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À trois siècles d'intervalle, deux moments parallèles et concordants pour l'ouverture libérale et l'extension des bibliothèques publiques

1960

    À trois siècles d'intervalle, deux moments parallèles et concordants pour l'ouverture libérale et l'extension des bibliothèques publiques

    Par Joseph Michel

    Il y a eu, au début du XVIIe siècle, une époque déjà remarquable où l'on a commencé à réaliser que les bibliothèques devaient être davantage à la disposition d'un public devenant plus nombreux. Dans cet ordre de progrès libéral, de vulgarisation, de souci d'éducation et de promotion populaire, notre XXe siècle, dès ses premières décades, a connu un mouvement analogue, tendant comme il convient à aller beaucoup plus loin.

    C'est à Gabriel Naudé qu'il faut rendre gloire de ce que, jadis, Paris a suivi sur ce terrain l'exemple des bibliothèques novatrices d'Oxford et de Milan. Pareillement, pour notre époque, il semble juste d'accorder un mérite exceptionnel à l'activité et à l'efficacité d'un « grand bibliothécaire français », Eugène Morel (1869-1934). Plus que tout autre, il a fait expressément campagne et vigoureusement bataillé pour réaliser en France la véritable bibliothèque publique : je veux dire celle qui l'est essentiellement et sans réserve. C'était encore inspiré d'ailleurs, les pays anglo-saxons bénéficiant depuis une cinquantaine d'années déjà de la free public library.

    Il s'agissait alors, notamment dans les années 1900-1914, de ne plus seulement considérer les grandes bibliothèques de conservation, qui étaient disait-on, « accaparées par un petit nombre d'érudits », mais de transformer la bibliothèque municipale de la plupart des villes de France, de promouvoir des bibliothèques nouvelles ou d'un esprit nouveau, de caractère spécifiquement démocratique, ou plutôt universel.

    L'objectif visé était en partie de rompre avec cette sorte de tradition fâcheuse constituant des bibliothèques dites « populaires », véritable ségrégation symbolisée, semble-t-il, par une reliure « sui generis », invariablement en toile noire - livrée peu sympathique et marquant comme d'une opprobre la classe apparemment jugée inférieure. Cette discrimination, à la longue, devenait insupportable, et Eugène Morel était de ceux qui l'avaient sur le coeur.

    Ses deux premiers ouvrages peuvent être considérés comme une sorte de « manifeste ». On l'y trouve solidement documenté, décidé et volontiers incisif. Les voici.

    Bibliothèques. Essai sur le développement des bibliothèques publiques dans les deux mondes. - Au Mercure de France, 1909. Deux forts volumes in-8°, qui sont une véritable somme d'informations à laquelle s'adjoint constamment une ardente plaidoirie.

    La Librairie publique. - Armand Colin, 1910.Un raccourci alerte et vif, avec en exergue au titre cette phrase primesautière : « Quel pédantinventa le mot bibliothèque, laissant le mot librairie aux Anglais ? »

    Il est bon de feuilleter encore ces livres, dynamiques au possible, quelquefois frémissants : « A bas les populaires ! » y lit-on jusque dans une tête de chapitre (I, 5) - « Notre mot de bibliothèque (qu'il n'aimait pas comme trop savant et un peu cuistre)... il pue l'allemand, s'écriait-il avec humeur... Si l'on y ajoute le mot municipal, l'épouvantail est complet... Non, il y a pire. Il y a le mot populaire... Théâtre populaire, université populaire, restaurant populaire, bibliothèque populaire ! Quand aura-t-on fini de ces allures charitables ? »

    On le voit, Morel n'était pas commode : il avait assez souvent la fougue d'un Papini et la verve d'un Léon Daudet. Quand il le fallait, il n'hésitait pas à « bousculer le pot de fleurs » comme aurait dit Gavroche. Mais sous cette truculence qui vient du tempérament, il y avait l'amour évident de sa mission, le zèle sincère, le dévouement à tous.

    C'est ainsi qu'il martelait ses formules, justes et oratoires :

    • Une bibliothèque, c'est des livres qu'on lit (Préface).
    • Une bibliothèque libre est de stricte égalité pour tous.
    • Une bibliothèque publique n'est pas une oeuvre d'art, mais un outil ! pas un palais, mais une machine !
    • Une bibliothèque publique n'est pas une cave, mais un débit.
    • Dans tous les milieux, la part qui lit c'est l'élite.

    On comprend que dans cet esprit enflammé il ait fustigé l'allure de bagnards qu'on avait donnée précédemment aux livres dits « populaires ». « Ce hideux uniforme noir qui semblait fait pour ôter à tout jamais au public le goût de garder un volume à la maison» (II, 7).

    Eugène Morel n'était pas grincheux du tout, mais « résolument optimiste » (Préface), apportant toutefois, comme disait Brunetière, un véritable « discours de combat ». Il nous intéresse, et nous sommes portés à croire qu'à trois siècles de distance il fait écho à Gabriel Naudé ! Bien entendu avec les moyens de notre temps et l'orchestration puissante que l'on sait. Statistiques, dialectique, humour, tout est mis en train pour aboutir, dans l'intérêt du public.

    Animateur inlassable, riche nature et fortement doué, Morel était écrivain, romancier, auteur dramatique, critique littéraire, et le faisceau exceptionnel de ses moyens d'action n'est sans doute pas étranger à ses succès et à ses réalisations, dont le dépôt légal devenu grâce à lui très complet (par l'éditeur et l'imprimeur, périodiques y compris). Son confrère Ernest Goyecque pouvait le déclarer aussi « grand bibliothécaire » que « grand citoyen ».

    La trilogie importante : Bibliothèques, livres et librairies, trois volumes, in-8°, parus chez Rivière (1913), sous les auspices de la jeune Association des bibliothécaires français (qui date de 1906) apporte tout un programme, et il est aisé de voir la place qu'y prend E. Morel : la première et la plus lourde.

    Si besoin est, je signale, pour finir, au moins deux articles bien pertinents à son sujet, dans la Revue du Livre (1934, n° 6). :

    • Un grand bibliothécaire français : Eugène Morel, par E. Goyecque (p. 140) ;
    • L'oeuvre d'Eugène Morel, par G. et E. de Grolier (p. 144).

    J'ai donc marqué avec une certaine insistance la place prépondérante - ou tout au moins très importante - qu'a prise l'un de nos presque contemporains dans l'évolution des bibliothèques publiques, alors qu'on en croyait peut-être définitive la notion qu'on en avait depuis si longtemps. Il est très vrai que Naudé, en France, en a ouvert la voie avec beaucoup d'intelligence et de coeur, il y a plus de trois siècles. Il n'est pas moins vrai que rien n'est jamais parfait ni définitif dans l'ordre du savoir comme dans les moyens de le dispenser et qu'il nous faut toujours poursuivre la route.

    Le terme de bibliothèque « publique » semble avoir été proclamé pour la première fois en 1575, à l'Université de Leyde, dès sa fondation et pour raison avisée de propagande. Dans les premières années du XVIIe siècle plus normalement et sous la pression des nécessités, trois bibliothèques célèbres s'affichent publiques. La Bodleienne à Oxford (1602), l'Ambrosienne à Milan (1609), l'Angélique à Rome

    A nos yeux, c'est un titre impérissable pour Naudé, après son fameux Advis pour dresser une bibliothèque (1627), où il traite généralement de la science bibliothéconomique, d'avoir tout mis en oeuvre pour que la Mazarine soit aussi publique et « ouverte à un chacun ».

    Tout en h'onorant justement Naudé, on n'entend aucunement déshonorer les bibliothèques d'auparavant. Ces bibliothèques traditionnelles - conventuelles pour la plupart - n'étaient pas ouvertes de droit à tout venant, mais elles étaient, en fait, accessibles. Il faut voir qu'alors l'on n'était pas du tout organisé ni défendu (comme les «réserves» des bibliothèques modernes).

    Des vols très graves étaient survenus à la Bibliothèque du Roi et c'est ce danger (avec le catalogue encore inachevé) qui fit remettre pendant plus d'un siècle son ouverture au public (de 1622 à 1737).

    Nos bibliothèques d'à présent sont bien réellement publiques, beaucoup cependant avec des spécialisations et une clientèle préférentielle, mais il n'est pas inutile de remarquer qu'il faut toujours compter avec les limites infrangibles de leurs possibilités d'accueil à la salle de travail, sans parler des problèmes du personnel et autres questions annexes. Nous savons bien que rien n'est extensible à volonté. Je crois bon d'y revenir à la suite d'un compte rendu pourtant très favorable (Bulletin de l'A.B.F., n° de juin 1959, pp. 126-127) où M. R. A. Weigert a pu prendre tout le contraire de ma pensée au sujet des salles qui, éventuellement, affichent « complet ».

    Comme chef de dépôt, donc bien au courant des nécessités générales et primordiales, je ne pouvais être que pour la raison et l'ordre. Mais honnêtement, en faisant ressortir l'avantage des bibliothèques publiques, je me devais de noter que ce n'était pas une promesse indéfinie, un potentiel sans limite ni une panacée par rapport à ce qui précédait.

    Pareillement il faut bien reconnaître le progrès considérable et les vues plus libérales de notre époque contemporaine qui dépassent un niveau depuis longtemps traditionnel, sans pour autant méconnaître les obligations d'autres bibliothèques qui sont dans un plan différent.

    Disposer des moyens de base, voilà le préalable. Ensuite le caractère de la bibliothèque entraîne une réglementation bien entendu divergente, mais qui doit se justifier. Il y a toujours de l'intérêt à voir ce qui se pratique ailleurs. Et même à tous les échelons d'une même bibliothèque publique il y a un coup d'oeil, une expérience qui s'acquiert pour peu qu'on s'y arrête un moment. Un bibliothécaire de salle voit les choses tout autrement qu'un bibliothécaire de bureau et les contacts autant que les visites dans différents services nous aident très certainement à nous acquitter au mieux de nos fonctions à la fois lourdes et délicates.

    Comment ne pas remarquer que le Répertoire des bibliothèques de France, en trois volumes (1950-1951), sous les auspices de l'UNESCO, est un témoin, lui aussi, d'une optique nouvelle ? Beaucoup plus considérable que les annuaires du passé il a eu en vue tous les organismes et tous les types de bibliothèques. C'est, à coup sûr, significatif et dans le sens du progrès. S'il a, pour la province, encore bien des déficiences, des erreurs (mineures) et surtout des oublis, il fait mention de bibliothèques nouvelles intéressantes en leur donnant une place égale à celle qu'il attribue à d'autres bibliothèques connues pour importantes. Ce qui abuse et fausse la perspective véritable. Mais l'intention est bonne de faire une place à tous et une seconde édition réparera ces insuffisances pour nous doter d'un instrument infiniment précieux.

    Le Répertoire de la presse et des publications périodiques françaises, réalisé en 1958 par la Bibliothèque nationale et deux autres services spécialisés montre par ailleurs, précisément, ce que l'on obtient par le contrôle et la compétence.

    Servir est le mot clef de toute bibliothèque. Servir en coopération, intérieure et extérieure pour les tâches du présent, voilà certes l'essentiel.

    Mais l'histoire des bibliothèques n'a pas qu'une portée rétrospective et il cst du plus vif intérêt de nous arracher parfois à la besogne présente pour regarder attentivement et cordialement des précurseurs qui nous ont ouvert des perspectives nouvelles et marqué de leur souvenir notre champ d'action.

    Gabriel Naudé et Eugène Morel - malgré le grand laps de temps qui les sépare - je ne crois pas les rapprocher ici arbitrairement, car ils ont été, pareillement quoique à longue distance, les ouvriers si dévoués de la communauté humaine, ayant les mêmes vues philanthropiques et généreuses comme le désir très vif que le riche capital des bibliothèques et même leurs trésors servent vraiment et soient enrichissants pour tout homme de bonne volonté !

    Tous les deux ont ainsi bien mérité de l'humanité ; et en les honorant on ne peut que s'inspirer de leur zèle et continuer leur belle tradition.