Le samedi 2 mai, on s'étonnait au Service du Catalogue, puis on s'inquiétait de l'absence de Mlle Turjman, si ponctuelle toujours qu'un simple retard évoquait aussitôt un accident. Le lundi 4, on apprenait avec stupeur que Denise Turjman n'était plus... La nouvelle bouleversante courait de proche en proche, nous laissant tous attérés et silencieux. Il semblait inimaginable qu'eût disparu à tout jamais cette jeune collègue si vivante, si active, que sa silhouette rapide et menue ne dût jamais plus glisser dans les couloirs, que sa voix aux inflexions si nettes fût éteinte pour toujours, que le regard intelligent de ses grands yeux bruns ne dût jamais plus rencontrer le nôtre.
Bibliothécaire impeccable, servie par un clair bon sens et une infaillible mémoire, Mlle Turjman était si parfaitement adaptée aux fonctions qu'elle remplissait qu'on ne concevait plus sans elle un service dont elle dominait les difficultés et les subtilités, résolvant tout problème sans qu'aucun semblât jamais l'embarrasser. Ses chefs toutefois, s'étonnaient et lui tenaient un peu rigueur de son obstination à refuser tout accroissement de ses attributions et de ses responsabilités - Modestie ? Timidité ? Insister eût été vain : on le comprenait mais on regrettait qu'une telle collaboratrice ne fût appelée à donner toute sa mesure.
Qui, à la Bibliothèque nationale, ne garde le souvenir de cette jeune femme si attentive à sa tâche, gracieuse, obligeante, toujours prête à fournir sans phrases superflues, le renseignement ou l'explication demandé ?
Et pourtant, ne conserver de Denise Turjman que cette image serait trahir sa mémoire : car, elle était bien tout cela, mais une apparence discrète presque effacée cachait la plus forte, la plus riche des personnalités. Sa réserve habituelle cédait dans l'amitié, et ceux qui l'ont intimement connue, ceux à qui elle avait donné sa confiance et qui l'ont aimée - happy fews - ceux-là savaient quelle âme ardente était la sienne, quelles aspirations la portaient, quel désir passionné d'absolu l'habitait.
Elle vivait intensément : à côté d'un métier qu'elle aimait, toutes les jouissances intellectuelles l'attiraient. Grande liseuse, elle usait abondamment du « prêt». La page du registre qui lui était réservée, tragiquement interrompue, témoigne à la fois de la diversité de ses goûts et d'une véritable soif d'enrichissement intellectuel. - N'avait-elle pas entrepris, tardivement et pour sa seule satisfaction, l'étude du grec moderne ? -
L'art, sous toutes ses formes, sollicitait sa curiosité. Elle fréquentait assidûment les musées, les expositions, les concerts, le théâtre. Ouverte à tout ce qui exprimait de la beauté, elle cherchait à comprendre aussi et à expliquer ce qui, peut-être touchait moins sa sensibilité. Elle était soucieuse également du cadre de sa vie intime et sut se créer un foyer harmonieux où tout, dans l'ordre et dans le goût était à l'image de sa personne.
Passionnée de grands voyages, elle entreprenait chaque été, après une préparation minutieuse, la visite d'un pays étranger, moins soucieuse de pittoresque que de contacts personnels, d'une sorte de communion avec d'autres êtres dont elle voulait pénétrer l'esprit. C'est ainsi qu'elle se rendit en Italie, en Grèce, en Egypte, deux fois en U.ll.S.S.
Tant d'occasions multipliaient pour Denise Turjman les sujets de réflexion et nourrissaient une pensée profondément philosophique, toujours en alerte.
Hélas ! la quête incessante de plénitude spirituelle, de beauté intellectuelle et morale qu'elle menait secrètement ne satisfaisait pas une nature inquiète et difficile. Peu à peu, devant la faillite d'un idéal inaccessible, elle sombrait dans un pessimisme que ses amis devinaient et s'efforçaient de combattre - Trop souvent seule avec elle-même, elle se désespérait d'une réalité si loin de ses rêves - Inconsciente de sa propre valeur, d'une modestie presque morbide, elle se déniait les dons les plus évidents dont la nature l'avait comblée et jusqu'à la possibilité de plaire, d'être utile à ses proches, de leur apporter quelque chose de précieux.
Lasse de chercher en vain, désespérant de trouver un sens à la vie, Denise Turjman refusa la vie.