Les bibliothécaires étrangers qui traversèrent Madrid au cours du printemps dernier, ont eu la chance exceptionnelle de parcourir l'exposition organisée à la Bibliothèque nationale, par les soins de la Direction des Archives et des Bibliothèques, pour le premier centenaire de la création du « Cuerpo facultative de archiveros, bibliotecarios y arqueólogos ». Telle est en effet, l'appellation de l'organisme qui rassemble, avec nos collègues des bibliothèques espagnoles, les archivistes et les conservateurs de collections archéologiques. C'est par un décret d'Isabelle II, en date du 17 juillet 1858, qu'a été constitué le « Cuerpo » commun aux trois sections et groupant l'ensemble du personnel scientifique (1) . Un corps «technique» s'y est ajouté plus récemment. Nous n'avons pas à faire ici l'historique de l'institution (2) et nous nous bornerons à rappeler que l'une de ses trois sections, celle des archivistes, peut remonter jusqu'à l'époque de Charles-Quint, lorsque le souverain décida d'installer les Archives générales du royaume au château de Simancas.
Pour célébrer l'anniversaire de la reconnaissance officielle de leur profession, les membres du Corps scientifique avaient décidé de présenter à Madrid une sélection des pièces les plus précieuses des collections dont ils ont la garde. Un magnifique catalogue (3) , abondamment illustré, prolongera le souvenir de cette exposition vraiment mémorable d'un «trésor» dont le prix est incalculable. Venues de toutes les bibliothèques publiques (sans aucun appel aux collections des églises, des chapitres ou des particuliers), des Archives de Simancas et de l'Archivo histórico nacional de Madrid, des archives locales, du Musée archéologique national et des musées provinciaux, tels que ceux de Burgos, Palencia, Murcie, Grenade, Barcelone, etc., les six cents pièces disposées dans cinq salles du rez-de-chaussée de la Bibliothèque, préalablement aménagées en vue de l'exposition, témoignent de la richesse et aussi de l'extrême dispersion des fonds (4) et des collections appartenant au patrimoine des archives et des bibliothèques de l'Etat.
Après une première salle réservée à l'archéologie, où quelques objets bien choisis (céramique, bijoux, statuettes, etc.) rappelaient les diverses civilisations ayant laissé des traces dans la péninsule jusqu'à l'époque wisi-gothique, le visiteur abordait la première partie de la section médiévale : à côté d'admirables manuscrits, on y avait réuni des pièces caractéristiques, comme le plus ancien diplôme conservé dans les archives de l'Etat (milieu du IXe siècle), des documents concernant les monastères de Sahagûn et de San Cugat del Vallés, l'acte de donation (1235) - par l'archevêque de Tolède. D. Rodrigo Jimenez de Rada - de sa bibliothèque, au profit du monastère cistercien de Santa Maria de Huerta, la bulle de Martin IV (1282) ordonnant à Pierre III d'Aragon, sous les peines les plus sévères, d'abandonner la Sicile, etc. Au centre de la salle, dans des vitrines discrètement éclairées, se détachaient des joyaux de l'art médiéval, comme le diptyque d'ivoire provenant de Santo Domingo de Silos et la croix mozarabe venue de Santiago de Penalba et qui est conservée au Musée archéologique de Leôn, dans le cadre précieux de San Marcos.
Avec la fin du XVe et le début du XVIe siècles, les documents paraissaient encore plus chargés d'histoire, chacun d'entre eux rappelant des événements dont la portée a dépassé souvent les limites de l'Espagne : « Capitulations » pour le mariage de Ferdinand d'Aragon et d'Isabelle de Castille, traité pour la capitulation de Grenade, bulle d'Alexandre VI concédant aux souverains le titre de « rois catholiques », pièces relatives au premier voyage de Colomb et aux origines de l'Amérique espagnole, tandis que les vitrines de manuscrits et d'incunables livraient quelques-uns des trésors des bibliothèques d'Espagne, permettant de suivre l'évolution de leur technique et de leur illustration. La cinquième et dernière salle, encore plus chargée de livres et de collections diverses, était partagée en son milieu par un calvaire de bois doré, de provenance tolédane. Elle embrassait les quatre derniers siècles de l'histoire de l'Espagne et de son empire colonial, ne le cédant pas en intérêt aux précédentes. Du testament de Charles-Quint à la lettre autographe de Saint Pie V félicitant Philippe II après la victoire de Lépante, des « capitulations » pour le mariage de Louis XIII avec l'infante Anne d'Autriche aux « pactes de famille » conclus entre les souverains espagnols du XVIIIe siècle et Louis XV, chaque document offrait une grande valeur historique. Tous les personnages célèbres du Siècle d'Or étaient là, représentés par des manuscrits ou des lettres autographes, des éditions originales : Sainte Thérèse, Le Greco, Cervantes, Lope de Vega, Quevedo, etc. Avec le premier numéro de la Gacetade Madrid (1661), on voyait naître la presse périodique.
S'arrêtant pratiquement à la fin du XVIIIe siècle, l'exposition n'accordait qu'une place limitée à la période postérieure. Pourtant une série de pièçes retraçaient les événements du « Dos de Mayo », tandis que la Pragmatique Sanction de Ferdinand VII (1830) rappelait aux moins avertis la querelle dynastique qui devait en découler et dégénérer en luttes civiles. Enfin, quelques feuillets jaunis (une copie de licence) et l'édition originale de l'Historia de los heterodoxos españoles évoquaient à juste titre la figure du grand bibliothécaire et bibliographe, Menéndez Pelayo qui, au début de ce siècle, fut placé à la tête de la Bibliothèque nationale de Madrid.
On ne peut énumérer toutes les richesses entrevues au cours d'une visite rapide, offertes à notre curiosité par les soins du comité d'organisation, et particulièrement par le directeur de la Bibliothèque nationale, D. Cesâreo Goicoechea Romano. Aux manuscrits, aux incunables, aux livres rares, s'ajoutaient encore reliures, gravures, dessins, musique (deux manuscrits d'Albéniz, un de Bizet, un de Saint-Saëns), enfin des suites de tapisseries venant du Musée archéologique national.
Dans le grand vestibule du palais de la Bibliothèque, la « Junta » avait exposé aussi les nombreuses publications faites depuis près d'un siècle : inventaires d'archives, catalogues de musées, de bibliothèques, d'expositions, ouvrages de bibliothéconomie, etc. (5) , traduisant une volonté de plus en plus marquée de rendre plus aisée l'utilisation des collections. Un vent de renouveau souffle sur tous ces édifices, installés parfois dans des locaux que rien ne destinait à devenir des bibliothèques ou des musées modernes. Un grand effort d'organisation, de rénovation, est en cours et porte déjà des fruits. C'est ainsi qu'il a abouti à l'organisation des « Casas de la cultura » qui regroupent dans un bâtiment unique toutes les institutions scientifiques d'une « capitale » de province : archives, bibliothèque, musée archéologique, sociétés savantes, en même temps qu'elles s'ouvrent largement à toutes les activités d'un centre culturel moderne : conférences, expositions, concerts, etc. Fraîche, claire, agréable, aménagée non sans luxe, la « Casa de la cultura » de Murcie, où nous avons pu examiner dans l'un des salons une exposition temporaire sur les périodiques de la province et les publications de l'Université, nous apparaît comme le modèle d'une institution destinée certainement à un grand avenir. Ainsi, des salles de la bibliothèque madrilène, où l'on pouvait contempler les souvenirs d'un passé prestigieux, à la modeste mais élégante présentation de la presse d'une province andalouse, s'affirmait un même souci de culture et d'information, souci qui semble la préoccupation majeure des bibliothécaires et des archivistes d'Espagne unissant leurs efforts à la poursuite des mêmes tâches.