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La profession de bibliothécaire est-elle menacée de disparaître ?

1960

    La profession de bibliothécaire est-elle menacée de disparaître ?

    Par Jacques Lethève

    J'ai été forcé de constater que les seuls êtres qui disposent d'un ordre intellectuel réellement dignes de confiance, sont les bibliothécaires.Robert, Musil, L'Homme sans qualités (1)

    UN hebdomadaire considéré comme sérieux risquait, il y a quelques mois, au cours d'un reportage sur les ordinateurs à « mémoire » électrique, l'affirmation suivante : « L'électronique, science-miracle, prévoit l'instant où la Bibliothèque nationale tiendra sur 6 centimètres carrés» (2) . Si les collections d'un tel organisme sont destinées à tenir un jour prochain dans une boîte, que penser de l'espace nécessaire alors à une bibliothèque de quartier ? Et quel pourrait être dans de telles conditions le rôle du bibliothécaire ?

    Dans les informations de ce genre à l'usage du grand public, on ne peut nier la recherche du sensationnel ; elles doivent pourtant nous faire réfléchir. Ne constituent-elles pas, sous une forme brutale et un peu excessive, d'utiles rappels à certains dangers qui menacent les bibliothèques ou plus exactement à une évolution qui les touchera tôt ou tard ? Heureux qui peut croire encore que bien protégées d'un monde incohérent par des murailles de papier comme par leurs traditions vénérables, elles constituent un refuge qui échappe aux transformations contemporaines.

    La masse grandissante de la production imprimée, l'élargissement du domaine où se publient des textes utiles au chercheur, venant du monde slave ou de l'Asie, comme demain de l'Afrique, les techniques nouvelles de reproduction entraînant des exigences nouvelles de la part des usagers, ne sont-ce pas, avant d'en arriver aux miracles de l'électronique, d'autres signes indéniables de changements profonds ? L'homme de science qui a besoin d'être renseigné très vite et très facilement sur les découvertes quotidiennes effectuées dans la spécialité étroite qui est la sienne, vient s'informer à la bibliothèque. Mais celle-ci est-elle toujours en mesure de répondre à ses besoins ?

    C'est l'éminent directeur du British Muséum qui l'écrit : « La conception des services que doivent rendre les bibliothèques a évolué à tel point depuis vingt-cinq ans, et notamment depuis le début de la seconde guerre mondiale, que les grandes bibliothèques nationales ont aujourd'hui l'impérieux devoir d'examiner à nouveau la situation qu'elles occupent dans la collectivité el de déterminer dans quelle mesure elles sont à même de satisfaire les besoins existants» (3) .

    Ainsi placé entre cette évolution des besoins et la menace de voir réduire un jour la production imprimée à quelques rouleaux de pellicule ou à un ensemble de fiches perforées, le bibliothécaire peut se demander - et sans aucun doute doit se demander - si la place qu'il occupe et les fonctions qu'il exerce ne sont pas menacées. Allons-nous revenir à cette époque où le machinisme était accusé de briser le travail des hommes ? Si l'emploi de certaines techniques paraît encore chimérique, les conditions peuvent changer demain. Ne soyons pas comme ceux de nos prédécesseurs qui jugeaient, il n'y a pas si longtemps, la machine à écrire pour la multiplication des fiches, impossible, à introduire dans les bibliothèques, et d'ailleurs inutile. Pourtant, à la limite, ne serait-ce pas le rôle du bibliothécaire, tel qu'il est conçu aujourd'hui, qui se révélerait inutile ?

    La menace est d'autant plus redoutable que la profession de biblio-, thécaire pourrait bien disparaître de la liste des professions connues sans émouvoir l'opinion. Qu'est-ce en effet qu'un bibliothécaire pour le grand public ? Pour les uns, un érudit un peu maniaque qui se livre à des besognes mal définies dans le silence du cabinet ; pour les autres, un commis aux écritures, un simple teneur de registres dont les qualités d'ordre et de précision ne s'élèvent guère au-dessus de celles qu'on réclame dans les casernes pour les préposés au matériel.

    Trop longtemps la charge de bibliothécaire n'a constitué qu'une agréable sinécure attribuée comme une faveur. Que des hommes éminents aient occupé de telles places, n'a pu qu'aggraver le malentendu. Lorsque Musset fut destitué par le Gouvernement de 1848 de son poste de bibliothécaire au Ministère de l'Intérieur, où il ne se rendait jamais, Alexandre Dumas évoqua «un génie qui n'a demandé à Dieu et aux hommes que la liberté de vivre et de penser à son aise (...) Et il se trouve un ministre qui passe et qui en passant lui prend (...) la place qui lui assurait cette liberté» (4) . Qui donc a jamais vraiment blâmé Leconte de Lisle ou Anatole France d'avoir conçu comme ils l'ont fait, leur rôle à la tête des bibliothèques qui leur avaient été confiées ? Et pourtant France se fit rayer de la bibliothèque du Sénat après avoir comparu devant un Conseil de discipline (5) .

    Le terme même de «bibliothécaire» n'offre d'ailleurs aucune garantie puisqu'on l'applique officiellement aux marchands de journaux des gares de chemins de fer. Quant au titre de « conservateur », apprécié dans la profession, il est donné par ailleurs aux conservateurs des hypothèques et aux conservateurs... de cimetières ; il ne peut que renforcer dans l'esprit du public la conception du rôle purement statique de ses fonctions et rejette les bibliothèques au rang de poussiéreuses nécropoles.

    Hélas, les meilleurs usagers des bibliothèques - entendons par là ceux pour qui elles sont indispensables à leurs occupations et à leurs travaux : étudiants, professeurs, chercheurs - - imaginent rarement ce qui se passe au delà des bureaux qui leur remettent les livres. Tout se passe trop souvent comme si un vaste organisme irresponsable sécrétait spontanément ses fichiers, comme si des tapis roulants venaient déposer entre leurs mains un ouvrage choisi entre des milliers ou des millions, sans autre intervention humaine que celle qui préside au graissage de la mécanique.

    Conscients, en revanche, de l'importance de leur rôle, certains bibliothécaires en niant, l'unité de la fonction, jouent probablement contre elle. Rien sûr il existe une différence indiscutable de formation, de culture, de travaux, entre le bibliothécaire savant qui s'occupe, par exemple, de manuscrits médiévaux et celui qui organise une bibliothèque de loisirs, entre le spécialiste de langues rares et le responsable d'un bibliobus. Mais la « fonction » reste la même et elle devrait être aussi indiscutable pour les intéressés et pour le grand public que peut l'être la fonction enseignante exercée à des niveaux différents - qui le conteste ? - par l'instituteur de village ou par le professeur de Faculté. Si tous le comprenaient et si l'opinion en était suffisamment avertie, on confierait uniquement les bibliothèques, petites ou grandes, à des professionnels, en comprenant que n'importe qui, quel que soit par ailleurs son degré de culture, ne peut s'en charger sans préparation.

    Menacée à longue échéance par la machine, niée par une partie de l'opinion, la profession de bibliothécaire est encore menacée de l'intérieur. Un malaise se manifeste tant en France qu'à l'étranger (6) . Il tient à des raisons matérielles que nous ne développerons pas ici : de meilleures conditions de traitements et de carrière rendraient plus faciles à supporter les difficultés d'ordre moral (7) . Mais dans ce domaine tout, se tient et une société mieux éclairée à l'égard des bibliothécaires leur assurerait des conditions de travail plus confortables. Le malaise senti par beaucoup, plus que nettement défini, vient de l'évolution du travail particulièrement perceptible dans les grandes bibliothèques. La masse croissante des documents à traiter et leur diversité, l'enchevêtrement des tâches administratives écartent de plus en plus le bibliothécaire des problèmes d'ensemble. En de vastes organismes qui sont plus proches de l'usine que de la retraite bénédictine, chacun n'est plus qu'un rouage au travail délicat mais strictement spécialisé. Il en résulte pour lui un isolement croissant. Quelle dérision d'appartenir à un établissement riche d'histoire et de tradition et de n'avoir d'autre horizon quotidien que les tiroirs d'un fichier . Combien d'entre eux, parfaitement informés sur les vicissitudes de leur bibliothèque au XVIIe ou au XIXe siècle, ne sont nullement tenus au courant des collections récemment entrées ou des projets de transformations ? Ce morcellement des tâches, cette absence de toute perspective d'ensemble pendant de longues années est, en outre, une mauvaise préparation aux fonctions d'organisation ou de direction qu'ils peuvent être amenés à exercer en fin de carrière. On demande aux candidats au Concours des bibliothèques d'Etat ou même au Diplôme technique de bibliothécaire de formuler des plans de réorganisation, de prévoir des réformes qui supposent une vaste conception des problèmes (8) .

    Une fois affecté à un poste ne seront-ils pas déçus d'avoir à réduire de telles perspectives à des tâches sans initiatives ? Reste la sauvegarde des travaux personnels auxquels le plus souvent ils se trouvent d'ailleurs encouragés. Pourquoi ne pas dire que cet encouragement est paradoxal ? Que les meilleurs du corps soient ceux qui publient des travaux où se manifeste leur personnalité et leur érudition, voilà qui est souvent incontestable. Est-ce dire pourtant que le travail spécifique de bibliothécaire ne permet pas de les apprécier ? N'est-ce pas en fin de compte déconsidérer la profession aux yeux même de ceux qui l'exercent, que d'accorder plus d'égards aux auteurs de communications érudites, qu'à l'organisation d'un service, au remaniement d'un catalogue, à ces tâches quotidiennes d'information, mettant en jeu non seulement la connaissance des collections mais l'érudition encyclopédique, ou même à ces travaux internes qui réclament autant d'ingéniosité et de vivacité intellectuelle, mais dont les résultats se dissolvent apparemment dans un anonymat irresponsable (9) . N'offre-t-on pas en fin de compte la tentation au bibliothécaire de limiter au minimum son activité professionnelle pour réserver le meilleur de lui-même à ces réalisations extérieures ?

    C'est une autre organisation du travail, dans la mesure où elle est possible, qui devrait offrir la possibilité d'enrichir ses connaissances professionnelles, de se tenir au courant dans les domaines indispensables non seulement à une bonne hygiène mentale, mais au perfectionnement des tâches quotidiennes (10) .

    Menaces internes, menaces externes : au total doit-on en tirer des conclusions pessimistes sur l'avenir de la profession ? Bien malin qui peut prophétiser. Au moins faut-il prendre conscience de certains problèmes et d'une évolution imposée par les faits. Qui sait si certaines de ces menaces, au lieu de se renforcer, ne pourraient pas s'annuler ? Si la mécanisation de certains travaux ne pourrait pas, tout, en apportant aux usagers la rapidité et les perfectionnements qu'ils réclament, libérer le bibliothécaire des besognes les plus ingrates ? Occupant une situation matérielle mieux assurée et par là mieux respectée dans la hiérarchie sociale, mieux connu d'un public auquel il deviendrait plus visiblement indispensable, le bibliothécaire de demain serait le plus capable d'orienter le chercheur dans la forêt des connaissances, le plus capable d'embrasser les sciences humaines à la fois dans leur développement continu et dans les perspectives de l'histoire.

    1. Der Mann ohne Eigenschaflen. - Traduction française, t. II, p. 194. retour au texte

    2. Reportage de Pierre de Latil, Figaro Littéraire, 20 juin 1959. Plus récemment le même auteur, dans le même journal (14 mai 1960) a repris la question des machines électroniques « à liaisons logiques » à propos du centre de documentation de l'Euratom qui vient de se créer à Bruxelles. retour au texte

    3. F.-C. Francis, dans Tâches et problèmes de bibliothèques nationales, UNESCO, 1960. p. 21. retour au texte

    4. A. Dumas dans France Nouvelle, 18 juin 1848 (cité par M. Clouard, Doc. inédits sur A. de Musset, 1909, p. 243 sq.) retour au texte

    5. Cf. A. Keim, Le demi-siècle, p. 244. retour au texte

    6. Nous devons tout particulièrement signaler l'article de J. Wieder, Berufssorgen des wissenschaftlichen Bibliothekars, dans Libri, 1959, vol. 9, n° 2, p. 132-168. Cet article auquel nous devons certaines réflexions exposées ici, a donné lieu sur le plan international à diverses réactions qui viennent d'être publiées dans la même revue, 1960, vol. 10, n° 1 (articles de Maurice Piquard, L. Brummel, J. Lethève, K. Richter). retour au texte

    7. Les conditions matérielles, de leur côté, sont certainement responsables de la désaffection des jeunes à l'égard du métier de bibliothécaire, de la baisse de niveau des concours d'entrée, de la régression du nombre des candidats masculins aux différents postes. Pour le concours d'accès aux bibliothèques d'Etat, en 1952 (première année du concours) il y avait 48 inscrits pour 7 postes ; en 1954, 54 inscrits, dont 12 hommes, pour 9 postes ; en 1959, pour 10 postes, il n'y eut plus que 30 candidats dont 23 femmes (cf. Bull. Bibl. Fr., avril 1960, p. 86-87). retour au texte

    8. Par exemple le sujet du concours de 1957, portant à propos de la réforme de l'enseignement, sur une réforme possible des bibliothèques. retour au texte

    9. On peut regretter qu'aux catalogues luxueusement édités auxquels nos prédécesseurs ont attaché leur nom, aient succédé des publications plus modestes quoique de valeur scientifique souvent supérieure et dont les auteurs disparaissent trop fréquemment derrière une « collectivité ». retour au texte

    10. Le problème n'est pas très différent de celui du médecin qui doit exercer une technique tout en se tenant au courant des perfectionnement de cette technique. retour au texte