâtre - Conférence Beaux-Arts...).- Soirées poétiques organisées à la Bibliothèque (Troupe de Paris).- Réunions de la Société savante locale à la Bibliothèque.- Auditions de disques tous les quinze jours (disques et tourne-disques prêtés) avec la collaboration des J.M.F. et des autorités locales.- Visites commentées de la Bibliothèque, entre autres, je cite le cas précis des visites du Centre d'apprentissage de garçons - expérience commencée en 1956 (avec arrêt en 1958 pour déménagement) - 8 visites : 200 garçons (menuisiers, chaudronniers, maçons, tourneurs, etc.) - 90 inscriptions, 170 volumes prêtés, dont 49 romans. Tous ces jeunes reviennent à la Bibliothèque. Ils ont appris à se servir d'un fichier. Ils affirment un goût très vif pour les documentaires (Dewey) et ont soif de s'instruire en lisant. Témoignage plein d'espoir sur une certaine jeunesse. Mais s'il n'y avait pas eu entente entre le bibliothécaire et leurs professeurs qui les ont amenés... ces quatre vingt dix jeunes ne seraient probablement jamais venus.

    C - Problèmes - Suggestions

    Les problèmes sont pratiquement résolus par : des crédits, du personnel, des locaux, un bibliothécaire qui aime son métier et essaie de répondre à ses exigences. Mais il reste un grand problème non résolu dans la majorité des villes : le développement de la lecture dans les classes laborieuses. Exemple de Chateauroux : environ 40.000 habitants - environ 2.500 lecteurs, lecture publique - 1.800 lecteurs, section Etude - prêt de livres : près de 50.000 par an.- Mais qu'est-ce que 2.500 lecteurs travailleurs et jeunes sur 40.000 habitants ?... S'il y a 6 ans, ils étaient 500, il n'en reste pas moins que 35.000 ne viennent pas !

    Pourquoi ? La ville a une très grande superficie. La seule solution : un bibliobus urbain, qui aille dans les quartiers, aux heures de sortie du travail - et aux heures de marché.

    Il faut aussi que le bibliothécaire participe aux activités du mouvement « Culture populaire », s'il y en a un dans la ville, animé par Paris.

    Il faudrait également coordonner et regrouper les efforts trop juxtaposés de tous ceux qui ont mission sociale et culturelle dans la ville en accord avec les chefs d'établissements d'enseignement et examiner ensemble ce qui existe, ce qu'il reste à faire pour développer la culture et la lecture dans toutes les classes de la société et chez les jeunes de tous les milieux. J'ai fait le nécessaire pour que cette coordination se fasse à Chateauroux... mais c'est oeuvre difficile et longue... J'espère qu'elle aboutira un jour quel que soit son réalisateur.

    Suggestions et voeux

    - Expositions itinérantes à développer (très important) ; plus de liens entre les bibliothécaires d'une même région ; prêts interbibliothèques développés et étendus (films, disques, revues) ; établissement de listes bibliographiques communes ; coordination entre les Bibliothèques d'étude pour multigraphier les fiches de dépouillement d'articles de périodiques.

    (1). Ce texte et les quatre suivants sont ceux de communications présentées à la réunion de l'A.B.F. à Orléans le 14 juin 1959. retour au texte